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20 juillet 2018

La victoire de l'éthique protestante en France.

La victoire de l'éthique protestante en France, roman.

25ème épisode.

Chapitre VI- Troisième partie. La vérité.

Quand Guillaume déposa son sac de voyages sur le parquet de son appartement parisien après huit cent kilomètres de route, exténué, il considéra un instant avec joie le silence retrouvé après les tonitruantes journées de son passage en Provence. La paix serait provisoire, se ravisa-t-il aussitôt. "Et maintenant ?" Il différa la réponse qu'il savait ardue, surtout pour ce qui serait de prévenir la femme dont l'importance à ses yeux était désormais proportionnelle au mal qu'il savait pouvoir lui causer et se transmettre mutuellement comme une matière pulvérulente circulant dans l'air et infectant les organismes se contentant de respirer. Luc incarnait pour Reine une forme de folie démoniaque dont elle avait eu à souffrir horriblement, mais Guillaume n'ignorait rien de l'attachement qui perdure entre deux êtres dans la haine ; lui-même ne souhaitait-il pas périodiquement tout le mal possible à Isabelle ? La bonne et immédiate chose est qu'il lui restait quelques jours pour se reposer, régler la question de la vérité avant de reprendre son fils et son travail. Il venait de faire huit cent kilomètres et ses pensées pourtant n'avaient guère avancé d'un pouce ; elles se répétaient, se reformulaient sous un autre angle qu'il croyait meilleur que tous les autres avant que d'en trouver un autre qui détrônait le précédent : avait-il été indispensable de parler de Luc à la police ? Oui, car il fallait la liste de tous les complices potentiels d'Eléonore ou les témoins de ses cérémonies démoniaques. Recueillir ses traces minutieusement pouvait amener des avancées notables sur le crime de son père, crime qu'il considérait dorénavant acquis à l'ordre des vérités irréfutables ; aurait-il dû se passer d'épeler son nom ? Sans doute, au regard d'une autre raison morale et affective, pour préserver Reine, pour préserver plus égoïstement les sentiments convulsifs surgis d'opaques circonstances, cette attirance dont les huit cent kilomètres ne furent pas trop longs à égrener les détails. La honte d'avoir balancé le nom de Luc à la police ne l'avait pas retenu quand le désir de possession physique l'avait élancé vers le corps de Reine ; inavouablement, l'avait-il d'une certaine façon trahie pour augmenter l'épreuve de la tentation et donc le plaisir d'y succomber, en maître des conspirations introduit par les mystagogies ambigues d'un père passé dans l'autre monde? Il se rassurait par le choix délibéré d'avoir fait pencher les termes de son dilemme dans le sens puritain de la vérité, dans la transparence hideuse qui pourfend les apparences et les illusions de l'innocence, avec un raisonnement qui tenait dans l'étrange paradoxe que : la quête de vérité, touchant le destin de son père et donc viscéralement au sien, était la mission à laquelle il avait été appelé et, qu'en homme ne voulant plus se soustraire aux signes déposés dans cette vie, il se devait y répondre par un sens de la libre fatalité. Dans ce tournant existentiel de l'homme en crise, c'est à dire dans ce moment où l'on se découvre le prochain sur la liste de la Grande Faucheuse à la disparition des deux parents, donc seul au monde face à la mort, la vérité revêt des couleurs criardes, lance des musiques tapageuses qu'on ne peut apaiser qu'en en découvrant la source pour s'en rendre maître. Mais si Reine ne manquerait pas d'y voir une trahison en lui rappelant sans doute qu'elle lui avait ouvert sa maison, son corps et son coeur, elle qui sentait déjà tant la troublante énergie qui circulait autour d'elle avec raison -n'en avait-il pas été lui aussi saisi quand elle s'était mise à lire le portrait de son père ? N'avait-elle pas aussi confisqué sa vie, sa mort pour en faire un personnage qui revenant d'entre les morts, remuait les lèvres d'une vivante à l'invocation infernale de ce qu'elle appelait "littérature" ?- elle saurait peut-être, telle la Chimène de Rodrigue, le haïr et lui pardonner, le haïr tout en lui pardonnant. A huit cent kilomètres et dix heures de conduite de là où elle se trouvait, ses réflexions en étaient arrivées à ce point. Il alla s'affaler sur son lit, se retirant les chaussures avec ses pieds et s'endormit six heures d'affilée, jusqu'au milieu de l'après-midi, d'un sommeil qui ignorait la clarté du jour et l'atmosphère étouffante de la canicule parisienne où l'air semble à manquer. Il s'éveillait parfois en sursaut et en nage, mais la fatigue le rattrapait toujours. C'est la soif qui le réveilla.

A l'autre bout de la France, Reine s'activait étrangement dans la chaleur accablante de l'été provençal ; les murs de sa maison lui parurent sales, le bois de ses volets, vermoulu, son jardin, hirsute, envahi de mauvaises herbes. Depuis la veille et le départ de Guillaume qu'elle avait vu partir avec soulagement et regret, elle s'était persuadée qu'il fallait matériellement effacer les stigmates des fantômes qui hantaient sa maison, se rappelant aussi qu'il s'agissait d'un acte de piété pour ses enfants, le seul peut-être qui dans la traversée des marécages, pût revêtir une quelconque signification. Quant à Guillaume, elle le voulait, mais quelque chose de la présence insidieuse de ce qui les avait rapprochés, l'inquiétait : était-il le renouveau ou le dernier lien d'élucidation du passé ? La lumière derrière le brouillard ou le brouillard lui-même ? Autour de lui, son père rôdait encore, le Diplomate hantait l'olivier en rêve, en réalité, son roman, son enquête, jusqu'à Luc. Fallait-il balancer le roman à la poubelle, oublier Guillaume et ne considérer Luc qu'à travers le prisme du frais divorcé qui nourrissait un ressentiment classique contre son ex-femme ? Sa conscience lui criait qu'elle avait gardé les yeux trop longtemps ouverts et ses paupières lourdes n'aspiraient qu'à se fermer pour s'assoupir sur la surface du monde à laquelle elle voulait appartenir plus encore qu'à sa profondeur -trop opaque pour le discernement- et qui réclamait un effort surhumain en simple présence de corps. "Commençons par le visible, pour une fois ; immaculons-le. Après tout, l'on ne connaît pas assez les rapports de réciprocité entre le visible et l'invisible : les gestes physiques de bricoler, de repeindre, de réparer, sont des fonctions humaines naturellement sanctifiées dans l'ordre divin consistant à prendre soin de la création. Ils sont l'équivalent par le corps de l'humilité contemplative. Une vie de moine, voilà ce qu'il me faut." Le premier jour de cette solitude active, elle commença par repeindre le couloir frénétiquement, se mit à tondre sa pelouse sous un soleil de plomb, ponça sa porte d'entrée et la vernit, sans s'arrêter, du matin au soir ; le lendemain, elle fit de même, repassant une couche de vernis, de peinture sur les murs, acheva de tondre. Elle ne s'arrêta que pour boire, manger, dormir, le téléphone éteint, l'ordinateur également ; la pensée suivait une miraculeuse trêve pendant qu'elle s'épuisait à la tâche. C'était la première fois depuis fort longtemps qu'elle avait la sensation de faire quelque chose de sensé et d'utile, quelque chose qui ne soit pas uniquement un acte de survie. "Au Diable le Diplomate, Luc..." Elle hésita à rajouter Guillaume, se souvint avec délice du moment où, rentrant de cette journée dont il ne lui avait encore rien dit, il la regardait les yeux pleins de flammes. Sa beauté d'homme l'avait alors frappée, puis la fougue de ses caresses...ce champagne à nouveau dans ses sentiments et dans son corps. Mais il rôdait autour de lui l'étrange maléfice, la trace surnaturelle de ce qu'elle pressentait comme un maléfice ; et elle aussi savait désormais que cette force avait pénétré en elle : elle se souvenait par bribes de la sidération de Guillaume à des mots qu'elle ne se souvenait pas avoir prononcés. "Il faut purifier, tout du sol au plafond et si je le pouvais, j'irai voir un exorciste, un vrai." Puis, le lendemain soir du début de sa sur-activité, pour appeler ses enfants, elle ralluma son appareil, heureuse par avance de les entendre et de leur offrir la surprise de ses efforts à leur retour le surlendemain : eux aussi avaient grandement besoin de renouveau. Tout de suite, elle vit que Guillaume lui avait laissé un message et l'avait appelée deux fois, une fois la veille, une fois le jour-même ; elle s'en voulut de ne même pas avoir pris de ses nouvelles, ne serait-ce que pour s'inquiéter des huit cent kilomètres parcourus. "Je vais rappeler immédiatement", mais avant elle écouta le message : sa voix était comme résignée, celle d'un homme qui se pense évité. " Bonjour Reine, pas de nouvelles de toi. Rien d'ennuyeux, j'espère. Je te dois le récit de ce qui s'est passé au château, au moins. Fais-moi signe, ne serait-ce que pour ne pas m'inquiéter inutilement."  Elle posa le pinceau qu'elle tenait entre la main et en même temps qu'un irrépressible élan de son être à l'aiguillon de la voix de Guillaume, elle sentit cette espèce de fumée noire dont elle avait été libérée pendant ces deux courts jours d'intense labeur, revenir en même temps que son désir. Une curiosité malsaine aussi, la curiosité comme l'appel du mal déguisé en connaissance vertueuse. Eléonore, la châtelaine qui avait suborné Luc, Elélonore, cette Lilith, démon femelle de la nuit qui possédait l'âme de Luc, et donc un peu de l'âme de son foyer : peut-être que Guillaume aussi était revenu empoisonné d'avoir respiré son atmosphère. Elle appela ses enfants, huma leurs voix, leur annonça qu'ils auraient une surprise le lendemain. Puis Luc, arracha le téléphone. 

"Pourquoi as-tu fouillé dans mes affaires ? 

- Je n'ai rien fouillé, tes photos ont parlé pour toi du temps où tu me laissais encore rentrer dans ton atelier. Tout a commencé avec tes séances de photo de chasse à courre ; le reste court avec les rumeurs, Luc.

- Qui colporte ces rumeurs ?

- Pourquoi ? Comptes-tu t'en débarrasser, invoquer les démons, ou plus simplement prendre le fusil et faire taire les autres en espérant au passage, effacer tes péchés, racheter ton âme par de nouvelles souillures ? La seule chose que je veux obtenir de toi, c'est que tu t'occupes bien de nos enfants. Et le reste, ce qui regarde ta conscience, ne m'intéresse plus, rassure-toi. Je ne cherche aucune vengeance. Elle voulut raccrocher, mais la voix la retenait encore, cette voix qui sortait de la gorge de Luc en rugosités rocailleuses, comme des scories crachées d'un volcan.

- Et ce type, chez toi ?

- Je n'ai pas à répondre. Nos vies ne se regardent plus à part pour les enfants que tu m'amèneras demain. 

Elle s'arrangeait toujours pour rappeler les détails concrets de leur emploi du temps de peur qu'il oublie.

Il raccrocha enfin ; l'épreuve était finie, la boule au ventre réapparut quelques minutes. Puis, il fallut appeler Guillaume ; elle sentit ce retour à lui comme un devoir. Lui aussi serait un rappel de ce qu'elle aspirait à fuir. Elle s'assit sur le sol au milieu des pots de peinture et appuya sur la touche : "Guillaume". Deux sonneries plus tard, il répondit ; sa voix quoique semblant celle d'une personne venant de se réveiller, lui fit l'effet d'un vent chaud. L'image de ses mains courant sur son corps, se posa spontanément sur son intonation.

" Ca va, ma Reine ?

"Ma Reine", disait-il, ma Reine, ce simple changement de Reine à "ma Reine" produisit exactement ce qu'un homme cherche à atteindre quand il use de ce langage galant, cette effusion dans l'intimité féminine enfoncée par le dard du possessif et de l'exclusivité où elle se sent devenir sa divinité, son objet d'adoration.

- Tu me manques, ma toute belle.

Et cela continuait. Elle aurait voulu lui dire alors dans quelle eau limpide et douce, il la faisait nager, elle aurait voulu lui raconter comment ses mains au bout de ses mots, la pinçaient si fort, la ramenaient au moment où sa gorge s'était renversée dans l'abandon et où elle l'avait alors senti lui écarter les cuisses pour entrer en elle en la caressant de son membre et en la déchirant du regard.

- Guillaume...Oui, je vais bien...oh pardon de ne t'avoir appelé plus tôt...J'avais besoin de...

- Ne dis rien, ma chérie.

Il lui semblait maintenant qu'il lui faisait l'amour. Posée sur le carrelage, elle s'alanguissait inconsciemment au son de sa voix en cambrant spontanément ses reins. Quel diable de sensualité incorrigible elle pouvait être !

-...Dis-moi plutôt où en est ton roman...

La conversation lui sembla prendre un tour curieux...le roman, elle en était si loin avec ses pots de peinture et ses chiffons qui trônaient autour d'elle ! Et puis, elle était encore remuée par les mots... 

- Oh tu sais, je n'ai pas écrit, j'ai repeint le couloir.

- Pourquoi écris-tu Reine ? Qu'est-ce qui te donne envie de coucher sur papier tes pensées et le suc de ta vie ?

- Tu es parti, tu as parcouru huit cent kilomètres et tu me demandes, alors que tu ne m'as pas vue depuis deux jours, pourquoi j'écris ?

- J'ai besoin de te connaître, de comprendre...

Quelque chose dans cet abord abrupt de ce sujet, l'irrita.

- Pour ton père...Moi je ne suis qu'un accident sur le chemin qui te mène à lui, n'est-ce pas ?

- Non au contraire ! Tu es, par ce père, ce qui me mène à toi.

- Et si tu me disais plutôt ce que tu as vu au château, hein ?

- Mais bien sûr ! Eléonore ne s'y trouvait pas. Alors, réponds à ma question, maintenant.

- Tu ne t'en tireras pas comme ça...Mais si tu veux savoir, j'écris parce que l'absence de Dieu m'est insupportable et que je ne sais pas quoi faire d'autre pour L'appeler...

- Crois-tu en Dieu ?

- Je veux y croire, de toutes mes forces, mais je ne vois qu'absurdité, mort, souffrance, présence du mal, et rien qui ne soit compréhensible et juste.

- Et la quête de vérité, Reine ? 

- Où t'a mené la tienne au château puisqu'Eléonore ne s'y trouvait pas ?

- A revenir à toi, à la vie, à repartir parce que c'est seule qu'il te fallait être, même si je n'en avais pas la moindre envie.

- C'est très joli tout ça, mais ça ne me dit pas ce que tu as fait toute la sainte journée dans ce château, ni ce que tu as raconté au commissariat...

- Je n'ai pas vu Eléonore.  Elle a disparu avec Denard. J'ai pu discuter avec son frère : un brave et pauvre garçon. Il s'appelle Quentin, il a été complètement laminé par sa soeur, une fille vouée au culte satanique. Et donc, Dieu ?

- Disparus, ces deux-là ? Extraordinaire...Dieu...Vois-tu Guillaume, dans cette chienne de vie promise au deuil, où croire en Dieu simplement, dans l'élan premier de son coeur, n'est sans doute qu'une bêtise...

 - Pourquoi une bêtise, Reine ? interrompit Guillaume.

- Une insulte à l'intelligence du doute, à la nature profonde de l'existence dans son ambivalence, à la relation parfaitement ambigüe entre la dilatation de la connaissance et celle du Mal. A toutes les échelles, Guillaume, à toutes : dans le temps long de l'Histoire et dans celle de la vie singulière. Où Eléonore a-t-elle pu disparaître ? Son frère en a-t-il une idée ? La police la recherche-t-elle ?

- Personne n'en sait rien et la police, non plus. Mais pour Dieu, ma Reine, l'inverse n'est-il pas vrai ? Tout ce Mal n'est-il pas preuve et épreuve ? Preuve d'un statut particulier de l'Homme dans la création et de sa participation à une conscience plus vaste, et de l'épreuve que l'Homme doit surmonter de toute sa dignité pour gagner son mérite à être la créature la plus ressemblante à Dieu ?

 - Ce ne serait pas logique et tu le sais ; cela fait partie des contradictions insurmontables de quelque façon qu'on tourne le problème : le mal n'est pas qu'un obstacle extérieur à soi qu'on peut vaincre en mobilisant simplement ce qu'il y a de plus beau en nous, il est logé en chacun de nous et non de façon équitable ; la conscience n'est également pas uniformément répartie, si bien que pour un homme qui souffre abominablement et injustement, d'autres se roulent dans la fange de tous les vices sans réprobation ; et notre monde n'en est-il pas la preuve la plus flagrante ? Paresse, argent, luxure sans âme, avarice de soi, recherche de plaisir et incapacité du moindre sacrifice ; rien de neuf à ce qui était déjà dénoncé dans toutes les sagesses religieuses ou philosophiques sauf que désormais notre monde en a fait sa norme ! S'il existait en plus de notre justice humaine, des interventions ponctuelles et indiscutables de Dieu, car la ferveur des temps passés aurait dû suffire à arrêter le Pharaon et ses armées bien des fois, alors nous pourrions enfin savoir que nous ne sommes pas abandonnés, même dans nos horribles misères...Nous sommes contenus dans une vie physique régie par des lois physiques et nous ne pouvons donc pas prouver Dieu qu'en dehors de ce qui échappe à ces lois. C'est pourquoi la mystique est d'une certaine façon l'approche la plus rationnelle de toute foi...Bien, parle-moi de la suite : le commissariat. Je suppose que tu lies cette disparition à la mort de ton père..d'où le commissariat...

-  Oui, je pense cette fois pour de bon que mon père n'est pas mort naturellement...Mais, pour Dieu, tu joues du paradoxe ! Je ne vois pas pourquoi tu excluerais Dieu du monde physique : il semble au contraire que la Nature est réglée pour que la vie sous toutes ses formes, y compris la mort qui n'est qu'une partie de son cycle, se perpétue. Le miracle est ici, dans l'extraordinaire élan de vie et dans chaque homme, qui, à sa manière petite ou grande, accomplit son travail d'homme consistant à déposer sa trace et à préserver. Qui te dit que la conscience globale ne progresse pas ? Comment parviens-tu à savoir qu'il n'y a pas mille et un miracles pour le scientifique qui pénètre la façon dont une enzyme sert à la digestion ? Toute cette intelligence pour que chaque créature puisse mener une vie ! Ne sens-tu pas également toutes les ironies dont sont faites nos existences ? Les hasards heureux ou malheureux qui semblent nous atteindre "spécifiquement" ? Regarde aujourd'hui, je suis là à te parler, nous nous sommes vus et rapprochés, par quelles étranges circonstances !, reconnais-le.

- Qu'est-ce que tu n'oses pas me dire à la fin ? Quelle saloperie vas-tu m'annoncer qui prouvera le progrès de la conscience en dépit de toutes les apparences ? Vas-tu en finir avec cette histoire de commissariat ?

- Ton roman, Reine, dans tes romans, tu n'écartes aucune des ambivalences de l'existence. Quand les apparences semblent condamner un homme...Explique-moi encore et je te le jure, sur la tête de mon père, tu auras le fin mot de l'histoire.

- Tu promets ? 

- Absolument.

- Et bien, il me semble que tu es moins opposé à moi que tu ne le crois ! Tu n'as pas commenté ma dernière phrase : la mystique est l'approche la plus rationnelle de toute foi. Et c'est peut-être même la voie la plus raisonnable : ce n'est paradoxal qu'en apparence. S'il est une Présence au moins aussi indéniable que l'absurdité, cette Absence intolérable à l'échelle d'une vie humaine, c'est bien dans cette étrange solidarité entre le visible et l'invisible, la souillure et la pureté, la grandeur et la misère...qui désigne le Temps comme un rébus qui parfois se laisse déchiffrer par quelque "correspondance", analogie, ou interprétation symbolique, intuitions d'une unité profonde, états particuliers -que j'appelle mystiques- où, d'un coup, nous nous dilatons vers la sensation que notre être, aussi humble qu'il se présente dans l'univers, le contient tout entier, ce qui signifie qu'il est son contenant et s'il est son contenant, c'est qu'il n'a plus de limite propre, que l'enveloppe corporelle ne distingue plus le moi du reste : car qu'est-ce qui pourrait dans le limité contenir l'Univers ?...Cette expérience fusionnelle est l'extase, un état impersonnel, état que l'homme convoite en se racontant le mythe de l'amour humain, ce qui est un large affadissement de ce qu'est l'Amour. La littérature, depuis que Dieu n'ouvre plus la mer en deux, depuis qu'Il a laissé six millions d'innocents à la merci des bourreaux nazis, depuis que Sa Justice ne se révèle plus dans aucun récit, en somme depuis que la Science a supplanté dans la parole des hommes les expressions intuitives de Sa Présence, que reste-t-il de Lui à part un retrait qui nous fait Le chercher dans tout ce qui n'est pas explicable ? N'est-ce pas là que le roman creuse son lit ? 

- Oui, ma Reine, je comprends mieux : le réseau des correspondances mystiques formerait le roman. Mais pourquoi, dis-moi, nommes-tu le tien d'un titre d'essai ? La victoire de l'éthique protestante en France, c'est austère, non ? Je saisis sans doute, là encore, le mouvement d'ensemble que Max Weber avait posé dans sa subtile analyse sociologique.

- C'est ton père, sache-le, qui me l'a soufflé, en quelque sorte. Car peu à peu, au gré de notre dialogue, il m'est apparu qu'un titre romanesque eût été verbeux, inutilement poétique, puisque mes personnages ne sont après tout que les marionnettes agissantes d'un monde mu par un principe unique, ce qui est quand même assez inédit dans l'Histoire. Ton père me parla de l'Europe, de l'Allemagne qui n'avait pas perdu la guerre, bien au contraire, de cette guerre qui consistait à faire plier le dernier pays fort et de tradition catholique dans cette lutte des schismes et pour gagner la bataille de l'eschatologie. J'ai été tentée par un autre titre : L'Apocalypse du Néant, puisque d'où qu'on le regarde, du côté de Marx ou de l'interprétation religieuse, nous sommes en présence d'un monstre sans tête, à plusieurs bras, voué à mourir, mais comment ? Et dans quel état sera le monde ensuite ? Mon pronostic est celui d'un monde dont la révolte est anéantie par l'aboulie consommatrice et qui crèvera avec le reste du système économique, d'avachissement. Ou alors, il succombera sous le coup des révoltes clandestines et barbares comme celles où tu as pu découvrir Eléonore et la Ligue des Elus, aux intentions pures initialement mais toujours et vite dévoyées, ou encore de ce que nous voyons avec l'islamisme, ou alors de tous les groupuscules de droite, de gauche surtout...Mais avec des intentions primitives de survie, cette fois...Ou alors entre migrations, guerres et cataclysmes écologiques...il ne restera que des petites poches d'entraides minées par des hommes sans foi, ni loi ; comme je ne suis pas prophète et que l'humanité peut au moins partiellement se ressaisir, que l'espérance n'est jamais tout à fait morte ou dénuée de fondement, je n'ai pas adopté ce titre. Ce qui est sûr, si Dieu existe, c'est qu'il laisse son maléfique subordonné aller jusqu'au bout de ses capacités. Je ne suis pas d'un optimisme démentiel, comme tu vois, mais pour moi nous sommes déjà dans ce Néant qui se révèle et qui tout en se révélant étouffe la conscience suffisante pour se lever contre lui : l'intelligence diminue, la dépression augmente, la folie, le disruptif comme le dit un philosophe à la mode, la frustration, l'absence de grandeur collective, la quête de l'argent, la perte de toutes les sagesses : tous les indices sont là, déjà. Luc et sa folie, son mal, nos divorces, nos enfants égarés dans ce monde, et puis, j'allais ajouter à ce sombre tableau, un contrepoint sentimental, mais je n'ose.

- Ose, ose-donc !

- Notre rencontre, Guillaume, notre rencontre. Une drôle de chose, tout de même ! Le mystère de tout ce qui nous entoure ! 

- Oui, ma Reine, mille fois oui. Et grâce à un père que j'ai tant conspué...et il est mort maintenant, Dieu sait de quelle manière. Une dernière question : pourquoi n'y as-tu pas introduit le mot "capitalisme" ?

- Oh, c'est simple, car si la France a adopté l'idéologie du travail, de la rigueur, de la vertu, elle pratique en même temps la castration de la pure jouissance du capitalisme. Elle se puritanise sans s'enrichir colossalement, même nos plus riches ne sont pas très riches comparativement aux millardaires russes, chinois, américains, arabes, qataris. L'éthique protestante chez nous consistera davantage à faire accepter aux pauvres d'être pauvres, d'être les maudits qui ne peuvent plus rien attendre de l'Etat, de son ancienne charité. Et de contenir, contenir...Ce sera un pays protestant sans le capitalisme.

- Tu ne crois pas que nos présidents, l'actuel comme l'ancien, tentent de nous plier au capitalisme ?

- Bien sûr ! Mais l'inconscient catholique résiste, jusqu'à quand ? Comment savoir...En adoptant cette éthique étrangère comme on se greffe un corps exogène, le pays a perdu son âme, l'a vendue diaboliquement, et c'était, je te le répète, le seul qui avait les capacités de se dresser intellectuellement, moralement contre ce mouvement général de par ce que je pense être sa place mystique dans l'histoire des nations, de celles qui d'une révolution ou de ses prophètes, souhaitent abréger l'attente messianique. Ce sont en substance les conclusions où les dialogues avec ton père ont mené.

- Bien, à moi maintenant, comme je te l'ai promis. Luc sera convoqué sans doute pour témoigner...j'ai parlé de lui pour donner le plus de précisions possibles à la police puisque désormais, avec Quentin à mes côtés, mon propre récit, une enquête sera pobablement ouverte.

- Comment as-tu osé ? Comment as-tu pu prononcer le nom du père de mes enfants ? Jusqu'où ira cette affaire ? Tu m'as utilisée ! Tu as couché avec moi, tu es rentré dans ma maison, tu y as mangé, dormi, je t'y ai accueilli, je crois, dans tous les sens du terme, et tout ça en sachant parfaitement le désastre duquel je me peine à me relever ! Pas plus tard qu'il y a une heure, Luc me soupçonnait encore ! As-tu songé à mes deux enfants et à leur besoin d'avoir un père ? Ce père qui se recompose si difficilement ! Seras-tu là quand je serai dans la tourmente pour me soutenir dans cette chienne de vie qui sera la mienne ?

- Mon père a été tué, Reine ne l'oublie pas ; il n'est pas mort de sa belle mort. Et oui, je ferai de mon mieux, si tu le veux bien, pour être là...J'ai parfaitement conscience de tout cela, mais ce que tu prends pour une trahison n'est que ma quête légitime de vérité !

- Tu sais où tu te la fous ta quête de vérité ?"

Elle raccrocha, éteignit son téléphone. Et pendant une heure, demeura hébétée et en rage sur le carrelage. La peinture avait séché, mais il manquait des retouches pour effacer les traces résiduelles de saleté.

Puis, sans plus longtemps réfléchir, elle envoya un message à Luc. "Il est tard, les enfants doivent dormir, rejoins-moi sur le parking en face de chez toi, j'ai à te parler."

     

 

 

 

 

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