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11 décembre 2016

Work in progress

 

Work in progress : un extrait de mon nouveau roman. Ici, un personnage qui ne voit dans l'Apocalypse à venir que la révélation du Néant.

"Le Texte primordial, cette recherche obsédante à laquelle il avait songé mettre un terme presque autoritairement en revenant à la Genèse, comme par un décret artificiel stipulant que tout le travail intellectuel bien mené doit conduire à la conclusion pour rentrer le bateau au port, le Texte qu'il avait cherché, trop disséminé dans les milliers de pensées, de romans, de poésies, commentés à l'infini, ce Texte des Textes qu'il aurait voulu trouver dans la somme éparse de tous les livres et pour lequel il avait consacré au moins deux décennies de sa vie sans relâche, dans la joie renouvelée de la magie des combinaisons neuves qui créaient les idées autant que les sensations que bien souvent il n'avait pas éprouvées directement, ce Texte des Textes n'existait tout bonnement pas, même par recoupement incessant d'idées glanées dans les deux mille ouvrages lus : le bateau était condamné à errer sur une mer houleuse, dans la brume des espérances sans début ni fin, sans un fanal plus haut et plus distinct que les autres qui signalerait une voie, la justesse de la direction, le chant de la délivrance. Il avait lu L'Odyssée, bien sûr, le voyage de l'homme qui aspire à retrouver le foyer. Mais son foyer à lui, où était-il ? Dans les bras d'une Pénélope opiniâtre qui ne lui tiendrait pas rigueur des escales longues et nombreuses que sa recherche supérieure à cette même Pénélope justifiait sans jamais être comblée ? Dans le commencement du monde par un Dieu qui crée à l'Homme à son image et dont l'image ne pourra jamais être qu'un dégradé du principe supérieur et inaccessible nous condamnant à tout jamais à la grandeur misérable ? Oui, il fallait peut-être en convenir.

« S'arrêter là. S'arrêter là où il faut commencer. »

Et la joie de vingt ans de lecture retombait en morne fièvre qui ne camouflait plus grand chose de l'inutilité de sa tâche. Il devinait derrière le brouillard des mots enchevêtrés, non pas la lumineuse énigme offerte aux esprits livrés à l'étude, mais l'angoisse des fosses abyssales que creusait le langage en se démultipliant, en déperdition de son énergie originelle : une idée hantait ses visions, une idée de crépuscule définitif sur toute réalité touchée par les paroles. Une sensation terrible entourait même cette idée : et c'était bien une chose qu'il ne pouvait nommer sauf par analogies confuses. Celle qui revenait le plus souvent était offerte par un rêve récurrent qui terrorisait son sommeil et secouait en lui les vertes peurs de l'enfance : immobilisé au bord d'une plage, les pieds prisonniers du sable, il sentait l'immensité de la mer se soulever, boire le ciel, se dresser en muraille autant temporelle que physique et s'abattre sur lui comme l'oubli. La mer reprenait ensuite son calme apparent, sa tranquille horizontalité, mais en elle la conscience humaine s'était noyée. Au retour de ce rêve, ses draps étaient systématiquement trempés.

Il regardait la télévision, écoutait les informations, s'était inscrit sur les réseaux sociaux et l'impression physique de la vacuité des commentaires déferlant sur tel homme politique choisissant de se présenter aux élections l'engloutissait au fond de l'abîme. Il ressentait les mots, d'où qu'ils viennent, comme une force d'anéantissement monstrueuse. Le langage avait détruit le monde après l'avoir crée : que de ventriloques agitateurs politiques vinssent à remplacer les démagogues bon teint mais impuissants ne réglait rien à l'affaire, sinon que ce fait révélait un différent niveau de vide, celui-ci n'étant pas si uniforme qu'on aurait voulu l'imaginer. Il y avait le mensonge institutionnel, en soi théâtre de conventions de faible densité et le néant assumé comme tel sans camouflage. Une vacuité maquillée et une vacuité sans fard : que fallait-il préférer ? Quel sens recouvrait l'expression « inégalités sociales » que tous les hommes politiques employaient à tout moment sans les avoir éprouvées au fond d'eux-mêmes dans les fins de mois difficiles ? Que signifiait "République"  alors que la Révolution l'avait installée dans la convulsion et le sang, chose aujourd'hui impensable avec des slogans bêtifiants comme le« vivre-ensemble » qui aura contaminé les esprits de ceux qui ont indignement remplacé Danton, Robespierre, Desmoulins ? Qu'y avait-il de grand dans « l'idée européenne » à part d'assommantes directives et des plans d'austérité ? L'Antiquité était jeune en politique, la Révolution française s'en était exaltée et inspirée dans ses innombrables clubs : Robespierre réincarnait le sens de la Vertu romaine, le beau et terrible Saint-Just ne tolérait pas la modération, l'intraitable Marat haranguait d'un verbe tranchant : on labourait le pays de mots-gestes, de la geste politique et maintenant le Verbe piétinait d'un ambitieux à l'autre sans créer le moindre étonnement, la plus petite adhésion.

Et pourtant, il sentait que la littérature aurait dû se taire un instant pour laisser, tout comme dans la période révolutionnaire, advenir ce Temps nouveau où les mots soudain enfanteraient d'une force qui va. Mais même cela était empêché : le bruit s'était démultiplié par tous les canaux depuis l'an I . Et l'action ne peut surgir que d'une surprise que la parole n'a pas anticipée. Il n'y avait plus qu'à attendre la fin du règne des hommes noyés dans leurs mots, emportés non pas dans la vague de l'Histoire mais celle du Néant."

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