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11 mai 2017

A l'auberge du pus psychique

A l'auberge du Pus Psychique, j'ai ma table réservée depuis pas loin d'un an. Traitement de faveur m'a-t-on assurée avec une tape amicale dans le dos : "Avec de l'assiduité, ta quote-part versée à l'enfer sera largement acquittée, mon p'tit." L'aubergiste ne tarissait pas de mots aimables derrière son tablier maculé d'où saillait sa bedaine tendue de mauvaises graisses. Ah pour, ça, j'étais bien accueillie ! La cynique bienveillance du boucher des âmes m'envisageait de ses yeux plissés par un rictus équivoque. Ce retour quotidien vers le monde des souffrances invisibles ne m'était nullement imposé, mais allez savoir pourquoi, je m'étais mise dans le crâne que si l'auberge s'était arrêtée net sous mes yeux dans le défilé innombrable des paysages flottants, ce n'était nullement un hasard. J'avais mal agi sans doute, des erreurs que j'avais placées sur le bon dos de ma faillible humanité sans en peser les conséquences sur les lois de l'univers...mais des actes d'accusation commençaient à se préciser, je ne les esquivais pas bien qu'un peu de ruse politique m'eût permis en toute liberté de brandir une immunité et de passer mon chemin impunément. D'autres auraient pu esquisser une moue avec un justificatif en acier : "Je n'ai pas à côtoyer le malheur plus que de raison, on n'a qu'une vie et on n'a qu'un seul devoir : celui d'être heureux. A d'autres de porter, si ça leur chante, la douleur que cause toute vie pour les autres." Un coach en développement personnel et en bonheur d'entreprise m'avait bien expliqué que j'avais le choix d'accueillir le bien-être, d'écarter toutes les nuisances que les hommes peuvent nous causer en se répétant tous les jours une liste de : "Ce que j'accepte, ce que je n'accepte pas" et en ne refusant rien à l'égoïsme : "Tu aimeras si tu t'aimes, sois l'humain le plus important pour toi-même. Pense à toi d'abord".

Ce coach, je l'ai retrouvé parmi les âmes perdues de l'auberge ressassant ses recettes de bonheur et se tordant disgrâcieusement d'angoisse toutes les dix minutes : "Je n'ai rien trouvé en moi qui m'apporte le bonheur, avouait-il au pic des ses spasmes de douleur ; je donnerais n'importe quoi pour souffrir avec quelqu'un plutôt que cette solitude parfaite où je me suis voué un amour sans bornes, liquidant tout ce qui pouvait entraver cette toute-puissance misérable. J'avais une femme autrefois et même des enfants. Mais quelle nouveauté leur regard posé sur moi tous les jours pouvait-il m'apporter ? Quel brillant, quel feu pour m'alimenter ? Vivre avec une femme demande temps et discussions, mais moi, moi, je voulais de l'excitation, exister sultanesquement...Alors, j'ai pris une autre femme, mes affaires et mon goût de la performance : tout le monde a souffert dans mon petit monde, mais c'est ainsi ; on me retenait, me suppliait, on me lançait de la raison, moi je balançais de la passion, on me parlait de liens solides, moi je rétorquais que j'étais papillon. La poursuite de mon bonheur exigeait une hécatombe. Mon ego me coachait formellement : il fallait qu'une femelle me regardât avec des frémissements qui en pinçaient pour ma virilité. Un feu de joie puis très vite un feu de paille. La passion partit comme elle vint, dans le fracas et le néant. Je la lâchai pour l'autre femme de mes vieux jours. Cette fois, je la pris point emmerdeuse, un peu infirmière, pas très finaude mais outillée des meilleures intentions du monde. Elle calmait mes souffrances avec des produits bio et des lieux communs. Gym douce tous les matins, yoga et assortiment de bougies aux huiles essentielles me firent avancer dans l'âge de la retraite en douceur. Mais du soir au matin à se coltiner ses recettes, moi qui avais fait mon beurre sur le bien-être en entreprise avec tout le baratin homologué de la soupe psycho-sociologisante, je n'ai eu plus qu'une envie à la fin : couper le robinet de ses flots insipides de mots qui respectaient l'environnement, de ses phrases écolo-citoyennes, de lui envoyer son compost à la gueule. J'aimais m'endormir apaisé sur le sein d'une femme mais au bout d'un certain temps plus ou moins long, je me réveillai avec des envies d'éructer. Elle supporta mes sautes d'humeur, s'envoya des potions phytothérapiques quand je m'emportais sans raison contre elle, fit deux fois plus de yoga, puis pleura, puis se tut, puis fit des crises de nerfs, puis fut traitée pour état dépressif chronique tout comme ma première femme d'ailleurs. Toutes ces femmes souffraient pour moi et c'était quand même de belles pièces pour orner mes étagères. Seul au milieu de mes décombres, mon triomphe fut quand même de courte durée. On me diagnostiqua une leucémie ; pourri jusqu'à la moelle. Elle me quitta heureuse et vengée et sa dépression disparut en un quart d'heure. Malheureusement, je survécus à la maladie. La guérison de mon corps fit apparaître un autre mal : la solitude et le grand vide psychique. Je suis désormais une bête convulsive frappée de haine contre moi et le monde entier car je n'aime pas souffrir seul : il faut que mon chaos soit au diapason de l'universelle débandade, c'est ma seule façon de surmonter mes angoisses qui me prennent par vagues géantes. Comme je n'ai plus trouvé de servante au grand coeur pour rafistoler mon âme malade, moi et mon sang mauvais, ma leucémie psychique, je me suis construit un abri au fond de ma cellule de fou : je me persuade au plus fort de mes crises, que je dois me protéger des influences néfastes que les ondes me renvoient. Dernière forteresse autour de mon ego atteint : j'y ai placé couteau, réserves de nourriture, kit de soins. Quand la vague arrive, je me terre comme un rat...Mais au fait, pourquoi êtes-vous encore là à écouter les pleurnicheries d'un vieillard cacochyme ? A mes paroles vous maigrissez à vue d'oeil, vous vous videz, vous mettez dangereusement le doigt dans la boue de la déraison...Je vous le rappelle, vous avez le choix, vous et vous seule êtes en mesure d'accepter ou de refuser. Moi, je suis trop heureux de vous savoir ici, à ma disposition. Je sens même que je pourrais vous utiliser pour vous écraser, vous rabaisser, vous rendre coupable du danger que j'encours, histoire de reprendre un peu de sang sain après une si longue convalescence. Manipuler cette manipulation de votre bienveillance : je hais les Christ qui vont à la croix sans tenter de fuir vers les lupanars de la ville, je hais l'auréole qui orne votre tête et je ne me serais pas penché pour vous donner de l'eau au comble du calvaire. Oui, j'aurais été aimable avec tout le monde sauf avec vous parce que votre amour m'agresse. Il n'est même plus moral, il n'est même plus devoir puisque rien ne vous a été imposé. Il est l'antidote que j'ai refusé toute ma vie au nom d'une bien piètre idée de l'Homme, ce moi-mêmisme jouisseur et intolérant à la frustration : l'Amour dont vous avez retiré la partie chimérique en venant ici de votre plein gré redouble mon conflit intérieur. Le combat de votre grande folie contre ma folie merdique, les hauteurs contre les bassesses...Je vous vois venir ! Et même si vous crevez, vous serez gagnante. C'est inacceptable pour un ancien coach en bonheur d'entreprise et en développement personnel. Quittez la table s'il vous plaît, vous me gênez."

Et pourtant, je revins sans relâche, soir après soir. Tantôt, il m'envoyait la carafe à la figure, tantôt, il fuyait mon regard, tantôt, il acceptait mes bras consolateurs. Il retombait souvent et m'accusait alors de tous les maux. Haine, colère, tristesse, joie fugace, désespoir, je reçus tout. Il me fallait être là plutôt que de divorcer du monde qui me gênait. Des deux, c'était moi la plus folle, moi qui persistais à évoluer dans une sphère sans les conseils d'un coach alors que notre "modèle sociétal" m'y conviait fortement, moi qui continuais à croire que j'avais ma part de responsabilité dans la souffrance des hommes et une dette colossale à éponger en donnant, donnant ce qui ne se quantifie pas, ma petite force morale qui n'était peut-être pas aussi absolue que l'Amour, qui ne suffirait sans doute pas à contrebalancer la douleur, mais qui conférait au moins à la mort, un sens.

 

  

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