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25 février 2014

Avant-dernier épisode


Avant-dernier épisode ! La disparition de Régina Basel, blog roman, s'achèvera samedi. Et pour l'heure : un peu d'amour...

N.B : désirez-vous connaître le feuilleton in extenso ? Reportez-vous aux six posts précédents.

Chapitre VI

Régina : là, moins qu'à n'importe quel autre moment de ses pérégrinations, il s'attendait à la voir. Hébété, coi. Dormait-il, rêvait-il encore, mourait-il peut-être ? Sa tête douloureuse lui lançait des messages contraires. Et pourtant, il sentait la main tenir fermement la sienne, éprouvait la densité d'un regard posé sur lui sans relâche, la matérialité constante de la sensation, la persistance qui coule le flou dans la netteté d'un moule rassurant. Quand il put saisir l'origine de la main qui le caressait, quand il put deviner d'un effort surhumain les traits de celle qu'il cherchait, des sons qu'il n'identifiait pas bien ondulèrent jusqu'à lui ; avec ce choc à la tête, il redécouvrait chaque sens l'un après l'autre, comme si chaque instrument de sa perception avait été désaccordé et qu'il devait tout régler. Quelques mots, des murmures traversèrent sa conscience nouvelle, à peine éclose de son oeuf : " Je suis là. N'ayez plus d'inquiétudes, Patrick. Je vais m'occuper de vous. Pardonnez-moi de vous avoir fait cavaler...mon amie Karine m'a tout raconté. Vous l'avez échappé belle ! Le chien surtout ! Le chien...il aurait pu vous tuer !" Si c'était une hallucination, elle n'eût pu être plus diabolique ! Ses yeux mi-clos s'ouvrirent tout à fait, et bien que la réalité lui parût étrangement hallucinatoire, que chaque fragment de son voyage semblât un atome fou dans un accélérateur de particules provoquant de nouveaux chocs à la tête, il s'accorda à penser, du moins avec le peu de pensée qui se laissait rassembler, que Régina était bien "sortie de son écran", ou de son lit de mort (ce qu'il avait fini par associer) et qu'à vrai dire, elle était bien plus vivante que lui.

"Alors, c'est vous ! trouva-t-il la force de répliquer et même d'éprouver une sorte de surprise, en relevant la tête sur son coussin. Car cette série de mésaventures ne lui avait plus laissé aucun espoir de la retrouver ; il était presque déçu qu'elle fût venue si tard ; trop tard. Elle lui avait confisqué sa joie première de donner à sa quête un air de réussite, de conquête aboutie. Cette rencontre « après-coup », après que l'énergie première eût été dépensée vainement et que l'énergie moindre dérivant de la première achevait de mourir ici même dans ce lit, réveillait cette douleur fichée dans le crâne.

- Oui, aucun doute. C'est ce que vous souhaitiez, non ? Me voir ? Il eut envie de lui répondre qu'il la voyait mal avec cette nuit de plus en plus opaque qui enveloppait la chambre, qu'il avait juste reconnu la morphologie du visage sans en voir le détail ; il n'osait demander d'allumer la lumière...cela lui aurait paru indélicat, grossier...un peu comme de lui demander de se déshabiller...Les réflexes de l'ancien peintre : dès qu'il voyait une femme, il lui prenait l'envie de la déshabiller. Sa silhouette se déplaçait autour de son lit de malade et il n'esquiva pas un mouvement pour l'arrêter. Peut-être que si la curiosité, ce désir d'assouvir sa pulsion scopique ne l'avait pas autant piqué, peut-être lui aurait-il gueulé d'aller se faire voir ailleurs, peut-être se serait-il levé et l'aurait-il traînée par les cheveux : quand il était déçu, des violences imaginaires affluaient toujours au bord de son esprit. Il lui aurait fait comprendre de la plus vile manière qu'on ne fait pas languir le désir d'un homme, qu'on n'attend pas qu'il soit cloué dans un lit d'hôpital pour minauder autour de sa souffrance ; il était las, infiniment las. Les passions s'étiolent si on ne les entretient pas. Cette phrase volée à Flaubert, trottait dans sa tête et prouvait sa vérité. Encore une fois...

- Vous êtes blessé, votre bras est amoché, tout ça pour moi...Je ne vous comprends pas Patrick. Les autres ont la bonne attitude : ils m'oublient. Et vous, vous...vous avez pris cette mise en scène sur facebook tellement au sérieux !

Régina flottait autour de lui ; ses cheveux lâchés sur ses épaules se confondaient avec le reste de lumière crépusculaire rougeoyant au-dessus des premières Alpes. Elle caressait les mains de Patrick qui ne savait s'il fallait l'étreindre ou la fuir...ou plonger dans le sommeil. Toujours cette ambiguité qui le paralysait depuis le début de sa rencontre virtuelle avec Régina. Là, près de lui, se soulevait la silhouette immatérielle comme un fantôme, sensuelle comme une sorcière. Tétanisés, ses yeux peinaient à suivre les mots et les gestes de cette étrange présence hypnotique.

- Vous êtes venu jusqu'à moi et maintenant, je n'ose plus mourir, continuait-elle doucement en lui caressant les mains. Votre opiniâtreté me rend au devoir de vivre ! Mais je vous fatigue, je le sens... Oui, elle l'épuisait, l'éreintait. Croyait-elle qu'il fût capable, là tout de suite, d'entamer de grandes discussions alors qu'il venait de si loin ? Des spasmes de nervosité secouaient ses jambes. Il flottait entre léthargie et énervement. Elle ébaucha un mouvement pour se dégager et partir.

-Non ! Restez ! Ne partez pas, je vous en prie !"

Et cette fois, Patrick brisa doutes et précautions : devant la lumière d'un puissant désir, les fantômes enfilent volontiers de la chair et des os. Quand Régina fut hissée par le bras valide de Patrick avec la force d'un homme trop longtemps parti à la chasse et trop orgueilleux pour rentrer bredouille, elle ne trouva ni écran, ni ruse, ni même peur à brandir face à ce Minotaure lassé de se perdre dans son propre labyrinthe. Il la prit : violemment, confusément, tout comme le chien noir lui avait sauté dessus quelques heures auparavant, sans préméditation, sans ménagement, par une absence totale d'analyse des « signaux envoyés », n'écoutant que lui-même, unilatéralement ; il fallait que son crâne lui fît bien mal pour n'opposer à son instinct aucune résistance. Dans cette conscience à moitié abolie, avec une tête dont les ressorts internes étaient comme déglingués, il déchirait la peau de Régina qu'il sentait fine, il mordait son cou, ses oreilles et vite ses doigts galopèrent sur le chemin qui descendait jusqu'à son désir... Et elle n'était plus qu'un petit animal blessé, gémissant, jouissant, souffrant... savait-elle elle-même si elle souffrait ou jouissait ? La nuit les avait pris tous les deux, rendant impossible le discernement entre une chose et son contraire, le fondu tamisait leurs corps qui se bagarraient ; il écartait, elle resserrait, il pliait ses jambes, elle desserrait l'étreinte, il replongeait ses mains dans sa gorge, elle tentait de se redresser. Mais il gagnait du terrain ; elle se trouvait désormais sous le corps robuste de Patrick.

Un instant, il cessa tout. Il vit alors que Régina était dépoitraillée, les yeux mi-clos, dans cette posture de l'abandon qui réveillait en lui toutes les frénésies auxquelles son imaginaire d'homme aimait à se livrer. Elle ne bataillait plus : il la tenait au creux de sa main, le petit animal.

- Cette fois, très chère, nous partirons ensemble de cet hôpital ; je vous l'assure.  

Il continuait à la vouvoyer ! Elle était à moitié dénudée, son corps était tenu dans le sien et il la vouvoyait ! Régina fut saisie par l'asynchronie du corps et des mots, foudroyée par la volonté de ce corps au-dessus du sien et la distance anachronique du « vous ».

- Oui, d'accord Patrick Latour, La Tour d'Ivoire !

- La Tour d'Ivoire ? C'est ainsi que vous me surnommez ? C'est vous la Tour d'Ivoire ! C'est vous qu'il faut sortir de l'enfermement ! Il riait. Lui emboîtant le pas, elle se mit à rire aussi. Et mieux que ce nerveux corps à corps, cette espèce de lutte reléguée à l'arrière de la conscience profitant d'épouser la nuit pour s'exposer sans honte, le rire fut une rencontre plus complète, ramenant au corps cette lumière de conscience qui tintait comme deux verres qu'on trinque sur une nuit irréfragable et que les vibrations parviennent à fendre. 

La trouva-t-il à son goût  quand il put la voir en pleine lumière ? La question de l'esthète détaché de son désir, ne l'intéressait déjà plus : son visage l'émouvait depuis le début, son regard, surtout, l'énigme de son regard. Et chaque fois qu'il lui adressait un mot, il cherchait cette première impression qui avait fixé son désir, sans même qu'il en eût conscience. Un processus lent d'imprégnation, comme un goutte à goutte qui pénètre le humus dans ses couches les plus profondes : ce visage de femme lui semblait déjà familier et ses mains l'avaient cartographiée. Mais surtout, il avait aimé la force du désir qui s'était exprimé sans toutes ces digues de retenue, ses maladresses de pudeur qui en deviennent impudiques et qui rendent préférable l'abstinence à ses ébats bâclés qui laissent un goût amer le matin, au lever, quand tout est fini et qu'il faut rester poli en dépit de la sauvagerie à peine contenue des délectables cochonneries génitales de la veille. Oui, quelque chose s'était passé qui ne ressemblait pas à ces victuailles indigestes ; cela s'était fait comme une prise, le chasseur qui vise juste au premier tir, et la proie, la proie elle-même est contente de n'avoir pas trop couru.

Et puis, l'après. Il eut à découvrir ses expressions intimes, la façon dont son histoire s'écrivait sur son visage. Il s'attendait à quelque inflexion de voix tragique, à quelque chose d'égaré, d'éprouvé ; il put déceler la douceur écorchée dans une moue silencieuse où lèvres et yeux, pointés vers le bas, scrutaient un sol qui semblait se creuser sur un infini. Et elle ? De Patrick, elle ne connaissait que sa détermination à la trouver ; elle qui auparavant le considérait comme un gauchiste caricatural et immature ("tous les gauchistes sont de grands adolescents", lui avait-elle même écrit au bon temps où ils échangeaient sur Facebook, et ce à propos de Notre-Dames-Des-Landes : " vaste fumisterie de l'utopie de quelques soixante-huitards attardés", ce à quoi il avait répliqué : "Sortez de la caricature, Régina", la riposte ne se fit pas attendre : "Vous êtes la caricature d'une caricature, c'est ainsi. Ne me dites pas que votre grand combat consiste à empêcher la construction d'un aéroport !" Il avait alors dit : " Ca commence par les petites choses, le combat ; c'est pour ça que je ne suis pas utopiste mais réaliste" ; bien sûr, il n'avait alors à l'époque pas la moindre idée de l'implication de Régina dans le syndicalisme); depuis la nuit dernière, le surmoi gauchiste avait bien su conserver un "ça" tout à fait éruptif, viril et pour Régina, souhaitable. Car rien, de son propre chef, depuis sa raison raisonnante n'eût pu la déterminer à aimer un quelconque homme, car aucun ne la subjugait à part ceux dont elle avait envie de couper "un petit quelque chose"... elle connaissait le danger ! Patrick, en ce sens, l'avait prise, sur-prise, et il n'aurait pu s'y prendre mieux avec elle. Elle pouvait donc, si son corps avait bien admis le franchissement d'obstacles qu'elle avait, année après année, dressés, aimer Patrick, après tout, oui, Patrick avec sa robuste consistance, son visage assis dans sa virilité, et ses mains...ses mains qui autrefois avaient peint quelques femmes...

Ils avaient eu beaucoup de chance de ne voir aucune infirmière débarquer dans la chambre pendant cet impromptu amoureux. Les hôpitaux interdisent les visites de nuit laissant à la maladie le soin de porter son coup le plus rude, celui qui se dit sans mot, dans le langage silencieux de l’angoisse, dans les sueurs de l’insomnie, dans la prescience de la mort qui efface toute lumière, toute raison jusqu’à la vision très exacte de l’ensevelissement, de la décomposition de son propre corps. Il n’y a pas de pire compagnie offerte à la solitude que la nuit.

      Régina et Patrick gagnèrent un peu de vie sur le compte de l’hôpital.

      Elle se rhabilla vite et ils convinrent de se retrouver en bas, sur le parking dès que formalités et derniers examens médicaux seraient réglés. A midi très exactement. Elle le ramènerait à sa voiture de location laissée à Valensole après son malaise. Mais que ferait-elle d’ici-là ? Elle irait se rafraîchir chez elle, se reposer. C’était samedi. Patrick avait un billet de retour pour dimanche soir. Il ne déciderait rien, absolument rien tant qu’il ne l’aurait pas revue. Il parvint à s’endormir vers une heure du matin (elle était venue vers 22h30). Et elle ? Elle s’en fut comme elle était venue, légère et évanescente, un fantôme.

      Patrick avait-il rêvé ? Il aurait bien pu douter de la réalité ; après tout, il avait fait un malaise vagal, un malaise impliquant le système nerveux « parasympathique », selon d’opaques et minimales explications du neurologue qui s'était fait tirer les vers du nez pour consentir à ces brefs éclaircissements ; la chaleur, la fatigue, la baisse brutale du rythme cardiaque, la vision inquiétante du chien agressif, un imbroglio émotionnel en étaient manifestement à l’origine ; mais ça n’avait pas l’air de troubler le docteur. « Il y a des choses inexplicables dans le corps…elles surviennent une fois sans crier gare puis repartent comme elles sont venues… ». La réalité, depuis qu'il avait mis un pied dans cette Provence, lui semblait encore plus trouble que derrière son écran. Mais il y avait une odeur de femme, des humidités dans les draps…Il déchira un petit bout de tissu qui portait son odeur...Il tenait une preuve.

Dans la nuit, il entendit une grande agitation : cris dans les couloirs, portes battantes qui claquaient d’avant en arrière, pas pressés. Patrick tenta, pendant que l’infirmière lui prélevait son sang frais du petit matin dans des éprouvettes, de demander des explications ; elle répondit évasivement : « Blessures par balles…la drogue…les pitbulls…ça n’arrête plus...bon, on attend les résultats d'analyse, puis si tout va bien, on vous laisse partir."

      Cette fois, les faits prirent le tournant prévu : à midi, elle l’attendait dans une voiture de marque coréenne sur le parking de l’hôpital. Et bien sûr, on pourrait gloser sur le sentiment d’étrangeté réciproque, voire de vertige que leur procurèrent ce rendez-vous réussi, cette résolution presque si simple -et qui sait inavouablement décevante- de la quête, ce passage du rideau déchiré d’écran et de jeux de fuites romanesques, vers le temps commun, le temps des communs où les silences et les mots abandonnent leur proximité avec l’invisible, l’inconnu, l’inexpliqué ; et de cela, ils avaient eu leur dose ! Aucun amour, aucun mystère, nulle mystique ne peut nous envelopper sans ce langage, qui en disant ou sans dire, exprime davantage que ce qu’il dit. Le vertige, c’était bien cette simplicité, ce naturel même qui les conduisait l’un vers la voiture de l’autre dans cette synchronie où chacun, rompant sa solitude rompt par la même, l’irréductibilité de son propre langage. La voir à son volant, fraîche, maquillée, était tout à la fois rassurant, souhaitable et désenchanté.

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