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22 février 2014

Blog-roman : La disparition de R.Basel

VIème épisode du blog roman ; reprendre les cinq posts précédents (c'est préférable). Patrick Latour s'est rendu en Provence pour y retrouver Régina ; il a trouvé porte close. Continuant ses recherches, il essaie de toucher une femme décrite comme proche de celle-ci, l'institutrice, Karine.

 

Chapitre V

Il était à l'heure devant la grille de la petite école primaire du village ; une école dont l'architecture ne dégageait aucune spécificité locale. Même pas une touche de crépi ocre sur le béton pourtant nu. La République est la même pour tous en partage équitable de la laideur ; un bloc de béton nu pourrait bien devenir l'allégorie de la République d'aujourd'hui, et bientôt, un parallélépipède vide, avec des représentants politiques en guise de piliers à l'édifice, piliers bientôt écrasés par un toit affaissé qui ne peut plus rivaliser avec le ciel en lui contestant l'universalité, en lui protestant la liberté, en lui subtilisant le feu sacré qui éclaire les hommes. Patrick voyait l'école comme la survivance d'un modèle stalinien, qui tôt ou tard verrait ses murs tomber ; il se souvint que Régina était enseignante et syndicaliste...peut-être qu'à sa façon elle traduisait l'angoisse de ce monde qui finirait en ruines, ne laissant même pas de belles et mélancoliques ruines, non des ruines d'austères architectures où les hommes n'ont jamais appris à rêver, tout juste à être les cobayes des inventions technico-pédagogiques ruinant à elles seules la possibilité même de lire, de comprendre, de s'instruire. Batteries de poulet en masse identiquement conditionnées à la médiocrité. Qui se retournerait derrière en pleurant l'évidence visible de notre échec ? Même la nostalgie nous est confisquée.

Des mamans attendaient leur rejeton en discutant entre elles ; au milieu de cette animation tranquille, Patrick se sentit mal à l'aise. Une sensation diffuse de ne pas "faire ce qu'il faut". "Ah tiens, pourquoi cela ? se décida-t-il d'approfondir "en attendant la sonnerie". Il chercha et ne mit pas longtemps pour trouver, car toutes ses nausées, sa mélancolie, ses chagrins étaient de près ou de loin liés à son fils Hugo. Il allait très peu le chercher à l'école et le voilà devant une école pour un tout autre motif que Hugo ! "Un père devrait agir en pensant sans cesse à son fils, sinon rien n'a de sens, se rappela-t-il avoir entendu de la bouche de Sophia, son ancienne femme et mère de son fils. Il n'avait alors pas compris que c'était plus qu'une façon de le retenir ; il n'imaginait pas que Sophia pouvait émettre une vérité en dehors de son cas à lui ; oui, car à l'époque, il se figurait que Sophia parlait nécessairement contre lui. Bêtement, il avait répondu quelque chose comme : "Avoir des enfants n'implique pas qu'on renonce à soi." Et Sophia de riposter : "Si on ne renonce à rien pour les enfants, pour qui, dis-moi, pour quoi, quelle bonne raison renoncerait-on à quelque chose ? Qu'est-ce qui mériterait notre sacrifice sinon les enfants ? Sommes-nous à ce point tombés dans l'égoïsme le plus abject de notre corps ?". Il avait rétorqué une monumentale idiotie : "Lâche-moi avec ta morale judéo-chrétienne". La mémoire amère...le remords...cette école, c'était le remords coulé dans le béton. C'est peut-être ce que toute école devient.

Posté devant l'école, il esquissa un mouvement qui pouvait laisser penser qu'il allait tourner les talons et partir ; il regardait alternativement ses pieds et la cour de récréation avec une impatience qui ne manqua pas d'intéresser ces mères de famille pourtant bien occupées à bavasser entre elles. Patrick s'arrêta net et interpella en pensée son absent, celui qu'aujourd'hui il ne verrait pas sortir de l'école : "Hugo! Ai-je perdu toute raison mon fils ? Dois-je partir et laisser tout ceci derrière moi ? Dois-je m'agenouiller devant ta mère, la reconquérir pour toi mon bonhomme ? Pour moi aussi, même s'il faut que je vive en pénitent avec cette terrible Sophia qui me fera bouffer mes remords jusqu'à la fin de mes jours ? Et bien, mon chéri ; je te promets que c'est ce que je ferai si toute cette recherche ne s'avère être qu'une chimère. Laisse-moi comprendre ce que je cherche ; d'évidence, je ne parviens pas à savoir moi-même pourquoi je suis ici à attendre l'amie d'une femme que je ne connais même pas, alors qu'au fond de moi, la raison me crie qu'il n'y a rien, rigoureusement rien à prendre ici ! Faut-il que j'aille au bout de ma quête inutile ! Oui, mon fils : parce qu'elle est inutile. Parce que je ne suis sûr de rien. D'habitude, quand je vois une femme, c'est pour...enfin...Tout s'est désenchanté dans ma vie. Régina me rend fou ; jamais je n'aurais parcouru une si improbable route pour une personne que je ne connais pas."

Il se décida à parler à une mère qu'il trouva ravissante :

"Bonjour...j'ai rendez-vous avec Karine Veil...Mais physiquement, je ne sais pas comment elle est.... 

- Je ne la connais pas ; par contre, les institutrices sortent les unes après les autres avec leur classe...vous aurez le temps de leur demander...

La femme sourit à Patrick et ses pommettes en se relevant, firent plisser ses yeux ; il était particulièrement sensible à la transformation d'un visage de femme modifié par le sourire qu'il assimilait à un prélude à l'abandon. Une petit frisson tendu d'érotisme irrigua son sang.

Midi. Une sonnerie stridente et prolongée perfora le plaisir. Fin de la rêverie. La sortie des enfants se faisait dans un brouhaha impressionnant et pourtant, dans ce désordre apparent, il n'y avait pas de hasard : les C.P firent d'abord leur apparition, puis ce fut au tour des CE1...il fallut attendre la classe de CM1 pour découvrir Karine Veil, l'amie de Régina selon le patron de café. Attendre son tour, attendre son tour.

...

"Oui...je suis bien Karine Veil.

Elle était d'un physique ni agréable ni désagréable, une femme d'une quarantaine d'années avec des cheveux mi-longs raides, chatains, assez ternes, ni blonds ni bruns, des yeux ni noirs ni clairs, un nez ni gros ni petit ; c'est drôle, mais il n'imaginait pas que Régina eût pu avoir une amie d'un physique quasiment quelconque. Dans le fond, il n'avait jamais fait l'effort d'imaginer des amis à Régina. Quelque chose entre Régina et la réalité ne collait pas. Etait-il venu vérifier qu'elle serait à tout jamais une créature virtuelle, un songe auquel il cherchait désespérément à offrir une réalité, une survivance pathétique à la jeunesse perdue ? Une illusion brillante à qui il offrait le même pouvoir qu'à un Dieu capable de purifier le monde entier après que celui-ci eût versé dans toutes les infamies ? A moins que ce ne soit le contraire...? 

"Il faut que je vous parle...

Des enfants tournoyaient autour d'elle : maîtresse, maîtresse...!

- Oui...une seconde...

Les dernières classes sortirent. Les enfants, comme par enchantement, se dispersaient dans toutes les directions. Ils furent enfin seuls au milieu de la cour.

- Bien, je vous écoute...avec tous les enfants autour, ce n'est pas évident...Je dis toujours aux parents de prendre rendez-vous le soir, un quart d'heure après la sortie...

- Non, rien à voir...C'est au sujet de Régina.

- Régina ? Qui êtes-vous ?

- Un ami...enfin, c'est très compliqué, il faudrait que je vous explique depuis le début. Puis-je vous en parler tranquillement ? 

D'un coup, son visage s'assombrit, sa banalité revêtit une lumière noire qui éclairait ses pupilles d'une hostilité aussi soudaine qu'abyssale. La transfiguration frappa Patrick : il lui semblait qu'il n'avait pas affaire à une douce "maîtresse" mais à la gardienne sévère d'un secret inviolable.

- Je ne crois guère qu'il faille parler de Régina. Je suis désolée...je ne peux rien, vraiment rien.

- S'il vous plaît...J'ai parcouru 900 kilomètres...

Brusquement intriguée, elle redressa son visage...

- Comment vous appelez-vous ?

- Patrick...Patrick Latour...

- Savez-vous qui vous allez trouver ? Savez-vous ce qu'elle est devenue ? Il y a de douloureuses transformations...Il faut être prêt... 

Sa tête entre ses mains, elle pleurait presque. Mu par je ne sais quelle témérité, Patrick saisit la main de Karine.

- Ecoutez-moi, il nous faut discuter...D'accord ? 

- Mais je ne sais pas qui vous êtes et si vous êtes réellement un ami ! Elle ne m'a jamais parlé de vous !

- Croyez-moi, Karine, je suis son ami. 

Son regard était désormais bouleversant. Patrick en soutint l'intensité avec ce qu'il pouvait inspirer de confiance. Elle réfléchit un instant, un instant qui fut démesurément long et où Patrick savait qu'il ne devait pas baisser la garde de sa concentration ou montrer quelque impatience. 

- Bien, bien...Je ne sais pas quoi penser...je veux bien vous parler mais d'abord, vous allez me dire ce que vous voulez, qui vous êtes pour elle. Que dites-vous du bistrot sur la place du village ?

 - Le Mistralou ?

- Non, non. Derrière l'église. J'ai deux heures avant de reprendre la classe. On peut y manger un morceau.

- Je vous suis."

Karine Veil n'était pas femme à rester longtemps neutre pour quiconque passait avec elle plus de dix minutes. Patrick décela vite en elle les fragments de souffrance que la trajectoire tragique de Régina avait déposés dans un coin de son âme. Il prit une bière et elle aussi ; puis l'assiette du jour tous les deux ; quelques hommes occupaient une table derrière eux, sur la terrasse ombragée. Vite, Patrick se mit à construire un récit que Karine pourrait trouver cohérent et surtout rassurant.

"Je ne sais pas ce que fut la vie de Régina dans ses moindres détails ; je l'ai connue après le drame. Nous avons communiqué par internet. On se retenait d'évoquer notre passé ; très vite, des choses nous ont liés : une sensibilité commune, des échanges d'idées. Je voulais la rencontrer (il édulcorait volontairement car si Karine eut appris que "les choses" qu'il évoquait étaient encore plus ténues que ce qu'il voulait bien en dire, elle se serait volatilisée plus vite que Régina elle-même derrière son écran) ; puis, un jour, elle a disparu. Plus de nouvelles. Je lui ai écrit et elle m'a dit "je suis morte".

Quand Patrick décrivit sa disparition, sa déclaration de décès, les yeux de Karine s'allumèrent du même feu noir qu'au moment où il avait annoncé le motif de sa visite quelques instants plus tôt dans la cour de récréation. Pourquoi l'impression qu'offrait Karine à ce moment-là était la même que de vieilles peurs d'enfant où on lui parlait de diable, de malin, de possession ? L'institutrice allait-elle lui évoquer des rites de sorcellerie qui expliqueraient ce sentiment inexplicable d'un monde fantoche, d'une ville vitrine qui aurait été l'objet d'une malédiction ? Une disparition orchestrée par quelque folklore occulte ? L'école elle-même avec sa géométrie rationnelle, ne couvait-elle pas en son sein l'oeuf de quelque serpent ? Comme l'âme d'un homme est impressionnable ! Toujours prompte à prendre peur à la moindre incompréhension ! Les choses allaient être fort simples, oui fort simples : elles l'ont toujours été, Patrick. Tu fais des efforts toute ta vie en acceptant que ces efforts soient enfouis dans une terre remuée à l'oubli. Et si tu ne fais pas des efforts, tu mourras de ne pas mourir ! Et c'est ce qui arrive à Régina ! Mais quel effort ne veut-elle pas accomplir ? A quoi son âme ne consent-elle pas ?

- Peut-être que votre lien est très puissant, répondit-elle en tempérant l'ardeur de ses pupilles, mais tout ce qui touche à Régina est crainte et pitié. Si vous êtes venu jusqu'à elle et qu'elle vous a fermé sa porte, pourquoi persistez-vous ?

- Je...à vrai dire...j'ai besoin d'elle.

- L'aimez-vous ? Karine interrompit sa mastication, la fourchette immobilisée et tenant en joue Patrick. La question était fort embarrassante par sa brusquerie ; mais ce qui étonna Patrick, c'est qu'il ne s'était jamais aussi frontalement posé la question alors qu'il venait de franchir 900 kilomètres pour elle. La route de la conscience lui parut faramineuse.

- Peut-être, je ne sais pas.

- Avec elle, rien ne peut être fait à moitié. Si vous ne l'aimez pas, vous ne lui causerez aucun bien. Si vous l'aimez, vous risquez d'être emporté dans sa folie. Choisissez !" 

Patrick songea alors en écho avec les rélfexions qui venaient d'affluer en lui : "Fort simples, en effet ! Brutales et simples !"Patrick, interdit par la forme anguleuse du dilemme, se raidit un instant ; puis, par un effort de conscience, envoya le signal à ses pensées de poursuivre leur cours, comme on enlèverait des pierres barrant une rivière.

- Karine, ce que vous tentez de me faire comprendre, je l'ai parfaitement à l'esprit...je sais qu'une telle rencontre n'est pas anodine...mais, il faudrait déjà que je la voie...et puis ce n'est pas si simple...ses sentiments comptent aussi et impossible pour l'instant de savoir ce qu'elle éprouve...

Encore ses yeux qui s'embrasaient, cette fourchette qui pointait comme une menace malgré la tentative de Patrick de répondre posément à l'alternative de Karine ; les rayons de midi dardaient sur Patrick...et sa tête lui fit soudainement mal. Il eut envie de se lever mais il se retint de le faire par diplomatie : ce n'était vraiment pas le moment de donner à ses petits maux tout loisir de s'épancher. Et pourtant, il ne rêvait que de se passer le visage sous l'eau, comme pour rincer la nausée qui s'installait entre son coeur et son estomac. Il était tentant de répondre "j'aimerai Régina autant que vous voudrez à condition que me laissiez pisser, me laver, me lever, que je puisse enfin me reposer de ce voyage en TGV, en voiture, que j'obtienne le moyen de la voir, enfin." Combien d'échecs sont imputables à de petites indispositions physiques ? Et si la conduite d'une vie entière, ses choix, ses renoncements, ses réussites, se mesurait à la tyrannie de la carnation, à la présence de ce corps qu'il faut nourrir, entretenir, et qui malgré tous nos soins, ne poursuit qu'un chemin de déréliction ? Pour l'âme, on a encore le choix d'imaginer le paradis, pour le corps, les jeux sont faits : voilà le tribut versé à l'enfer. Depuis peu, Patrick se mettait à uriner plus souvent, depuis peu des maux de tête pourrissaient des journées entières et le clouaient au lit, depuis peu, l'essoufflement, l'empâtement, bref...la loi de la pesanteur, cet enfoncement progressif vers les entrailles de la terre confirmait son hégémonie par à-coups, fréquences encore sporadiques...47 ans, presque 48...Le plomb pesait sur sa tête ; mais son interlocutrice n'avait pas l'air de mesurer son malaise. Il voulut appeler le serveur pour demander une carafe d'eau ; il n'en eut pas le temps.

- Vous ne saisissez pas ! Sa façon si intempestive de lui parler le surprit encore ; les rayons du soleil semblaient maintenant s'associer à la virulence de l'échange : pleins phares sur le suspect... Elle pousuivait sa leçon avec l'ardeur de l'initiée qui vient d'entrevoir la lumière :

- Comprendrez-vous à la fin qu'elle est pour de bon entre la vie et la mort ? Qu'elle n'est plus très loin de ce qu'elle appelle son "grand saut" ? Le suicide, quoi ! Il faut chaque jour lui donner les preuves qu'il y a bien une raison à vivre...elle accepte cette raison jusqu'au lendemain...le lendemain, elle se remet à douter de tout...et il faut recommencer à trouver quelque chose. C'est terrible, son raisonnement ne baisse jamais la garde ! C'est la femme la plus drôle que j'ai jamais connue, si vous saviez son humour...c'est une forme de drôlerie qui vient d'ailleurs...elle connaît tant de choses...c'est comme si elle avait fait un tour complet des limites de l'existence !

Il n'en pouvait plus ; il n'était pas prêt à passer des heures avec un intercesseur aussi sentencieux. La migraine s'enfonçait dans son crâne comme une colonie de fourmis dans un terrier. Comment en finir ? Jusqu'à quand sa tête tiendrait-elle sur ses épaules sans se fracasser au sol ? Cette Karine finissait par l'ennuyer : de quel droit se mêlait-elle de la façon dont les êtres devaient s'aimer ? Il était persuadé que Régina était bien plus accessible que tout ce qu'il pouvait en apprendre. Elle n'avait besoin que personne ne s'en fasse le défenseur ; Régina était peut-être le monument féminin le plus solide qui pût exister. Comment expliquer sinon ses mises en scène funèbres, ce défi lancé à la mort et aux vivants ? Comment même expliquer qu'elle refusât l'aide de Patrick sans cette prodigieuse force qui l'effrayait elle-même ? Oui, c'était cela : Régina n'avait peur que d'une chose, c'était de sa force, force qui pouvait se retourner contre elle-même ou contre quiconque lui imposait une existence en forme de compromissions. Il lui avait parlé au téléphone et il n'avait pas eu affaire à une folle ; syndicaliste, elle avait le sens de la justice, c'était certain...Patrick sentit qu'il allait s'écrouler. 

- Oui, oui, j'ai saisi tout ça en elle ; dites-moi où elle est...permettez-nous de nous rencontrer...je vous prie...Souhaitez-vous boire ? Il fait chaud !

- Tout ça ne dépend pas de moi, mais d'elle, uniquement d'elle ! Ses mots commençaient à s'étirer étrangement quand un chien noir se mit à aboyer juste derrière eux ; après quoi, après qui aboyait-il ? Il couvrait tous les bruits, tous les mots. Chaque aboiement envoyait les tympans de Patrick valser d'une oreille à l'autre, en se lançant comme dans les parois d'une caverne, l'écho de l'écho ; les yeux du chien brillaient et il grognait désormais ; ses babines relevées laissaient entrevoir ses canines ; Patrick eut envie de se lever, d'aider Karine à le faire, de rentrer dans le café, mais cette fois, le coeur répondit frénétiquement aux vibrations du tympans ; tout lui échappait, à part les mots avec lesquels Karine essayait de l'accrocher.

...La volonté...oui...un effort...je ne vois rien...enfin, si...je n'ai jamais été si près d'un rayon de lumière...à moins que ce ne soient les yeux de ce chien au-dessus de moi...Boum ! Le sol, le ciel : l'envers à l'endroit. Patrick venait de heurter le dallage de la terrasse. Le chien lui sauta dessus. Le soleil lui lança un dernier rayon, et ce furent les ténèbres.



Patrick ouvrit les yeux dans l'ambulance cahotante des pompiers qui crachait sa sirène.  

"Répétez votre nom ! Vous vous appelez comment ? Ne bougez pas, dites-moi simplement comment vous vous appelez !

- Oui...Patrick...J'ai mal...

Derrière l'écran embrouillé de ses pupilles, il entrevoyait la silhouette d'un homme entre deux âges, presque chauve, aux traits forts.

- Oui, Patrick, c'est normal : vous avez fait un malaise. Et ce chien vous a mordu au bras...Où avez-vous mal Patrick ?

- A la tête ! 

- Vous êtes tombé sur la tête...Avez-vous envie de vomir ?

- Non, j'ai eu envie de vomir avant...pas maintenant...

Il notait: "pas envie de vomir".

- On vous amène à l'hôpital Patrick ; vous avez perdu connaissance, il faut donc faire des examens et soigner cette vilaine blessure au bras. On va à Manosque.

- Oui, mais, et Karine...enfin, la fille qui était avec moi...?

- Elle est retournée au travail. Elle vous appellera tout à l'heure, c'est ce qu'elle a dit.

Patrck éprouva un immense sentiment de déception ; elle était repartie comme si de rien n'était et il allait seul dans un hôpital de province loin de chez lui, blessé, contusionné et qui sait, avec peut-être un grave problème cardiaque ; pas plus avancé qu'au premier jour pour retrouver Régina. A la vérité, c'était une malédiction que la recherche de cette fille. Quand la route est barrée d'obstacles, à quoi bon persister ? Pour trouver une suicidaire avec un sens fou de l'humour selon la description de son amie ? Il rit de lui-même. Le pompier qui se tenait à côté du brancard, l'envisagea avec étonnement :

- Vous riez ? C'est la fille ? Ah ça ne marche pas toujours avec ces dames !

Les urgences de l'hôpital de Manosque. Il n'avait jamais vu un hôpital aussi neuf de sa vie avec aussi peu de monde. Décidément, la tête lui faisait mal. Il avait une bosse énorme sur la tempe droite. 

- Comment ça c'est passé ? demanda Patrick au pompier qui attendait à côté du brancard aux urgences.

- Personne n'a su dire exactement : personne ne sait si vous êtes tombé parce que le chien vous a sauté dessus ou si vous avez eu un malaise d'abord, avant l'énervement du chien. C'est le patron du restaurant qui a fait déguerpir le chien avec son balai. Un bon coup à la tête."

Ce fut une journée d'attente, de manipulation, d'examens à n'en plus finir. Il eut envie d'appeler son fils qui était en week-end désormais avec sa mère ; d'entendre sa voix de gosse qui lui pinçait le coeur. Mais non ; il vivrait tout ça tout seul. Il aurait pu mourir aujourd'hui, personne ne l'aurait su jusqu'au week-end prochain. La tête lui faisait mal.

La décision tomba : on le garderait une nuit pour écarter le risque de traumatisme crânien ; on ne lui avait rien trouvé pour l'instant. Le coeur battait régulièrement. Il avait fait, d'après le neurologue, un « malaise vagal ». Malaise qui selon lui, arrivait rarement et sans conséquence, mais survenant dans les périodes fatidiques de l'existence ; aucune incidence sur la santé. Il ne s'agissait pas d'un AVC non plus. Ouf. Il avait à l'avant-bras cinq points de suture. Selon les médecins, il s'en tirait royalement.

- Par contre, ajouta-t-il, vous avez eu de la chance pour le chien ; s'il vous avait planté ses dents dans la carotide ! C'est drôle que tout ça soit intervenu au même moment ! 

 Ce chien ! Pourquoi l'avait-il pris pour cible ? Il n'eut de réponse de personne, à part d'une infirmière qui sans répondre précisément à son cas, put offrir une vision générale à ce problème qui ne le concernait, d'après elle, pas qu'en propre :

"Les chiens sont comme leur maître ; les maîtres abandonnent les chiens, de plus en plus. Ils nourrissent d'abord leur famille. Les vies des maîtres sont saccagées par la pauvreté galopante : dans la région, il n'y a pas de travail. La carrière que l'on peut poursuivre est celle de chômeur ou celle de brigand...vous n'avez qu'à voir ce qui se passe entre Marseille et l'arrière-pays. De plus en plus de chiens sont formés à l'attaque : ils défendent les maisons à cause des cambriolages systématiques, ou alors, ils servent à intimider ceux qui s'approcheraient d'un peu près les dealers. Trop dangereux, et de plus en plus nombreux, ils traînent un peu partout. Notre région sera bientôt peuplée de chiens errants et d'hommes mauvais comme des loups." La quote-part à l'enfer était-elle versée en monnaie bien frappée ? 

On plaça Patrick dans une chambre pour la nuit ; il était seul. Il s'endormit le corps contusionné dans le crépuscule provençal qui progressivement éteignait l'incendie d'un ciel rougeoyant, promesse de mistral pour le lendemain. Quelqu'un entra dans la chambre, discrètement. Il pensa que c'était une infirmière qui apportait à boire. Il ne réagit pas. Mais sa main fut saisie, caressée : il ouvrit les yeux. C'était elle. Elle !

 

 

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