Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
contempo-reine
contempo-reine
Publicité
Archives
Pages
Newsletter
27 mars 2013

L'anéantissement -roman de Reine Bale-

Rappelez-vous le pacte de lecture proposé : si cet extrait vous plaît, je vous envoie l'intégralité du roman gratuitement. Puis, vous en parlez un peu sur Facebook ou sur votre blog ou..., histoire de me faire connaître un peu. Le pacte tient toujours (et je remercie ceux qui en ont accepté les termes pour le roman précédent Civilisation perdue) ; mais cette fois, ce sera avec un autre roman. Voici l'incipit de L'anéantissement, roman absolument contemporain dans la forme et le fond (forme avec mise en abyme, plusieurs voix... et fond : avec un thème qui menace un peu plus sérieusement la société que le mariage homosexuel dont on nous rabache les oreilles, comme s'il n'y avait pas crime plus odieux...bref, ne nous énervons pas- donc ici les thèmes sont : la pauvreté des jeunes, le divorce comme anéantissement moral). Rappel des conditions : respect de la propriété intellectuelle, engagement à ne pas insulter, invectiver, engagement à en parler. De mon côté : envoi gratuit du roman in extenso, confiance accordée.

 

 

L'anéantissement, roman de Reine Bale.

 - Chapitre I -

            L’Éditeur dans son rôle, le stagiaire débordant du sien et une femme qui déclenche tout.

 

"D’humeur massacrante. Il était d’humeur à massacrer le premier mauvais livre qui lui tomberait entre les mains. Juste pour se libérer. Pour évacuer la bile noire d’un mauvais réveil. Il avait dû s’extraire d’un lit chaud et gagner les rues froides d’un Paris lui aussi mal réveillé. C’était sa méthode très personnelle pour faire passer le froid, et qui plus est, la raison de sa présence dans ces lieux, dans cette maison d’édition. Avant de s’y mettre, il déclina son identité en direction de la pile de livres qu’il était censé parcourir en une journée de travail : « Stéphane : lecteur- stagiaire à Mourir de Lire éditions, pour vous servir ». Les présentations étaient faites. Le geste impérial, il saisit le premier manuscrit du tas, et sans même lire le titre, ouvrit la première page.

            « Quand je l’ai rencontré, il pleuvait des cordes ». Mal parti. Très mal parti. Première phrase, premier ennui : déjà lu des milliers de fois. La météo, la rencontre : soit le « soleil est radieux », soit « il pleut des cordes ». En cas de soleil, la rencontre remplira sa promesse ; avec la pluie, on devine une passion impossible. Cousu de fil blanc, pas la peine d’aller plus loin. Il ferma le manuscrit d’un geste sec et observa les références de la page de garde. L’écrivain : une femme, une certaine Claire Z. Pas étonnant. Les romans d’amour sont écrits par des femmes pour des femmes depuis que le roman existe. Le titre : Orage d’amour. C’est tellement grotesque que j’ai du mal à y croire ! Comme quoi deux lignes de lecture suffisent parfois à se faire une idée ! Une ménagère qui s’ennuie, qui attend la passion, je parie. Un peu comme Meryl Streep dans la « Route de Madison ». Elle s’imagine des trucs fous dans sa baignoire. Ils vont s’aimer, se déchirer, se rabibocher…suivant les fluctuations hydrométriques. De quoi me rendre misogyne pour les dix ans à venir !

            Stéphane écarta le manuscrit avec un mauvais sourire, le plaça sur le monticule déjà bien fourni des romans refusés. De toute façon, les consignes étaient strictes : sur cent manuscrits reçus, seuls dix seraient vraiment lus par le comité de lecture et sur les dix heureux élus, peut-être un, un seul et unique finalement retenu pour le grand soir éditorial. Il ne fallait présenter que les meilleurs pour éviter à tout le monde de grosses pertes de temps. Alors, ces bonnes vieilles terrines de sentiment, ces orages d’amour, ces ruptures en plein soleil, ces brouillards d’ennui…

            Une gorgée de café plus tard, il s’attaqua à Panique en Antarctique, un polar. Un énième polar. « Dans les conditions extrêmes du pôle, précisait la lettre de présentation, une haletante course-poursuite entre un flic et un tueur. Des paysages impitoyables, une psychologie au fil du rasoir. Rasoir ici est à prendre au pied de la lettre : c’est l’arme du tueur. » Encore un écrivain du dimanche gavé de séries télé. Peut-être avec une vague réminiscence de Frankenstein au moment de la course poursuite sur la banquise…ouais. « Rasoir » : je n’en doute pas une seconde. A prendre au pied de la lettre !

 

            Ce boulot le rendait cynique, il le savait. Il devenait tranchant, impitoyable sans véritable raison ; il obéissait à la pulsion du défouloir. Il s’en prenait à des « écrivants » faute d’attaquer de front les vrais problèmes de sa vie. D’autres beuglaient au volant de leur voiture sur le chemin du travail et arrivaient au bureau, purgés d’insultes, dans leur costume irréprochable. D’autres encore faisaient de longs et éreintants joggings ; lui, il tirait à bout touchant sur les lieux communs, les facilités de style, les « écrits-vains », comme il les appelait. Mais n’étant pas d’un naturel méchant, il s’était inventé un antidote contre son propre arbitraire : il s’obligeait à théoriser ses réticences, à étayer ses refus sur des fiches de compte rendu très détaillées. Ses garde-fous. C’était une obligation de service que personne néanmoins ne prenait le temps de vérifier. Pour Panique en Antarctique, voici comment il disserta :

             «De la clarification théorique sur l’inflation du roman policier :

« J’adresse ce mot à tous. A la planète « Occident ». Vos films policiers, vos romans policiers, vos délires policiers, je n’en peux plus ! Mon bureau, mon minuscule bureau est l’endroit le plus densément peuplé de criminels au monde ! Cette peur partout, ces psychopathes en puissance, ces détraqués : c’est ça qui vous colle une érection ? Une calamité nous attend ici…et là aussi !  La vie est un crime ! Du crime, du crime ! Tout plutôt que l’ennui, tout plutôt que nos vies étriquées ! Les héros ? Ils se ressemblent tous ! Pas besoin de lire Panique en Antarctique pour le savoir ! Des inspecteurs, pas de vulgaires inspecteurs : des âmes perdues mais sauvées ! Des alcooliques géniaux ! Des êtres torturés, passionnés par la vérité ! Soi-disant « réaliste » que tout ceci ? Faites-moi rire ! On dirait que derrière chaque citoyen, il y a un monstre ou un ange déchu ! Et le criminel : un génie au service de l’Enfer. Corps triturés façon « pièces de boucherie », mais disposés selon une logique implacable d’après de vieux rites oubliés. La mystique fait son grand retour dans les oripeaux des pauvres victimes ! L’assassin, ethnologue ou théologien (j’en donnerai ma main à couper pour ce qui est de Panique en Antarctique) envoie, du ciel de son esprit malade, les signes de la Fin des Temps sur le corps de chaque massacré. Heureusement des experts ultra professionnels, usant aussi bien de leur « flair » que de technologies high tech, vont élucider la ténébreuse affaire au prix de leur santé mentale et du sacrifice de leur vie privée. La grande tendance : le policier islandais. (Panique en Antarctique offrirait-il une passionnante variante en se plaçant au Pôle Sud plutôt qu’au Pôle Nord ?) La glace recèle en plus des phoques, des corps parfaitement conservés ! Qu’adviendra-t-il quand le réchauffement climatique fera fondre les banquises ? A la place d’icebergs, des milliers de corps flottants au milieu des ours pleurant les glaces perdues ! Non, non et non ! Je ne m’y retrouve pas. Je ne nie pas l’existence du monstrueux, mais son visage est infiniment plus banal, c’est bien connu. Quand je regarde le monde depuis le trou de mes orbites, je ne vois rien de si « visuellement » horrible. La souffrance, sans doute est moins spectaculaire : il y a un cri, mais il est la plupart du temps étouffé au fond de chacun d’entre nous. »

            Là, avec la phrase sur « le cri » contenu en « chacun de nous », il dérivait vers un horizon très personnel : il ne pouvait pas s’empêcher de penser à son cri. De fait, il souffrait mais d’une souffrance un peu vague, sans contour précis. Il ne savait pas à qui s’adresser pour l’exprimer. Il traversait une interminable période de solitude, un désert affectif et social qui semblait se dérouler à l’infini à mesure qu’il avançait. C’était exténuant pour un jeune homme en pleine possession de ses moyens physiques et intellectuels de se retrouver « sur la touche », surtout qu’il n’en voyait pas le bout. Alors, chaque fiche, chaque compte-rendu lui servait d’exutoire. Il acheva : « La société contemporaine est extraordinairement silencieuse. Et très médiocre. Du coup, sa dramatique déliquescence intellectuelle, culturelle, relationnelle passe en elle, quasi inaperçue. » Cette phrase de conclusion lui parut percutante. Il trouvait toujours quelque chose à dire sur la « déliquescence de la civilisation » dont l’afflux de mauvais écrits devenaient, en quelque sorte, l’irréfutable témoignage.

            Voilà comment le jeune stagiaire, chargé de trier le bon grain de l’ivraie dans son modeste bureau du Service des manuscrits, pontifiait à la lecture de chaque livre qui se perdait sans le savoir, dans les méandres de ses pensées. Une théorie pour chacun. Un dialogue inépuisable entre lui et ces écrivains invisibles. C’était son petit pouvoir à lui, son unique plaisir de stagiaire. Puis, comme c’était le premier mardi du mois, il se souvint que l’Éditeur, le supérieur hiérarchique, n’allait pas tarder à le faire appeler. Il s’efforça de changer son humeur. Cette séance d’acrimonie matinale l’y aida substantiellement : il avait vidé son sac.

 

            L’Éditeur pourtant fort occupé, mettait un point d’honneur à recevoir en personne chacun de ses employés une fois le mois, ne serait-ce qu’une minute. La période étant critique pour l’édition en général, il fallait « resserrer les rangs ». C’est ainsi que Stéphane, simple stagiaire se trouva placé dans le confortable fauteuil marron, molletonné cuir et traditionnellement réservé aux visiteurs, exactement de la même façon que les « titulaires » qui venaient de le précéder ici même. Il devait y évoquer son « expérience » au sein de cette maison de taille respectable et, à vocation « généraliste ». Ses trois mois passés ici n’avaient guère déposé de fait mémorable au fond de son crâne. Rien en tout cas qui, selon lui, méritait d’être exposé à son Éminence ; il se demandait bien comment éviter les éboulis d’embarras inéluctables qui finiraient par rouler sur eux après la fatale question : « Alors, avez-vous quelque chose d’important à exprimer, à signaler… ? » Le stagiaire n’ignorait pas que la parole octroyée à un employé est rarement désintéressée ; tout ce que l’on croit « admis », voire « incité » comporte sa part de piège. Il faut redoubler d’attention quand on est un simple stagiaire et que l’on brigue un poste fixe : on ne peut pas se laisser aller à la critique même si on la croit vraie et juste. Il se tortillait dans ce fauteuil trop grand pour lui, dissimulait comme il pouvait son malaise et réfléchissait longtemps avant de parler.

            « Vraiment, j’apprends beaucoup sur le métier. Ce stage est très enrichissant », finit-il par lâcher. Il avait souvent répété ces deux phrases pour des entretiens ou des lettres de motivation. Pas originales, non. Concises, efficaces. Il faisait ce qu’on attendait de lui comme la frigide simule l’orgasme. Et tout comme la frigide, il croyait répondre à un désir puissant dont l’origine décide de presque tous nos actes, ce besoin de reconnaissance qui nous habite de la naissance à la mort.

            Les chances d’une embauche étaient si minces dans « un contexte de crise » que chaque erreur pouvait se retourner contre lui. On ne lui avait pourtant rien promis, juste laissé entendre qu’il pourrait intégrer « l’équipe » si on le trouvait efficace. Il s’accrochait exagérément à cet espoir. Comble d’infortune pour Stéphane, les acmés de la crise, 2008 et 2010 coïncidèrent avec les débuts de sa recherche de travail. Faute d’en avoir trouvé, il s’était résigné à enfiler des stages. Il se formait en attendant « mieux », mais le « mieux » se refusait, obstinément : la conjoncture allait de mal en pis dans le domaine de l’édition, comme ailleurs. De rêveur, il s’était converti à « réaliste » depuis 2010. Ainsi, il acceptait de vivre avec presque rien, tout en travaillant quantitativement comme n’importe quel salarié. Devait-il s’estimer heureux pour les six cent cinquante cent euros mensuels qu’il gagnait ? Pour se réconforter, il imaginait que les futurs stagiaires, ceux qui viendraient après lui, ne toucheraient même pas la maigre indemnité à laquelle Stéphane pouvait prétendre. Car dans son cas, on ne parlait pas de salaire mais d’indemnité, un peu comme si on admettait dans ce mot qu’il fallait réparer un préjudice, un tort. Dans le fond, on pouvait voir les choses comme ça : cette « indemnité » permettait à Stéphane de payer tout juste son loyer. Et le reste ? Pour manger, les généreuses contributions familiales tombaient bien. Sans compter la CAF, l’aide au logement ! Ah sans elle, c’était la cité de banlieue au lieu de ses quelques mètres carré dans Paris résolument trop exigus, mais infiniment préférables à ce cauchemar des cités avec lequel il s’était juré de rompre pour toujours. La banlieue, c’était son enfance : il avait donné ! Le retour à la périphérie aurait signé le dernier volet de son déclassement. Déjà, il se demandait s’il contribuait à la prospérité de l’économie de son pays en trouvant si difficilement à se nourrir, à se vêtir, à se loger. Il devenait, à son échelle, douloureux de le concevoir. Et comme les incohérences se déplacent toujours en bande, on le pliait à ce rituel ridicule, inutile, forcé de la confession au patron. D’ici trois mois, on le remplacerait  sans doute par un autre de son espèce et de la même manière, et lui aussi serait tenu en joug par la question : « Que pensez-vous de votre expérience au sein de notre maison ? »

            Il rajouta à sa première salve de mots qu’il pensait « avoir trouvé sa place » et, grisé par le sourire du patron, il osa même tirer sa seconde cartouche : « J’apprends ici des choses essentielles sur le fonctionnement de la maison », cela alors que Stéphane accomplissait exactement les mêmes tâches qu’aux deux précédents stages. L’Éditeur qui vivait son moment de démocratie mensuelle, scrutait le stagiaire en suçotant la branche de ses lunettes. Il semblait satisfait de ce qu’il entendait. Le simulacre après tout, atteignait tout et tout le monde, égalitairement. Stéphane aurait trouvé amusant qu’on place un détecteur de mensonges dans la pièce : les mots sortis de sa bouche dessinaient une courbe si contraire à celle de ses convictions, que la machine se serait emballée jusqu’à la folie ! A la question : « êtes-vous à l’aise dans la maison ?», qui en soi renfermait du tact, il avait répondu par un « oui » franc et direct, alors qu’il n’aimait pas son petit bureau, que la secrétaire qui boudait beaucoup ou râlait fréquemment, ne faisait pas d’effort pour se montrer aimable. Mais lui, le petit stagiaire, pouvait-il à lui seul relever toutes les hypocrisies, à commencer par celle qui formait une image de plus en plus irréfutable dans son esprit, de celle d’un troupeau d’esclaves légaux qui servaient pour une bouchée de pain aux travaux subalternes du monde moderne ? Notre jeunesse se consume dans les stages, avait-il entendu dire de la bouche d’un syndicaliste à la télé.

            Anticipant le stérile face à face, il s’était muni d’une pile de manuscrits comme d’un paravent. Et comme l’Éditeur sentit, depuis son bureau (très cosy, un vrai bureau d’éditeur avec un revêtement cuir rouge recouvert de piles de livres et de dossiers), que le stagiaire s’efforçait de dissimuler ses doutes, il l’envisagea droit dans les yeux et d’un air patelin : « Tous les avis comptent. Ce que vous pensez est très important. » Stéphane comprit que cet homme voulait faire de son mieux, qu’il n’était pas étranger au sort des « petits ». Il y avait un vrai fond de gentillesse en lui, ça se voyait même physiquement, dans sa rondeur bonhomme, son penchant pour la bonne chère et l’approche très « gai savoir » de la littérature. Mais les temps étaient durs et venaient tout gâcher. La survie économique, d’abord. Et encore, la maison parvenait à parier sur des nouvelles têtes, sans chance de rentabilité. Tout le monde trinquait, mais Stéphane aurait bien aimé faire partie des exceptions à la règle ; et si l’Éditeur était vraiment sensible, il devait s’en douter. Mais Stéphane en était à un point où il recevait de plus en plus mal les « raisons des autres » car chacun a ses raisons, n’est-ce pas ?  Les mots ne suffisaient plus. Il lui fallait un boulot, un salaire et le reste, ma foi on verrait bien. Oui, on verrait bien s’il a des choses à dire, après. Ce rendez-vous, c’est de la poudre aux yeux. C’est  fort de café de caresser la démagogie jusque là. La vanité obèse du patron parvenait à se faufiler dans les plus étroits interstices de la nature humaine, pensa-t-il, en sachant ce qu’il y avait peut-être d’injuste dans le jugement. La présence d’un stagiaire dans ce bureau ne valait que pour le pouvoir du chef, son désir particulier de le voir rayonner et éclairer les employés. Ne nous cachons pas derrière notre petit doigt. Mais lui, Stéphane, en tant qu’homme, jeune homme chaleureux et compétent apportant sa contribution humaine et technique, ne rentrait pas en ligne de compte. Il pouvait disparaître sur le champ qu’il se verrait aussitôt oublié et remplacé. Et on ferait mine avec lui comme avec n’importe quel autre de montrer une vraie sollicitude. A ce stade, pensa-t-il avec amertume, il était sans doute plus valorisant d’être un ordinateur. Les hindouistes devraient prévoir une clause spéciale pour la réincarnation dans un objet aussi convoité qu’un I-Mac. Ce serait comme une sorte de consécration, un I-Mac plutôt que de venir encombrer l’humanité d’une âme supplémentaire…."

 

Publicité
Publicité
Commentaires
Publicité