Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
contempo-reine
contempo-reine
Publicité
Archives
Pages
Newsletter
6 avril 2013

Couper court. Rêve d'anéantissement.

Bonjour à tous. Rappel pour les nouveaux venus : ici, blog littéraire. Je présente mes romans, je crée des nouvelles, j'apporte de temps à autre des éclairages théoriques sur le "fait" littéraire...En ce moment, j'offre un "pacte de lecture" au lecteur curieux : le principe est que je donne un extrait de roman à lire, si cet extrait vous plaît, je peux vous envoyer (si vous en faites la demande à reinebale@gmail.com) l'intégralité gratuitement sur votre mail, à condition que vous vous engagiez à évoquer brièvement sur tweet ou facebook ou votre blog (ou autre) mon travail pour me faire connaître un peu (critique tolérée mais pas d'insulte...), à ne pas violer la propriété intellectuelle (à ne pas diffuser des extraits sans citer l'auteur).

Voici donc : l'extrait du jour est issu de mon roman L'anéantissement (achevé cette année). Une femme déboussolée,, portant le nom de Régina Basel, débarque dans le bureau d'un éditeur. Les raisons de sa présence en ce lieu sont confuses : elle a déposé un manuscrit qui comporte une "révélation importante" (elle y explique pourquoi elle a tenté d'émasculer son ancien mari)...Evidemment, l'éditeur, qui pense avoir affaire à une folle, la renvoie. Elle se retrouve seule à ratiociner, à se repasser le récit de sa solitude, de son sentiment d'étrangeté à ce monde...

"Elle pensa au Joseph K. du Procès, à son réveil un matin pas différent des autres, à son inculpation sans motif, à sa quête légitime du « pourquoi » et, en guise de réponse, son errance dans les bureaux, chez l’avocat, là où l’absurdité de son inculpation pourrait être levée, et qui pourtant ne fait que redoubler dans d’infinies procédures. Quand on fait l’épreuve de l’hostilité, on pense souvent à Joseph K. La version moderne de Job, en somme, celle qui fait de notre vie une "procédure". La procédure ! Elle se sentait broyée mais elle ne parvenait pas à avancer vers l’épicentre originaire de sa souffrance. La cause en était peut-être une faute très ancienne pour laquelle il fallait expier, et qui maintenant l'entraînait dans le mouvement d'une chute invincible. Puis, la voilà un beau jour se réveillant comme une étrangère en ce monde avec une dette à acquitter. Elle se figurait qu'elle payait une erreur« métaphysique » : laquelle ? Job n'avait sans doute pas compris non plus le sens de cette dette alors qu'il s'était comporté en juste ; oh oui, il avait été incommensurablement plus juste que dans aucun des actes dont elle pouvait se prévaloir. 

            Alors qui avait-elle offensé ? Quelle faute portait-elle malgré elle ? Il est vrai qu’elle n’avait pas fait l'hypothèse de Dieu, par paresse peut-être ; tout comme elle avait passablement écarté la religion de ses parents pour le même motif. Une religion, précisément, où l'on revient souvent à des histoires de faute. Mais s'il fallait qu'elle paie un tribut pour les péchés accomplis, il eût au moins fallu qu’elle portât crédit à l’idée d’un homme pêcheur par nature. On ne peut pas être puni pour des lois qu'on n'enfreint pas, selon le principe de la liberté de conscience de croire ou pas. Job était croyant, pas elle. Dieu le mettait à l’épreuve, il pouvait toujours se retourner contre lui. La difficulté pour elle était tout autre : quand les choses déviaient de la raison, il fallait les admettre sans chercher d’explication. Ou alors, se débrouiller toute seule, avec les moyens du bord. Un petit salaire à verser pour ne dépendre d’aucun système.

            Non, décidément, ses choix « philosophiques » n’étaient pas des erreurs à proprement parler. Elle ne pouvait écarter néanmoins une sensation assez diffuse qui la minait depuis l’enfance : cette curieuse impression que sa présence « en elle-même », pour elle-même, posait un problème au règne humain. Elle n’était jamais dans le ton des autres, jamais dans l'air du temps. Elle avait dû s’égarer dans une époque, n’être qu’un esprit errant qui par erreur s’était vu décerné une carnation hasardeuse, si l'on admettait encore que les âmes migraient... Dans sa famille :elle se sentait à l’écart. Des amis ? Elle n’en avait jamais eus beaucoup. L’esprit de « bande » lui était totalement étranger. Mais on lui avait fait remarquer que son caractère y était aussi pour quelque chose. Trop absolu. Trop à côté de ce qu’elle jugeait des « détails ». Pas dans la procédure, retraduisait-elle en sa faveur, convertissant le jugement sur son caractère comme une insigne qualité de « résistance », plutôt que comme le réel problème d’adaptation qu'il lui posait.

            D’évidence, il lui avait manqué un sens pratique, une aptitude à prendre le monde comme il est. Elle avait sans doute passé trop de temps dans la lecture, dans la rêverie. Là où d’autres s’attelaient à être en règle avec les obligations ponctuelles de payer les factures, de faire passer le contrôle technique de la voiture avant même la date butoir des deux ans, de lire et de répondre régulièrement aux mails, aux courriers, elle se mettait toujours en faute avec de copieux retards. Surtout pour le contrôle technique qui lui valait de conséquentes amendes contre lesquelles elle réactivait son sentiment d’injustice. C’est drôle comme à son âge elle s’émoustillait encore à l’idée de pouvoir défier l’autorité, de passer devant un rond-point qu’elle savait infesté de gendarmes en espérant y couper. Immanquablement, et quelques fussent les arguments déployés, les tentatives d’apitoiement sur les représentants de l’ordre, elle se faisait « aligner ».

            Elle accusait alors cet « ordre », cette manifestation de l’arbitraire, la « procédure » à laquelle se réduit désormais toute vie. Et que des amis éclairés comme Karine, son soutien le plus loyal dans des épreuves plus rudes que les contraventions, lui eussent rappelé sans cesse l’inanité de ces protestations, n’y faisait rien. « C’est ta lecture des faits qui est mauvaise. Personne ne t’en veut, a priori. Le monde n’a pas choisi de te détester ! » Il y avait de la raison dans cette analyse, concédait-elle à Karine. Mais, rebondissait-elle aussitôt, si pour l’essentiel, Karine visait juste, il y avait, avec ce que les évènements récents charriaient de contrariétés, une évidente limite à considérer que tout venait d’une déformation de son jugement à elle ! Encore une fois, en dépit du fait que son mari la détestait, en vertu de la raison qu’elle ne lui avait pas volontiers accordé sa bénédiction pour partir avec une femme plus jeune, en dépit du fait qu’il souhaitait la garde de sa fille et qu’il investissait beaucoup d’argent en frais d’avocat pour avoir ce droit, en dépit du fait qu’elle avait été obligée de quitter sa maison parce qu’elle ne gagnait pas suffisamment sa vie, en dépit du fait qu’il ait émis le désir de déménager dans une région éloignée avec sa nouvelle conquête pour une question de travail et que par là même, il la priverait de voir sa fille en cas d’obtention de la garde, elle se devait d’admettre qu’elle faisait une « mauvaise lecture des faits ». Mais procédure contre procédure, elle l’aurait sur toute la ligne, lui avait-on certifié. Parole d’avocate experte. Une expertise de quelques milliers d’euros.

            Je suis peut-être givrée, mais je maintiens, depuis la raison qu’il me reste, que le monde ne l’est pas moins que moi ! Le coup de poignard dans le dos du mari était légal, la trahison du mari était légale, les frais d’avocat étaient légaux, sa demande pour partir avec leur petite fille, son trésor, elle aussi était légale. Une saloperie bien légale ! C’est là qu’elle se mit à assumer son « inadaptation » de naissance, jusqu’à débouler chez cet Éditeur dans une posture évidemment défavorable. Mais avant cela, il y avait eu autre chose…« L’acte », « l’irréparable » qui selon elle allait enfin mettre un terme à l’ignoble procédure dont elle était désormais la prisonnière. Un acte hautement symbolique, pensait-elle sans saisir que le couteau avait fait couler un sang bien réel. Quelque chose dont le mari se souviendrait

            Et c’est en lui incisant les parties génitales pas plus tard que ce matin (elle ne savait pas jusqu’où la blessure s’avérerait irrémédiable : elle n’avait eu le temps que de le voir saigner avant de s’enfuir jusqu’à la gare d’Aix-en-Provence et d’arriver en TGV dans ce Paris qu’elle connaissait comme sa poche), qu’elle avait dans un élan aussi fou que raisonné, mis fin à « La procédure ».   

Publicité
Publicité
Commentaires
Publicité