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24 décembre 2014

Chapitre V, début, "Une issue sans voix"

 Chapitre V, début, Une issue sans voix. Reprendre les posts précédents pour prendre connaissance de ce roman dont tous les épisodes sont disponibles. (Pierre a perdu sa voix en une fraction de seconde ; le silence, le nouvel état de sa vie, le fait passer par des étapes angoissantes et révélatrices : sa femme ne l'aime plus vraiment, sa parole ne comptait pas pour grand chose...)

"Les jours qui suivirent furent pour Pierre la tentative de commencer une nouvelle vie où il s'efforça de juguler l'extraordinaire impotence de l'aphasie ajoutée à celle de se découvrir « étranger chez soi », étranger en lui-même, exilé dans le silence du langage l'assignant à la position du spectateur, du témoin de l'agitation des autres, de sa femme qu'il sent intranquille, de ses enfants qu'il regarde comme des créatures tout autres et en quelque sorte déconnectées de leur substrat matriciel que sont les parents. D'abord, il se sentit naturellement poussé à toucher, regarder, tout comme les aveugles qui développent leurs sens pour pallier l'absence de vision : les aveugles, dit-on, ont l'odorat plus acéré que ceux qui voient ; de même, leurs mains sont plus que des renforts utiles à leurs tâtonnements, elles deviennent à l'intelligence synthétique ce qu'est l'oeil en sa tenue ouverte, le moyen de conférer à l'espace ses limites, ses textures et même affirment certains aveugles, ses couleurs : on pourrait « toucher » les couleurs -sans les voir- d'après la densité d'un matériau !

Durant deux semaines, Pierre fit l'expérience d'une solitude aussi étendue qu'une mer étale, celle d'être privé d'une parole dont, de facto, il découvrit le peu d'utilité puisque l'incommunicabilité dont il sentait planer la menace évoluait désormais au grand jour, comme une femme qui habillée pouvait bien sembler séduisante, mais qui dénudée présente un petit tas d'os à peine recouvert de peau, une armature anguleuse qui ne laisse à l'imagination qu'un étroit passage pour s'enflammer ou même projeter quelque chose qui ne se résumerait pas à une fuite immédiate, à un départ précipité et goujat ! Mais la goujaterie pourrait provenir non pas de lui, mais de la situation même : Hélène n'est plus avec lui, et même après sa forte tentative de la ressaisir physiquement, de la conquérir sur le terrain de sa chair, de l'amener à jouir dans les empoignades sexuelles qui ont fait le délice des origines de leur amour, quelque chose s'est effrité, quelque chose qu'on ne pourra pas retrouver, ni reprendre, ni aller chercher avec des mots ou avec un sexe si déterminé fût-il ; ce « quelque chose », c'était peut-être l'écart où s'était déroulé le temps de leur couple et donc de leur histoire, l'écart entre la passion et la raison, qui n'existait pas au début où chaque décision, comme celle de vivre ensemble, de faire un enfant, n'avaient ni l'allure d'être sans raison ou sans passion. Puis, la raison sociale, parentale, existentielle, a progressivement vidé la passion charnelle, comme si la vie obéissait au mouvement de l'inorganique, du triomphe de la raison sur le corps même de ce qui permet son éclosion, la passion, l'énergie souterraine de la vie ; est-ce encouragement de la société organisée que de tenir sous le talon les frémissements des passions ? Est-ce la temporalité propre de l'organique que d'avancer vers ce qui nie sa forme originelle ? Ou tout ceci n'est-il que vue de l'esprit ? Comment savoir ? La force de la raison est qu'elle rattrape tout, englobe les petites poches de révolte qui grondent sous la terre, que Pierre accepte de vivre dans une ambiance mortifère où sa femme se force à lui sourire chaque jour, mais sans chercher ce qui les avait autrefois unis, autrefois, autrefois...quand d'un sourire, d'un regard, il lui faisait entendre qu'il avait envie d'elle où qu'ils fussent, au restaurant, chez des amis, sur la route, et qu'il fallait aller, et vite, satisfaire l'impérieux besoin. Pierre, maintenant assigné à résidence, chez lui toute la sainte journée, commence à fantasmer, à rêver de déshabiller d'autres femmes, des femmes avec des hanches superbes et des fesses rebondies, des femmes qui ont des seins ronds comme des pommes, des yeux rieurs et des cheveux noirs jais qui tombent en cascade sur les épaules. Des femmes qui ne sont pas sans lui rappeler la Hélène de jadis avant qu'elle ne choisisse de se teindre les cheveux en châtain et de les couper banalement, comme toutes les femmes fatiguées de leur toison ; Hélène qui maquillait ses yeux noisette d'un contour noir qui en tirait la forme vers l'amande, le félin, la diablesse aimait dorénavant le « naturel »; et son corps, sans s'être modifié énormément, n'était plus relevé par les éléments visuels qui rendent fous les hommes, le tintement des bijoux brillants, le rouge à lèvre, la silhouette relevée par quelque joli talon, la robe ou la jupe qui laisse entrevoir le fin mollet qu'on a envie de mordre...Hélène est restée jolie femme, mais rattrapée par le physique de la professeur, cette espèce d'image neutralisée, anesthésiante de l'institution dont la lourdeur finit par ternir la plus pétillante des femmes. Et même ainsi, il aurait bien tout tenté pour ne pas la perdre ; mais elle est perdue, se dit-il au bout d'une semaine de silence où elle ne chercha pas un instant à se coller à lui dans le lit commun. Elle ne chercha pas et il ne chercha plus.

Quinze jours à essayer de revenir sur le territoire où l'on a vécu sans lui ; il s'y essaie, embrasse beaucoup ses enfants, il gesticule énormément, écrit des correspondances longues et précises avec ses amis, ses collègues qui le tiennent informés des nouvelles applications de la réforme, la réforme qui n'en finit jamais, qui n'a jamais cessé, qui repousse tout le temps comme la tête du monstre mythologique, et qui cette fois a réussi quand même, au bout de tant d'années, à vider complètement l'éducation, à baisser le temps horaire pour chaque matière, à ce que les élèves apprennent moins, à ce que le niveau enfin, soit le plus bas possible et surtout à rendre le travail des professeurs de plus en plus exécrable. La proviseur est un manager qui parle la techno-langue, le jargon de son institution et qui chaque matin se réveille en demandant des rapports, des comptes rendus, des comptes tout court : une surveillance, une tour de contrôle a été insidieusement installée dans la profession car si les réformes ne fonctionnent pas, ce n'est pas la faute des réformes, mais la faute des professeurs. Evidemment, Pierre ne peut plus grand chose, excepté donner des conseils, expliquer à sa suppléante dans le syndicat la façon dont il faut procéder pour poser une heure syndicale, les dispositifs légaux...

Heureusement, il y a les technologies qui l’y aident, les technologies qu'il avait tendance parfois à décrier parce qu'il n'y voyait pas la vraie communication. Eh bien, le voilà changé désormais ! Il serait prêt à déclarer qu'un jour sans internet est une journée perdue ; qu'aurait-il à gagner à déjeuner avec des gens, des amis puisqu'il ne peut pas parler ! L'inversion totale, le pied de nez à son conservatisme bon teint consistant à ne voir dans la technique que l'excès où elle nous emmène, pensée de Tartuffe pour celui qui ouvre un ordinateur, prend sa voiture ou n'importe quel transport, possède un téléphone, fait un scanner, utilise la télécommande pour changer de chaîne, écoute de la musique sur un lecteur MP qu'il colle à ses oreilles : bref, la quasi totalité de l'humanité ! Que la technique pense ou pas, l'homme ne fait que penser à la technique, y compris dans la sexualité désormais. L'homme le plus hostile à la technique n'a-t-il jamais regardé une vidéo pornographique ? Pierre découvre ce plaisir-là aussi, ce plaisir de libérer quelques pulsions qu'il n'en peut plus de contenir...c'est un homme après tout ! Un homme !

Il revoit vite ses positions hostiles sur la technique et clarifie dans un carnet ce qu'il en pense : « La technique nous emplit de mystère parce que nous pressentons qu'elle pourrait bien dépasser l'homme, ou peut-être n'est-elle que la finalité de l'homme : prothèses, corps imputrescible, communication avec le monde entier, l'ubiquité, enfin, distances abolies par la vitesse, vie rallongée, pénis rallongé, rallonge d'hormones, greffes, cellules souches et tutti. Le handicapé est sans doute la meilleure justification de la technique : son fauteuil roulant dernier cri, l'appareil auditif pour celui que ne peut plus entendre ; et sans doute, internet, les réseaux sociaux pour ceux qui ne savent plus parler, c'est à dire presque tout le monde. »

Pierre, finalement, n'est dans sa parole qu'à l'image de l'acteur silencieux derrière son écran où il écrit son monde, vit ses relations à distance, dans le tapotement discret des touches de clavier, n'existant que de l'apparition de signes alignés les uns derrière les autres, espèce majoritaire de notre temps. La parole donnée, celle que l'on scelle en cassant un vase ou en mélangeant les sangs des deux parties, ne vaut plus contrat entre les hommes d'honneur, car la notion même de parole d'honneur n'existe plus, juridiquement. Si l'honneur n'engage plus la parole, alors le lien tacite de la communauté à quoi chacun est relié dans cette éthique ne reposant que sur une loi d'un ordre supérieur à la loi écrite, sera brisé, est brisé et s'échoue fatalement, par une sorte de loi physique dans les arcanes des tribunaux, dans les procédures infinies de la Justice qui s'interpose entre deux hommes, lesquelles n'ont plus à s'engager dans leur parole puisque les substituts, avocat et procureur, parleront la rhétorique de la profession, de la spécialité, du dossier monté et surmontant le vice de forme, et non celle d'une vérité s'opposant à une autre vérité sous le parrainage surplombant d'une vérité plus haute.

Inscription sur twitter pour son activité de militant, et sur facebook pour conserver un pied dans les échanges autour de la littérature ; il y découvre aussi des créatures pleines de charme, d'intelligence et surtout lui offrant des échanges animés, plus vivants que ceux qu'il entretient avec Hélène. Une autre vie, plus excitante et paradoxalement éloignée de sa vie physique, le détache de sa morne maladie.

Mais globalement, il mène la vie de tout handicapé qui se découvre un matin sans l’usage de quelque chose, et ce quelque chose qu’il ne voyait que comme une partie du tout, qui retranchée de lui désormais, devient « tout ». Il fait des examens, il refait des examens, on lui dit toujours la même chose, il va voir l’orthophoniste : exercice de l’abdomen, échauffement du larynx : il demeure opiniâtrement aphone. Certains jours, c’est absolument intolérable : il se cogne la tête contre les murs et il s’est même déjà blessé. Hélène veille à ce qu’il n’ait pas la tentation du suicide, ses enfants qui sont comme tous les enfants d’aujourd’hui, des enfants vaguement égoïstes, eux-mêmes se sont mis à l’entourer d’affection, car même s'ils sont dans leur monde, ils ont l'affection encore palpitante sous la cuirasse. Avec Sam, il va au cinéma, avec sa Rébecca, il joue.

Mais ne pas parler, ne pas parler, ça le rend fou. Il a écrit une lettre de suicide, de désespoir, mais il l’a déchirée : il est aimé, il aime, ce sont deux raisons de vivre pour lesquelles nombre de ses contemporains se damneraient. Ce n’est pas qu’il redécouvre son sens de la famille, ni même que la communication avec Hélène est meilleure ; non, il n’était pas de ceux qui négligeait ses liens. Non, ce qui lui manque, ce n’est pas de lire, de cuisiner, de marcher, de s’occuper des siens, et même d’approfondir tout ce qu’il pourrait approfondir- et il faut dire que ça, rien que ça, c’est l’essentiel de ses journées. Il pourrait très bien ne rien envisager d’autre que cela pourrait amplement suffire à façonner une vie. Résolument, il lui manque d’être dans le mouvement, dans le monde, dans les idées qu’il défend et qui lui permettent de considérer que sa vie est un tout petit peu utile, qu’il y a des choses qui sont plus importantes que le récit isolé que l’on peut écrire de presque toutes les vies : il est venu et il est parti. Et entre temps ? Entre temps, aura-t-il nourri les espoirs de l’humanité ? Se sera-t-il contenté de bien faire son lit pour que ses enfants le trouvent adapté à leur morphologie ? Sera-t-il rassasié de renouveler toutes les joies érotiques que sa liberté physique lui donne la possibilité de matérialiser ? Sera-t-il repu de tous les repas magnifiques qu’il aura concoctés pour lui et ses enfants ? Toute cette vie, c’est ce que les vers se réjouiront d’entreprendre avec leurs petites mandibules ; mais laissera-t-elle autre chose qu’un pâle souvenir qui s’effacera après une ou deux décennies de commémoration attendrissante en hommage à sa disparition ? Il ne pourra, il sait, il ne pourra pas longtemps rester sans marquer un territoire irréductible à lui, ses idées, ce qu’il croit être bon, juste, nécessaire. Agir. Il faudra trouver le moyen.   

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