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18 décembre 2017

La victoire de l'éthique protestante, chapitre VI

La victoire de l'éthique protestante : chapitre VI in extenso et fin de la première partie. Tous les épisodes sont disponibles en cliquant sur l'onglet dans la colonne de gauche portant le titre du roman. Merci.

Chapitre VI- Les égarements du coeur. (Fin de la première partie)

"-Voudriez-vous rester dîner ce soir ? Ma cuisinière sait improviser des plats à renverser les gourmets...

Comme il l'avait souligné et deviné, mon train de vie avait des allures modestes et le sérieux de quoi il m'avait entretenu depuis bientôt deux ou trois heures me donnait l'envie d'un repli solitaire sur mes bases, c'est à dire un vilain petit hôtel du Boulevard Diderot à côté de la Place de la Nation ; mon séjour à Paris n'excéderait pas deux jours et une nuit, et je voulais profiter de ma soirée pour déambuler un peu dans la capitale, rejoindre mon hôtel et lire mes notes...Penser aussi à mon avenir avec Luc...J'avais éteint mon téléphone et m'étais promise de ne le rallumer que pour embrasser mes enfants avant leur coucher ; je sentais comme un animal qu'il me fallait éviter soigneusement le territoire de Luc puisqu'il m'en avait verrouillé l'accès depuis six mois ; ses promesses d'efforts lâchées quelques heures plus tôt en guise d'apaisement redoublaient la certitude que l'évidence ne circulait plus entre nous : le temps écoulé où je n'avais pas vu la trace d'un effort m'était une preuve plus solide que l'annonce de sa bonne résolution. Si les paroles n'ont de densité que les évidences remontées de l'expérience, je savais pour lors que l'expérience m'en renvoyait une bien affligeante. Les longues heures passées à écouter le Diplomate m'avaient salutairement détournées de mes soucis, et curieusement, au lieu de vouloir en prolonger les effets, je sentis désormais la nécessité calme et résignée de ramasser les morceaux de pensées et d'impressions entrechoquées à la clarté de ce court séjour, loin du centre nerveux de ce conflit larvé.

-  Je préférerais relire mes notes, réfléchir sans tarder à une intégration de notre conversation dans un écrit. Votre cuisinière ne manque pas de talent, mais je préfère décliner et m'atteler au travail dès ce soir, sans différer davantage. Notre entretien me donnera de la matière, croyez-m'en ; il est toujours bon que l'intuition désormais connue du plus grand nombre, à savoir cette extraordinaire homogénisation vers le modèle du monde protestant, soit validée comme si on la redécouvrait non dans sa vague évidence mais dans sa vérité qui brutalise, à la lumière de son implacable cohérence et de ses décideurs parfaitement conscients du mouvement opéré. La peur de voir la France se saisir de son tropisme révolutionnaire pour repousser ce modèle, a été brillamment surmontée par ce que vous disiez tout à l'heure : « On laisse à l'Etat le soin de se démanteler lui-même ». Tout cela est vrai depuis longtemps maintenant...Ainsi, ai-je eu la sensation de parler à une très ancienne connaissance qui devinerait mes pensées et se plairait à finir mes phrases...

- Je regrette que vous ne partagiez pas ce dîner avec moi ; néanmoins, sachez que ma porte demeure ouverte et que j'ai hâte de voir ce que vous ferez de ces conférences au sommet ainsi que de mes tentatives théoriques...

- Ah...au fait, pourquoi n'écrivez-vous pas vos mémoires finalement ? J'aimerais connaître d'autres faits de votre carrière...et de votre vie plus personnelle...

- Oh, vous savez, la plupart du temps le travail de diplomate ne comporte qu'un intérêt limité et pas très racontable...alors des mémoires pour un travail si axé sur l'administratif et les mondanités...Ce n'est pas une sinécure...vous passez votre temps à désamorcer une parole maladroite, à faire mille courbettes à un Japonais qui n'en finit pas de vous relancer sur le saké et mille conversations futiles jusqu'au moment où il vous perd dans un sujet important impliquant des accords commerciaux faramineux dont votre entente réciproque semble dépendre. Vous devez alors faire comprendre au Japonais tatillon que vous êtes dans les meilleures dispositions du monde malgré le saké qui vous engourdit la cervelle, que tout concourt à l'entente la plus parfaite et que oui, dans un avenir proche, vous céderez bien quelques milliards pour que la concorde entre peuples atteigne un point d'équilibre "zen"...J'ai défendu les intérêts de la France autant que ses dirigeants les portaient ; puis est venu le moment où mes cinquante ans ont retenti en moi comme un chant tragique...et de cela, je ne suis pas fier. Alors, commence le chapitre de ma vie personnelle, Reine, si vous avez encore quelque instant à me consacrer.

- Naturellement !

- Ne voyez-vous pas d'inconvénient à ce que ma cuisinière nous prépare un petit apéritif ?

- Ah, vous réussirez donc à me retenir !

- En général, après l'apéritif, on ne repart plus...

Je vis à nouveau ce regard plein d'intensité qui m'avait tant émue quelques heures plus tôt, quand nos deux mains s'étaient jointes. Cette fois, je sentis qu'il voulût me dire : « Ne laissez pas trop tôt un vieil homme à sa solitude ; ne courez pas trop tôt à la vôtre. » Il se leva donner des consignes à sa cuisinière qui était revenue à 18 heures pétantes, les bras chargés de courses.

- Bien...reprenons...vous verrez que ma vie personnelle éclaire à sa façon le mouvement du monde...J'avais commencé ma carrière à une époque où le rideau de fer assombrissait et excitait notre utilité. Celui-ci levé, j'ai exalté la liberté qui y était retenue et réclamai son éclosion, analysant cet événement comme la finalisation de la pacification européenne...par son extension ! Vous voyez que je ne disposais pas de recul suffisant pour comprendre que l'élargissement aux pays de l'Est était un moyen supplémentaire de renforcer l'Allemagne vers laquelle ils se tournaient naturellement, géographiquement et économiquement... L'Europe plus nombreuse, plus forte, plus unie, comprenez-moi, c'était excitant au début. Certes, nos dirigeants épongeaient un état de crise chronique comme ils pouvaient, mais nous avions un Mitterrand avec une certaine hauteur de vue ; j'entrevoyais à peine la faillite où la force de son intelligence nous conduirait inévitablement avec son sacrifice consenti à la politique de l'Allemagne en échange d'une retombée économique. Lui qui déclara qu'après son ère régneraient les gestionnaires, les marchands de tapis, en fut le pire précurseur ! D'autres projets alors nous appelaient comme de travailler avec les chancelleries est-européennes et masquaient la gabegie à venir. Ma carrière filait dans d'inédits rebondissements politiques et personnels. C'était un moment où le seul enfant issu de mon mariage avait atteint la majorité et l'âge des études. Il était assez grand pous se passer de nous, les géniteurs, et comme par prolongement, comme pour clore le chapitre d'un cycle « mari et père », je finis par me passer de ma femme, offrant à ma vie l'illusion du renouveau. J'étais alors à Budapest et les femmes libérées du joug communiste, s'avançaient vers l'Occident avec des fantasmes de profusions autant intellectuels que matériels. Nous étions les hommes du Monde Libre pour elles ; et pour nous, elles incarnaient le Nouveau, le continent dont on a fait tomber les murailles et qui se laisse fouler avec des "bienvenue" et des colliers de fleurs. Et elles d'user de tous leurs charmes pour nous piéger dans les stéréotypes exotiques au travers desquels elles flattaient nos élans érotiques...Ludmila, elle s'appelait Ludmila...elle traduisait des documents officiels entre nos deux pays...une voix d'ange, une voix de femme qui avait grandi dans le silence, la prudence et la soumission. Jamais un mot de trop. Elle venait avec son carnet et son stylo et dans chaque réunion, elle prenait des notes avec une attention sur chaque mot par souci exquis d'exactitude qui me donnait tantôt envie de la déshabiller avec le même soin, tantôt de la violer. De temps à autre, elle relevait la tête, sa chevelure blonde ramassée en chignon dégageant une nuque aussi gracieuse que celle d'un cygne et demandait doucement qu'on répétât une expression pour la clarifier jusqu'à trouver l'idiome idoine dans laquelle elle trouverait sa place :« Ne pas la trahir mais la traduire » expliqua-t-elle avec fierté, respectant ainsi la scrupuleuse méticulosité que son exigeant professeur de Français de l'université de Budapest lui avait inculquée ; « traduire, ne pas trahir », avec le r roulé des origines chantées de sa langue, la formule sonnait à mes oreilles comme la déclaration augurale du rapprochement est-ouest que j'appelais de mes vœux et du fond de mes entrailles d'homme au midi de sa vie. Son français était fluide, d'une facture classique impeccable...j'avais l'impression de le redécouvrir, de me plonger à nouveau dans son liquide amniotique. J'étais subjugué. Je me noyais dans sa voix, dans ses tranquilles postures, dans sa grâce naturelle comme dans une nouvelle matrice, celle d'un monde aux atomes inconnus et pourtant bien existants, celle d'un univers à peine éclos qui ouvrait les yeux, tendres, émerveillés, doux...mais je ne voyais pas encore la convoitise.

...Marié depuis vingt ans, au sommet d'une carrière déjà bien consommée, au cœur d'une Budapest à la beauté si mystérieuse d'une ville de l'Est et pourtant bien abîmée par l'urbanisme communiste, je voyais en Ludmila la possibilité d'un sauvetage réciproque : à moi celle d'une réussite trop générale et sans risque personnel, à elle celle d'une nouvelle vie arrachée à son miteux petit appartement du côté est du fleuve, à une mère survivant à la campagne avec patates et oignons, à un frère abruti par l'alcool et aux petits expédients pour survivre. Vous me direz que je ne prenais pas un gros risque et que je justifie mon attirance pour Ludmila de mots plus nobles que la réalité qu'ils recouvraient. Le fait qu'elle vînt de l'Est jouât un grand rôle dans mon revirement existentiel ; j'avais rencontré de belles femmes, de très attirantes, de très aguichantes...Vous savez, ce n'est pas ce qu'il manque dans le milieu de la diplomatie, et toutes usent d'artifices à vous donner le vertige. Les convivialités d'ambassade ressemblent souvent à des défilés de mode. J'avais succombé, pour être honnête, à quelques tournoiements de têtes après des soirées bien arrosées où ma femme faisait défaut...Parce qu'à la longue, ces mondanités l'ennuyaient et comme elle s'était essentiellement occupée d'élever notre fils, avait sacrifié ses propres aspirations de conservateur de musée pour me suivre aux quatre coins du monde, elle commençait à trouver que la femme qu'elle était n'avait pas toujours été entendue dans cette vie à mes côtés et ne méritait pas de passer tout son temps dans d'ineptes cocktails. Quand je suis tombé amoureux de Ludmila qui avait vingt ans de moins qu'elle, je savais infliger une blessure narcissique immense à ma femme qui avoisinait les quarante-cinq ans. Quelque chose comme une véritable félonie. Une trahison alors qu'elle avait sacrifié tant de sa vie pour moi...Oh, je vous raconte tous ces détails comme si désormais ma vie était finie, ce qu'elle est d'une certaine façon puisque je suis à la retraite, que j'ai perdu et Ludmila et ma femme. Je suis un homme veillissant et seul, croupissant dans mes souvenirs, mes objets...Je dois vous ennuyer à mélanger tous ces pans de mon histoire.

- Non, vous vous trompez : pour moi, les mots n'ont de valeur que par les détours qu'ils empruntent dans l'histoire d'un homme. Les réflexions les plus hautes peuvent provenir sans qu'on le sache, de la vue d'une nuque de femme, d'une rencontre que d'aucuns jugeront incidente, de la contemplation prolongée d'un ciel, d'un silence véritable, d'une odeur et que je sais-je encore. Dans le fond, je ne comprends que cela et ne m'intéresse qu'à la trajectoire à la fois simple et totalement énigmatique des mots aux choses, des choses aux mots. Continuez, je vous prie, si ces confessions ne vous indisposent pas...

Entre temps, la cuisinière avait déposé des petits toasts aux œufs de poisson, des parts de tarte aux oignons, des noix de cajou, des olives aux poivrons, des roulés au fromages, puis avait débouché une bouteille de vin blanc du Portugal. Un instant, je fus tentée de demander l'asile politique à cet homme qui peut-être ne me l'aurait pas refusé.

- ...Et bien, qui eût cru que je passerais des vues de Mitterrand sur le devenir de la France à mes affres personnels...Bien, alors relions-nos parties, finissons de finir puisque j'ai commencé et que vous n'y prenez point de déplaisir...Ainsi donc, vous comprenez que j'installais vite, trop vite, avec quelques scrupules toutefois rapidement évacués, Ludmila sur un trône duquel j'avais évincé ma femme, Jeanne. Ce fut une période de crise, de confusion terrible et pourtant, mon sentiment égoïste me faisait entrevoir cette injuste répudiation comme une nécessité même. Je réclamai le divorce. Jeanne qui m'avait toujours été dévouée tomba dans une dépression de laquelle je tentais de la consoler avec une séparation généreuse sur le plan matériel. Sa dépression me culpabilisait et m'irritait du fait qu'elle m'enlevait une part de jouissance à ma relation passionnée avec Ludmila. Celle-ci d'ailleurs ne se mêlait pas de grand chose et me laissait la tâche ingrate d'en finir avec mon épouse. Jeanne regagna la France et vécut des mois difficiles. Mon fils la soutint tandis que je goûtais aux joies coïncidantes de briller dans mon travail diplomatique entre l'Est et l'Ouest et de recevoir une rétribution sans nulle pareille pour l'égo d'un homme de cinquante ans : le désir d'une jeune femme qui incarnait aussi bien que mes rencontres au sommet, mes séances de négociations, la conquête de l'Est. Vous jugerez de ma goujâterie et la notifierez comme bon vous semblera. Mais vint le temps où inévitablement le diplomate devait être muté vers une autre ville ; c'est une règle de changer régulièrement de poste dans notre profession. Je réclamais une année sans solde auprès du ministère pour passer du temps à Paris, faire connaître ma ville à Ludmila, revoir mon fils pendant cette procédure de divorce, régler mes affaires et bien sûr, malgré tout, m'inquiéter discrètement de Jeanne.

Ludmila était trop contente de changer d'air, de connaître Paris qui sonnait à ses oreilles comme une ville de contes de fées. Peut-être s'imaginait-elle qu'on y roulait en carosse, que les femmes portaient des perruques et que les hommes vous faisaient des révérences pour vous saluer...En tout cas, la perspective semblait soulever en elle des rêves prodigieux ! Quand elle vit mon appartement, le train de vie dans lequel je l'embarquais pour l'émerveiller, restaurants, cafés, boutiques, elle fut évidemment subjuguée. Très vite, elle adopta l'allure, les mœurs, les tenues, les coiffures d'une femme de diplomate fréquentant les hauts cercles du pouvoir. Quelque chose que je ne vis pas au début, tout aveugle que j'étais, était cette fascination pour la richesse, le luxe, sans doute normale et naturelle pour quelqu'un qui n'avait connu dans la vie que les froides humidités des vieux appartements de Budapest, les privations, l'absence de liberté. Mais après trois années de dépense, d'éreintement sensuel qu'elle m'offrait de plus en plus comme une gratification aux cadeaux dont je la couvrais, je compris que le rêve de Ludmila était moins l'homme que je représentais que la volonté de rattraper des plaisirs absents de sa jeunesse. Quand je lui suggérais qu'une femme si belle et si jeune pourrait enfanter, -et oui, plus vieux qu'elle d'une bonne vingtaine d'années, je n'excluais pas la possibilité d'une nouvelle paternité dans ma vanité d'homme regonflée par la jeunesse de ma compagne-, et bien, elle écartait cette idée d'un revers de main, ne convoitant que des plaisirs que je connaissais déjà trop bien. Je commençais, au terme de trois années dont une passée à Paris et deux autres à Vilnius avec elle, à regretter d'avoir si honteusement bazardé ma femme et d'avoir crée entre moi et mon fils une distance aussi irrévocable. L'Est ne présentait plus du tout le même intérêt pour moi quand je compris que le modèle de l'Ouest allait l'absorber. Sur le plan personnel et sur le plan professionnel, à plus de cinquante ans, je sentais que quelque chose me fuyait totalement entre les doigts, le temps sans doute, quelques rêves aussi, mais une vie bien réelle. Je vécus avec Ludmila des moments tendus : elle détestait Vilnius, elle m'en voulait de l'avoir amenée dans une ville de l'Est où j'avais été muté. Nous nous disputions souvent : je découvris une nouvelle face de sa personne qui n'avait plus rien à voir avec la sage traductrice à la nuque surmontée d'un chignon et à l'affût de la meilleure transcription possible d'un texte pourtant aussi grisâtrement administratif que possible. Son oisiveté, ses dépenses, et son détachement vis à vis de moi, me la firent voir comme une simple profiteuse et moi comme un homme abusé bêtement. Je lui en voulais autant que je m'en voulais de l'avoir étourdie avec mon argent.

...Un jour, mon fils m'appela pour m'annoncer que Jeanne était soignée pour un cancer du sein. A l'époque, le cancer ne se traitait pas bien : les chances d'en mourir étaient bien plus grandes que celles d'en réchapper. Je décidai d'aller la voir, seul, sans Ludmila pour m'accompagner. Après des crises de jalousie atroces et étranges -car il semblait que Ludmila ne m'aimait déjà plus alors-, j'agis en lâche et en soumis, et renonçai à ce voyage sous la pression de mon dragon slave. J'appelais Jeanne aussi souvent que possible mais je savais au fond de moi commettre une grave erreur morale ; sans compter que ce cancer n'était peut-être pas étranger à notre rupture. Le remords s'aggrava avec les réprimandes de mon fils et l'état de Jeanne qui s'approchait du terme fatal. Cette fois, sur un coup de tête, je fis mes valises sans prévenir Ludmila, au contraire de mes collaborateurs qui furent avertis de mon départ et de mon retour. Après le vol vers Paris, je bondis dans un taxi jusqu'à l'appartement de mon ancienne épouse que je retrouvais alitée, amaigrie, à vrai dire, moribonde. Ce fut un choc. Je ne sais si pour elle ma visite fut d'un quelconque réconfort moral ; je fis mon possible pour lui apporter ce que mon inconséquence lui avait soustrait. J'essayais pendant tout mon séjour, quinze jours auprès d'elle- de lui réaffirmer combien je l'aimais, ce qui était parfaitement vrai, de lui apporter attention et soins. Mon fils me regardait avec méfiance, avec mépris à vrai dire, mais cette présence de ressentiment me comblait : je retrouvais malgré tout cette unité familiale dans des conditions anéantissantes, mais je la retrouvais, tentai de la faire vivre dans tous mes gestes. Ma femme, un jour me demanda :

«  C'est vraiment sérieux avec ta petite hongroise ?

J'ai fait une erreur, Jeanne, une grossière erreur ; d'évidence, ma tête s'est laissée trop vite retourner. C'est avec toi que j'aurais dû continuer ma vie. »

Elle pleura longuement, mais je savais que c'était des pleurs de soulagement autant que d'affliction amère, car elle savait sans doute qu'il ne serait plus loisible de profiter de cet aveu, de mordre à nouveau aux joies de l'amour retrouvé après la peine d'amour perdu. Pendant cette triste période, la santé de Jeanne s'améliora un peu au dire des médecins. J'espérais et pensais en mon for intérieur n'être pas étranger à cet état, m'imaginant que mon aveu pourrait peut-être la sauver. Je rentrai à Vilnius pour le travail et avec la ferme volonté de rompre avec Ludmila, qui de toute évidence, ne me pardonnerait jamais d'avoir été assister quelques jours ma femme au seuil de la mort. Et je ne me trompai pas : elle me réserva dans son accueil des cris hystériques, des folies homériques en balançant à la joie de l'air extérieur une belle théière que j'avais ramenée du Japon en terre cuite...qui ne résista pas aux lois de la pesanteur...Ludmila avait pris soin d'ouvrir la fenêtre afin que le spectacle fût de préférence rendu publique, audible et visible de loin. J'avais honte d'autant que dans le milieu des ambassades, tout se sait, vous êtes un représentant officiel nuit et jour et vous vivez dans un appartement de fonction non loin des bureaux. J'aurais voulu la foutre dehors, mais je ne pouvais pas créer un tel scandale. J'essayais après cet orage ignoble de trouver en elle un moment d'accalmie pour parler, pour lui faire entendre raison, à savoir que notre séparation serait souhaitable et évidemment, pour peser dans la balance, je lui proposerais une petite somme car je la savais très sensible à ce genre d'arguments. Et là, elle me fit atteindre le paroxysme de la honte, un sentiment que je n'avais jamais connu jusqu'à présent, ma vie professionnelle ayant toujours été épargnée des éclats et revirements privés. Ludmila n'avait jamais été extrêmement chaleureuse avec le personnel d'ambassade, mais jamais inconvenante non plus. Je n'avais jamais eu à me plaindre d'une parole déplacée. Mais ce jour-là, elle se mit à hurler, à sortir de notre appartement de fonction, légèrement en retrait du bâtiment admnistratif, et à brailler des insultes à qui mieux mieux. Je la suivis comme un chien affolé à la colère de son maître. Des employés sortirent de leur bureau pour voir de quoi il retournait. Tout ceci était tellement piteux...Ma secrétaire, Galina, me regardait de son air de vieille chouette à qui on ne la fait pas avec un désabusement qui me rappelait que j'étais tombé bien bas : je courais après Ludmila, lui tenais le bras dont elle se dégagea avec de grands gestes de folle tout en vitupérant. J'eus alors le réflexe de me tourner vers le personnel, de fermement me diriger vers lui et de lui enjoindre de rentrer. J'expliquais brièvement que Madame venait de recevoir une mauvaise et grave nouvelle et qu'il lui faudrait quelques instants pour reprendre ses esprits. On m'envisagea, dubitatif, on s'exécuta, incrédule ; Dimitri, le gardien de l'entrée, me demanda si je n'avais pas besoin d'aide. « Rentrez ! » reçut-il pour toute réponse à laquelle il me jeta un regard perçant de rancune. Et pendant ce temps, Ludmila riait atrocement, tel un diablotin sorti de sa boîte. C'était affreux. Seul avec elle dans la cour de l'ambassade où elle me ricanait au nez, j'essayais de la persuader de rentrer, de parler tranquillement chez nous...Elle s'y refusait, continuait mon humiliation publique avec des menaces et des insultes :« Tu me le paieras, petite merde ». La cour intérieure du bâtiment résonnait de sa folie dont soudain je fus pris de vertige. Je pris alors une décision simple, définitive, comme un éclair traversant ma conscience : il fallait la laisser seule au milieu de la cour, sans personne pour l'écouter, elle finirait par se calmer. Je ne pouvais absolument pas recourir à une ferme empoignade pour la ramener manu miltari à la raison et dans nos appartements : les témoins scrutaient depuis la fenêtre le vaudeville qu'on leur jouait gratis et s'en gobergeaient avec des yeux tout effarés et des mimiques captivées. Et pendant que je me retirai chez moi, je préparai sa valise, entassai toutes ses affaires, préparai un chèque sous les cris de l'hystérie faite femme...En effet, au bout de dix minutes de ce cinéma, elle revint le maquillage dégoulinant, la haine dans le regard. Elle était laide : voilà ce qui me frappa, sa laideur. En un quart de seconde, cette vision acheva de tuer en moi l'énérgumène entiché d'elle ; et quand elle vit sa valise, ma détermination, elle fondit en larmes.

« Alors, c'est comme ça que tu te débarrasses de moi...

- Oui, après un numéro pareil, ça ne peut pas être autrement...Tu as surestimé mes limites. Tu aurais dû t'arrêter un cran en-dessous à tous les niveaux, et ta vénalité est devenue trop voyante avec le temps.

- Tu es vraiment...

- Ne te fatigue pas, je sais, je suis un salopard, tu l'as déjà assez beuglé. Tout le monde est au courant.

- Alors, c'est fini ? Aurais-tu au moins l'obligeance de m'appeler un taxi et de me réserver un billet d'avion pour Budapest ? Je retourne chez moi...au moins, de là où je viens, il y a de l'authenticité...

- Oui, naturellement...et pour agrémenter ton retour, voici un chèque très authentique, ici...Pour quelqu'un qui apprécie les choses sans artifice... »

A part quelques insultes que j'avais bien cherchées, cette histoire trouva son dénouement en quelques heures. Pour Budapest, il fallait attendre l'unique vol du lendemain. Je lui réservai une chambre d'hôtel grand standing pour adoucir son départ et mon calvaire. Ce ne fut pas simple de reparaître, de faire comme si rien ne s'était passé auprès des employés. Mais j'avais du professionnalisme, de la tenue...et je tins mon poste à Vilnius jusqu'à échéance en supportant les murmures et les ricanements que j'entendais bruire dès que je tournais les talons. J'appelai ma femme, retournai la voir une fois dès que je pus, mais hélas, six mois après mon premier retour vers elle, elle mourut...Et je fus rongé par le regret, le remords, le sentiment d'avoir tout gâché...Le devenir du monde ne m'intéressait plus, ma déflagration personnelle était trop vaste pour que les relations entre états pussent retenir mes analyses, mes inquiétudes. Une dépression de deux ans, un dégoût de la vie, un sentiment d'absurdité, une solitude désastreuse où ma femme me manqua terriblement, où mes erreurs personnelles me revinrent comme des séances de torture.... Tout m'éloigna du monde, de sa marche, de ses tourments. Je sortis de ce sentiment à mes cinquante-quatre ans quand mon fils m'annonça que j'allais être grand-père...Ainsi ai-je achevé ma carrière, doucement, dans les joies de la grand-paternité, les amertumes de mes ratés, et un désintérêt grandissant pour ma fonction qui m'a longtemps laissé l'impression qu'elle m'avait éloigné du reste, de ma femme en d'autres termes.

... Je ne me suis jamais remarié ; j'ai eu des femmes de passage, des rencontres agréables parfois bien des années après l'enterrement de Jeanne. La solitude me pesait par moments, alors je la rompais un peu en m'ouvrant à des rencontres. Puis je me lassais vite et la solitude me redevenait enviable. Encore maintenant, à mes soixante-cinq ans, je pourrais aisément entreprendre de « refaire ma vie » comme on dit souvent. Les femmes désoeuvrées, seules avec un cœur à prendre, sont légion...Les désenchantées, les délaissées, toutes celles dont le cœur a été dévasté par des hommes qui ont agi comme moi avec ma femme, sont si nombreuses...Les hommes trop souvent n'ont guère souci du cœur, ou plutôt n'aiment que sentir le leur battre pour s'installer dans celui de la femme qu'ils convoitent ; de fait, ils ne se penchent pas sur le cœur qui bat pour eux. La plupart des hommes ne considèrent que de façon très égoïste le cœur, c'est à dire dans la seule dimension de l'élan, le leur évidemment. Oui, je pourrais, je pourrais essayer d'en aimer quelqu'une, mais en mon for intérieur, je suis demeuré le mari de Jeanne. Je fais partie de ces gens qui ne se marient pas deux fois, même en ayant fricoté avec d'autres que ma légitime.

Cela fait deux ans que je suis à la retraite...un grand-père modèle à défaut d'avoir été père et mari du même acabit. Le reste du temps, je lis, je vois d'anciennes connaissances : nous ressassons quelques souvenirs. Le goût du voyage m'a quitté depuis bien longtemps, mais je ne dédaigne pas, si l'occasion se présente, me rendre dans une capitale où j'ai des amis.

...Il y a quelques mois, j'ai tenté de coucher sur papier mes mémoires ; quand je vois la marche du monde, parfois avec le sentiment proche de sa toute fin, je me dis que j'y ai ma part de responsabilité et qu'il est grand temps de raconter ce que j'en sais, car ceux qui ont préparé ce que nous voyons, se taisent religieusement. La seule chose qu'ils peuvent encore avancer est qu'ils ont fait de leur mieux...Je ne suis pas un excellent mémorialiste, et j'ai des exemples encombrants derrière moi. J'ai bien réfléchi : la tournure est vraiment grave pour se préoccuper de littérature. Vous me parliez de journaliste : mais quel journaliste prendrait le temps de se décoller de l'actualité immédiate pour saisir les tortueuses rélfexions qui ont conduit à ces choix délétères ? Quelqu'un me croirait-il si je lui disais que l'apathie française a longtemps été préparée, qu'enfin on a réussi à faire plier le pays le plus enclin à la contestation, que toute son histoire, bientôt ignorée des nouvelles générations par l'oeuvre opiniâtre des pédagogues déconstructeurs du savoir, ne sera plus que celle d'un présent implanté, anéantie dans la jouissance consommatrice du divertissement ? Cela ne vous étonne-t-il pas après tout que cette longue et si particulière histoire qui a su éduquer les masses, réaliser des progrès considérables sur tous les plans tout en conservant son esprit de charité, de sainte redistribution étatique, héritage de ce qu'il y a de meilleur dans le catholicisme, ne parvienne plus à rien économiquement, culturellement, intellectuellement, politiquement etc... ? Croyez-vous que cela se soit fait tout seul en suivant simplement des directives européennes qu'il nous aurait été loisible de refuser ? Non, il a bel et bien été décidé qu'il fallait faire courber l'échine à ce pays et que sa vocation universaliste serait suffisamment convoquée dans la misère que sa métamorphose anglo-saxonisante serait en passe de générer. Voilà tout : ce n'est pas un complot, ce n'est qu'une programmation politique....J'ai fini, Madame. Je crois vous avoir dit l'essentiel. »

Ainsi, je le quittai ragaillardie et troublée par ce que je venais d'entendre en le rapprochant par réflexe à ma préoccupation du moment. Je saluai le Diplomate, pressée de le revoir et de lui montrer quelques pages de roman achevées. Mais, hélas, j'ignorais alors que ce serait ma dernière entrevue avec lui. 

 

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