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1 avril 2013

Second extrait de L'anéantissement. Cette fois,

Second extrait de L'anéantissement. Cette fois, une femme surgit dans le bureau de L'Editeur. (extrait numéro un : précédent post).

Même principe que pour les extraits précédents : si l'extrait vous intéresse et que vous souhaitez lire la totalité du livre, je vous l'envoie gratuitement sur votre mail moyennant engagement au respect de la propriété intellectuelle et petite publicité en retour sur facebook, ou blog ou autre. Contact : ici même. 

 

Brusquement donc, ils furent interrompus par la secrétaire qui n’avait même pas pris la précaution de frapper. L’air coi, elle glissa son regard vif et écarquillé d’incrédulité dans l’embrasure de la porte. Perplexe, la curiosité piquée au vif, elle chuchota : 

« Une femme insiste pour vous voir.

- Qui ?

L’Éditeur tourna ses yeux quelques fois dans ses orbites : la chose devait être importante pour que Laurence vînt l’interrompre.

- Elle ne veut pas se présenter, mais prétend vous connaître. Elle dit que c’est urgent.

La secrétaire entourait chaque mot d’un haussement de sourcils laissant entendre qu’elle n’en revenait pas.

- Entrez Laurence et fermez la porte derrière vous. C’est qui ?

- Je n’en sais rien, monsieur ; elle dit qu’elle ne partira pas avant de vous avoir vu.

Là, elle chuchotait ; l’énigme, pour Laurence était à son comble.

- A quoi ressemble-t-elle ?

- Euh, une petite brune, les cheveux mi-longs noirs, des yeux assez clairs…Elle ne veut pas donner son nom ni dire pourquoi elle est là. Je lui ai bien dit qu’elle ne pouvait pas débarquer comme ça, mais elle insiste…

- Qu’est-ce que c’est que ça ! Bon, j’arrive ! Je finis avec Stéphane…

L’Éditeur eut à peine le temps de prononcer ces mots, qu’une voix suave et un peu rauque traversa le bureau depuis la porte :

- Ne vous donnez pas cette peine ! Me voici ! » La secrétaire, le stagiaire et l’Éditeur se tournèrent de conserve vers la femme « mystère ». Le bureau de l’Éditeur se transforma, en une fraction de seconde, en scène de théâtre. Les comédiens étaient d’ailleurs synchrones et la vedette principale, sur le pas de la porte. Personne, pendant deux ou trois secondes ne réagit, chacun ayant là parfaitement conscience de participer à une rare transposition du théâtre dans le réel.

- On ne vous a pas demandé de rentrer, fit observer l’Éditeur qui détailla par la même occasion cette femme. Elle portait un long manteau noir étreint par une ceinture à la taille, profilant une silhouette, qui sans être longiligne, semblait assez fine. Comme elle n’était pas grande, on pouvait craindre que le vêtement fasse œuvre de camouflage, et l’œil de s’imaginer instinctivement des petites disproportions. Pourtant, le contour du visage dessiné par un ovale régulier et en longueur, confirmait la morphologie globale. Elle devait, par les traits tiraillés autour des yeux et de la bouche, être aux alentours d’une petite quarantaine d’années. Et l’impression qu’elle offrait, le rouge intense de sa bouche, la pâleur de sa peau, ses cheveux épais, noirs, son entrée parfaitement orchestrée « Ne vous donnez pas cette peine »- était celle d’une autre époque, d’une grande dame, fantôme d’un monde disparu, plus « années folles » que vingt et unième siècle, d’une femme jouant sa vie comme un drame passionnel, une Sarah Bernhardt égarée dans un aujourd’hui trivial où, elle savait qu’on allait lui répondre, au lieu de « Madame, que me vaut l’honneur d’une si charmante compagnie ? », un tristement connu « Vous n’avez rien à faire ici ».

            Il ne la reconnaissait pas, mais comprit tout de suite que cette visite sonnait comme un impromptu. Tout éditeur rencontre ce genre de situation une fois dans sa carrière : un écrivain frustré, un fou qui se prend pour un génie, et que sais-je encore, peut-être même une ancienne maîtresse dont il n’avait pas conservé ni l’adresse, ni la mémoire du visage. Il avait appris à se faire respecter et écarter « les nuisibles » avec un caractère qui forgeait sa légende. Car tout éditeur a une réputation à défendre ; s’il veut entrer dans la mémoire de ceux qui ont assisté aux convulsions du génie littéraire, il doit se montrer à hauteur de ces hommes d’exception tout en affichant un grand sens des affaires, et par-dessus tout, du calme. Une autorité intellectuelle fondue dans un homme d’action : voilà en quelques mots ce qu’il se voulait incarner pour lui-même et surtout pour les autres. Et des fâcheux, il avait eu à en gérer durant sa carrière !

- Je m’en moque, rétorqua la femme avec aplomb. Ce jeune homme, sans doute, ou un de ses « collègues » a lu le manuscrit avec la même délicatesse qu’un puceau qui se mettrait à effeuiller une femme !

            Elle parlait sur un ton monocorde, comme qui dirait détaché. Elle n’était pas dans ce monde mais bien sur la scène qu’elle se représentait mentalement. Et cela était parfaitement perceptible dans son attitude hiératique comme dans ses paroles. Stéphane jubilait intérieurement, la secrétaire demeurait ahurie, et l’Éditeur s’échauffait.

- Je vous interromps immédiatement ! Les bureaux ne sont pas ouverts au public et, qui que vous soyez, reine d’Angleterre comprise, il faut prendre rendez-vous pour me voir, avec un motif sérieux ! Pas pour venir réclamer une publication en tout cas. Si votre manuscrit est refusé, vous avez dû recevoir une lettre, comme tout le monde. Nous sommes encore maîtres de retenir les manuscrits qui nous plaisent et d’écarter ceux que nous ne publierons pas. L’édition n’est pas un droit, que diable ! Si vous ne sortez pas, j’appelle la police !

- Vous pouvez l’appeler, dit-elle sans se dégonfler. Après vous, c’est chez elle que j’allais me rendre. C’est dommage. Si vous me laissiez le temps d’expliquer le sens de ma venue, peut-être pourriez-vous tirer grand profit de mes révélations.

            Un instant, l’Éditeur soupira ; ses sourcils épais levés par l’étonnement bien au-dessus de ses paupières, furent rehaussés par de curieuses impressions contraires : l’envie d’afficher son intransigeance et le drôle de pressentiment que cette femme avait vraiment quelque chose à dire. Il tenta de répondre à ces deux tentations :

-                Nous ne sommes pas un organe de presse : téléphonez à la rubrique « fait-divers » de n’importe quel journal, dans ce cas…

            La femme, postée devant les trois individus un peu émoustillés par cette irruption dans un milieu où les voix d’habitude sont feutrées, où la musique est le silence ponctué par le bruit des feuillets que l’on tourne, corrige et relit, sentit ses jambes flageoler, sa bouche chercher vainement ses mots et rencontrer la sécheresse de son palais. Visiblement, ses terminaisons nerveuses étaient maintenues depuis fort longtemps en tension. Encore un peu et elle s’effondrait. Son numéro précédent plein de panache, se décomprimait dans une moue plus proche de celle de la petite fille que de la grande dame.

- Je… puis-je un instant vous parler en particulier ? Son visage se détourna de ses spectateurs et s’échoua dans le regard intraitable de l’Éditeur.

- Non madame. Je n’accorde pas de rendez-vous de cette manière. Veuillez sortir, s’il vous plaît. Je ne le répéterai pas.

            Dans un tour de force, l’avantage revient souvent à celui qui ne doute pas. Pour notre femme, d’évidence fébrile, la partie était perdue. L’Éditeur le sentit animalement et il voulait montrer qu’il était parfaitement capable de gérer une situation de crise devant ses employés. Cette pauvre femme qui n’avait rien de menaçant pour exubérante qu’elle fût, rendait sans le savoir un petit service à cet homme qui aimait par-dessus tout qu’on le respectât. Il lui importait de réussir devant le stagiaire et la secrétaire, sa démonstration. Sa vie professionnelle avait été émaillée de ces choix qu’il ne faut jamais regretter qu’ils soient littéraires, économiques, humains.

- Je vous en prie, non ! L’effondrement que le public pressentait de façon imminente survint alors. La petite brune s’écroula sur la chaise posée à côté de celle du stagiaire, puis se mit à sangloter. Un pétard mouillé. La secrétaire et Stéphane s’adressèrent un regard plus que perplexe ; mais comment allait réagir désormais l’Éditeur ? Continuerait-il à se montrer inflexible ? Voilà ce que semblaient se demander les deux employés.

- Madame, expliquez à ma secrétaire votre problème et elle saura m’en faire part. C’est tout ce que je puis faire. . . Je n’ai vraiment pas le temps, maintenant. Et sachez que les pleurs ne m’émeuvent pas ! Le chantage, quel qu’il soit, n’a aucune prise sur moi ! A en écouter certains, je serais responsable de leur suicide ! La vie n’est pas un roman, Madame ! On ne force pas le bureau d’un Éditeur en imaginant que c’est de cette manière qu’on publiera votre manuscrit ! Ah, vous êtes tous pareils !

            La femme, qui venait de subir une étonnante métamorphose, de femme fatale à femme enfant, comme sous l’effet d’un coup de baguette magique, essuya à ces mots ses larmes, se leva tout net, les yeux meurtris et meurtriers. Et cette fois, ce n’était ni une femme ni une enfant, mais une adolescente qui réagissait :

-               Je sais…de toute façon, je n’intéresse personne ! Je n’ai jamais intéressé personne ! Je suis comme des millions de femmes aujourd’hui à attendre que ce soit mon tour, mais mon tour ne vient jamais !  D’autres, mieux nées, moins polies, et plus belles m’ont ravi la place ! Je vais partir de ce monde comme j’y suis entrée, Monsieur : dans l’indifférence généralisée. Ne vous en faites pas, je vais quitter votre bureau, vous retrouverez votre tranquillité, vos auteurs bien installés, votre petit milieu que personne ne dérange ! Le livre que j’ai écrit et que vous détenez ici, n’a probablement pas été ouvert. Mais il décrit ce que je viens d’accomplir pour me venger d’un ancien mari qui, non content de m’avoir humiliée, me ruine financièrement et veut me retirer la garde de mon enfant ! Oui, Monsieur, vous détenez une vie dans ce manuscrit, mais vous n’en voulez pas ! Et bien je l’offrirai à une maison concurrente, qui en retirera, je vous l’assure, le plus grand bénéfice. (l’Éditeur ému et agacé, eut envie de se lever et de lui coller une bonne fessée à mesure que notre pauvre femme s’embourbait. Faire le coup du « personne ne m’aime, personne ne s’intéresse à moi » devant de parfaits inconnus ! Quelle gamine…Elle tentait tant bien que mal de se raccrocher à un discours, de retrouver un peu de lustre, mais la sensation première confrontée à cette défaite enfermait la théâtralité dans un grotesque écrasé de pathétique. Comme poursuivie par la nécessité de l’échec, attirée par la fatale humiliation par laquelle cette scène devait inévitablement s’achever, elle prolongeait le face à face au lieu de l’abréger sobrement.)

- Et puis pour quelle raison, je vous prie, mon manuscrit n’aurait pas autant de valeur que ces autobiographies maquillées en « autofiction » ? Pourquoi donnez-vous leur chance à ceux qui ont tout déjà ? Pourquoi faut-il déjà avoir un nom avant même que d’avoir agi pour mériter votre respect ? Vos méthodes sont iniques. Je vais reprendre ce qui me revient et vous verrez, on m’accueillera bien mieux ailleurs.

            Étrangement, personne ne l’interrompit. La déclamation de cette femme, outre qu’elle semblait embrouillée, provenait d’une détresse qui n’avait rien d’affecté. Tout ceci fut dit moitié-crié, moitié-pleuré. On ne savait plus quelle réaction avoir : s’émouvoir, s’emporter, rire ? L’Éditeur, loin de s’énerver cette fois, dévisageait la malheureuse d’un air consterné, blasé qui signifiait en substance qu’il avait déjà entendu ce discours et que ma foi, il le comprenait, se l’était fait des dizaines de fois... Mais quoi, le livre est un métier, une économie, une entreprise qui doit s’avérer viable aussi ! Pourquoi tant de personnes s’obstinent à ne pas comprendre ! Ces arguties le fatiguaient. Vraiment, il n’avait pas envie de se laisser émouvoir, même si, comme Stéphane et Laurence, il avait ressenti à entendre cette femme, la vibration particulière de son désespoir. Il n’allait pas maintenant changer de posture devant tout le monde : pour qui passerait-il ?

-          Et bien faites donc et c’est ce que je vous souhaite ! Stéphane, rendez à Madame son manuscrit, je vous prie. »

Affaire classée. Un instant, elle scruta l’Éditeur qui n’avait pas cillé ; il replaça ses lunettes sur son nez et ouvrit un dossier. C’est alors qu’elle reconnut en cet homme le même prodigieux détachement qu’en son mari : cette froideur érigée en puissance. Jamais, elle n’aurait traité, croyait-elle, un humain de la sorte. Jamais plus, en tout cas depuis qu’elle avait éprouvé l’incisive douleur d’être écrasée par le rejet. Mais ce faisant, il était dans son bon droit, et  c’était elle qui avait dérogé à toutes les conventions qui prévalent aux échanges normaux. Il n’y avait donc plus qu’à se taire et s’en aller. La chaleur humaine dont elle avait un incompressible besoin, ce n’était pas aujourd’hui qu’elle en recevrait une miette. L’élan d’humanité qui se serait penché sur son cas, malgré ses éructations puériles, n’était pas inscrit dans les « règles de bon fonctionnement ». Oui, il y avait chez certains humains une dureté que la civilisation rendait acceptable et même cautionnait. Notre comédienne encore mal instruite l’apprenait à ses dépens. Dans des milieux sociaux embourgeoisés où l’on pratique l’activité feutrée et suave de la lecture avec la certitude orgueilleuse de fabriquer le meilleur de la culture, on n’appréciait guère les manifestations trop brutes de la détresse, on interprétait contre soi une parole agressive alors qu’elle n’était le plus souvent qu’une réaction défensive contre une violence plus sourde. Une époque lisse, sans escarmouche, sans prise de bec, sans dérogation au protocole, chacun dans son rôle, pas de pas de côté : postures de ceux qui assoient leur règne contre les sauvages qui, ne maîtrisant ni les codes ni les usages, sont relégués à la marge où se côtoient les mal nés, les mal-parlants, les sales gueules, et plus réellement les spontanés, les politiquement pas corrects. Ne pas envisager le moindre changement dans la marche à suivre, s’en tenir à la lettre à un protocole, ne jamais tolérer un haussement de ton, que la forme ne soit pas menacée par un fond…Mais pendant qu’il fallait rendre ces politesses, elle crevait ! C’était ça la nouveauté de sa vie, la grande découverte : comme si son mari avait passé le mot à tout le monde ! Partout, depuis des mois entiers, elle éprouvait la sensation de fouler des sols recouverts d’une couche épaisse de neige, partout, le même paysage plongé dans les univers froids des bureaux, des procédures, et partout elle glissait la tête la première sur ses surfaces gelées. Partout, on lui répétait inlassablement qu’elle était l’unique artisan de son malheur et s’il fallait s’en prendre à quelqu’un, ce serait d’abord à elle-même. Le monde avait cessé de lui ouvrir ses portes et surtout, elle ne comprenait plus comment y rentrer sans lever derrière elle des écrans d’hostilité. C’était arrivé brutalement, sans signe annonciateur et depuis, elle évoluait dans la pâle lueur d’un hiver têtu.

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