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24 juillet 2014

L'anéantissement -épisode 1

Nouveau roman, nouveau feuilleton !  Episode I, ou les tribulations de Régina Basel (avant sa Disparition...)

L’anéantissement

Une fantaisie amère et contemporaine.

 

- Chapitre I -

L’Éditeur dans son rôle, le stagiaire débordant du sien et une femme qui déclenche tout.

 

D’humeur massacrante. Il était d’humeur à massacrer le premier mauvais livre qui lui tomberait entre les mains. Juste pour se libérer. Pour évacuer la bile noire d’un mauvais réveil. Il avait dû s’extraire d’un lit chaud et gagner les rues glaciales d’un Paris qui semblait aussi renfrogné que lui. C’était sa méthode très personnelle pour faire passer le froid, et qui plus est, l’argument de sa présence en ces lieux, dans cette maison d’édition. Avant de s’y mettre, il déclina son identité à l’adresse des manuscrits à « traiter » pour cette seule journée de travail : « Stéphane : lecteur-stagiaire à Mourir de Lire éditions, pour vous servir ». Les présentations étaient faites, le rituel quotidien accompli. Le geste impérial, il saisit le premier manuscrit du tas, et sans même lire le titre, ouvrit la première page. Les premières lignes : se fier d’abord aux phrases inaugurales, celles qui donnent le « la ». Ratées, elles sont difficiles à rattraper. Voici donc : « Quand je l’ai rencontré, il pleuvait des cordes ». Mal parti. Très mal parti. Première phrase, premier ennui : déjà lu des milliers de fois. La météo, la rencontre : soit le « soleil est radieux », soit « il pleut des cordes ». Placée sous le soleil, la rencontre remplira sa promesse ; avec la pluie, on devine une passion impossible. Cousu de fil blanc, pas la peine d’aller plus loin. Il ferma le manuscrit d’un geste sec et observa les références de la page de garde. L’écrivain : une femme, une certaine Claire Z. Pas étonnant. Les romans d’amour sont écrits par des femmes pour des femmes depuis que le roman existe. Le titre : Orage d’amour. C’est tellement grotesque que j’ai du mal à y croire ! Comme quoi deux lignes de lecture suffisent parfois à se faire une idée exacte ! Une ménagère qui s’ennuie, qui attend la passion, je parie. Un peu comme Meryl Streep dans la « Route de Madison ». Elle s’imagine l’amour fou dans sa baignoire avec un superbe inconnu qui passait par là. Ils vont s’aimer, se déchirer, se rabibocher…suivant les fluctuations hydrométriques. De quoi me rendre misogyne pour les dix ans à venir !

Stéphane écarta le manuscrit avec un mauvais sourire, le plaça sur le monticule déjà bien fourni des romans refusés. De toute façon, les consignes étaient strictes : sur cent manuscrits reçus, seuls dix seraient vraiment lus par le comité de lecture et sur les dix heureux élus, peut-être un, un seul et unique finalement retenu pour le grand soir éditorial. Il ne fallait présenter que les meilleurs pour éviter à tout le monde de grosses pertes de temps. Alors, ces bonnes vieilles terrines de sentiment, ces orages d’amour, ces ruptures en plein soleil, ces brouillards d’ennui…

Une gorgée de café plus tard, il s’attaqua à Panique en Antarctique, un polar. Un énième polar. Une lettre accompagnait le manuscrit contenant un court résumé du livre, un peu comme une quatrième de couverture « Dans les conditions extrêmes du pôle, une haletante course-poursuite entre un flic et un tueur. Des paysages impitoyables, une psychologie au fil du rasoir. Rasoir ici est à prendre au pied de la lettre : c’est l’arme du tueur. » Encore un écrivain du dimanche gavé de séries télé, pensa-t-il presque désabusé. « Peut-être avec une vague réminiscence de Frankenstein au moment de la course poursuite sur la banquise…ouais ». « Rasoir » : je n’en doute pas une seconde. A prendre au pied de la lettre !

 

Ce boulot le rendait cynique, il le savait. Il devenait tranchant, impitoyable sans véritable raison ; il obéissait à la pulsion du défouloir. Il s’en prenait à des « écrivants » faute d’attaquer de front les vrais problèmes de sa vie. D’autres beuglaient au volant de leur voiture sur le chemin du travail, insultant à qui mieux mieux l’automobiliste coupable de les ralentir ; ceux-là arrivaient au bureau, purgés d’insultes, dans leur costume irréprochable. D’autres encore s’adonnaient à de longs et éreintants joggings ; lui, il tirait à bout touchant sur les lieux communs, les facilités de style, les « écrits-vains », comme il les appelait. Mais n’étant pas d’un naturel méchant, il s’était inventé un antidote contre son propre arbitraire : il s’obligeait à théoriser ses réticences, à étayer ses refus sur des fiches de comptes rendus très détaillées. Ses garde-fous. C’était une obligation de service que personne néanmoins ne prenait le temps de vérifier. Pour Panique en Antarctique, voici comment il disserta :

« De la clarification théorique sur l’inflation du roman policier :

J’adresse ce mot à tous. A la planète « Occident ». Vos films policiers, vos romans policiers, vos délires policiers, je n’en peux plus ! Mon bureau, mon minuscule bureau est l’endroit le plus densément peuplé de criminels sur terre ! Cette peur partout, ces psychopathes en puissance, ces détraqués : est-ce donc réellement le suc sécrété par notre monde ? Une calamité nous attend ici…et là aussi ! La vie est un crime ! Du crime, du crime ! Mieux que l’ennui, mieux que nos vies étriquées : une bonne peur collée au ventre. Les héros ? Ils se ressemblent tous ; le conformisme a gagné l’imaginaire. Tueur en série, enquêteur en série, romans en série. Pas besoin de lire Panique en Antarctique pour le savoir ! Des inspecteurs, pas de vulgaires inspecteurs : des âmes perdues mais sauvées ! Des alcooliques géniaux ! Des êtres torturés, passionnés par la vérité. On ne se foule pas chez les romanciers. Chaque homme serait hanté par le désir essentiel de dépecer son voisin, de cuire ses entrailles dans une huile bouillante, de déguster sa cervelle comme un mets de choix et de se réserver ses organes génitaux pour assouvir quelque perversion aussi immonde que raffinée. Le criminel : un génie au service de l’Enfer. Corps triturés façon « pièces de boucherie », mais disposés selon une logique implacable d’après de vieux rites oubliés. La mystique fait son grand retour dans les oripeaux des pauvres victimes, la mystique habite au 21. Reste à parier que l’assassin, ethnologue ou théologien (j’en donnerais ma main à couper pour ce qui est de Panique en Antarctique) envoie, du ciel de son esprit malade, les signes de la Fin des Temps sur le corps de chaque massacré. Mais la police scientifique arrive : science contre mystique, la science mise à mal un instant, triomphe toujours….Le policier islandais vogue magnifiquement sur les congères de barbarie. (Panique en Antarctique offrirait-il une passionnante variante en se plaçant au Pôle Sud plutôt qu’au Pôle Nord ?) La glace recèle en plus des phoques, des corps parfaitement conservés ! Qu’adviendra-t-il quand le réchauffement climatique fera fondre les banquises ? A la place d’icebergs, des milliers de corps flottants au milieu des ours pleurant les glaces perdues ! Non, non et non ! Je ne m’y retrouve pas. Je ne nie pas l’existence du monstrueux, mais son visage est infiniment plus banal, c’est bien connu. Quand je regarde le monde depuis le trou de mes orbites, je ne vois rien de si « visuellement » horrible. La souffrance, sans doute est moins spectaculaire : il y a un cri, mais il est la plupart du temps étouffé au fond de chacun d’entre nous. »

Là, avec la phrase sur « le cri » contenu en « chacun de nous », il dérivait vers un horizon très personnel : il ne pouvait pas s’empêcher de penser à son cri. De fait, il souffrait mais d’une souffrance un peu vague, sans contour précis. C’était une période bien « calme », le creux d’une vague, un moment qu’il fallait bien traverser malgré l’espèce d’ennui qui lui collait à la peau, un peu comme l’odeur d’humidité qui persiste dans certains lieux malgré toutes les tentatives pour l’évacuer. Il traversait une interminable période de solitude, un désert affectif et social, qui semblait se dérouler à l’infini à mesure qu’il avançait. C’était exténuant pour un jeune homme en pleine possession de ses moyens physiques et intellectuels de se retrouver « sur la touche », surtout qu’il n’en voyait pas le bout. Il n’était qu’un petit stagiaire sans amour, sans argent, sans perspective claire dans une capitale qui nourrit des rêves qu’elle ne peut réaliser.

Alors, chaque fiche, chaque compte-rendu lui servait d’exutoire. Il acheva : « La société contemporaine est extraordinairement silencieuse. Et très médiocre. Du coup, sa dramatique déliquescence intellectuelle, culturelle, relationnelle passe en elle, quasi inaperçue. » Cette phrase de conclusion lui parut percutante. Il trouvait toujours quelque chose à dire sur la « déliquescence de la civilisation » dont l’afflux de mauvais écrits devenaient, en quelque sorte, l’irréfutable témoignage.

Voilà comment le jeune stagiaire, chargé de trier le bon grain de l’ivraie dans son modeste bureau du Service des manuscrits, pontifiait à la lecture de chaque livre qui se perdait sans le savoir, dans les méandres de ses pensées. Une théorie pour chacun. Un dialogue inépuisable entre lui et ces écrivains invisibles. C’était son petit pouvoir à lui, son unique plaisir de stagiaire. Puis, comme c’était le premier mardi du mois, il se souvint que l’Éditeur, le supérieur hiérarchique, n’allait pas tarder à le faire appeler. Il s’efforça de changer son humeur. Cette séance d’acrimonie matinale l’y aida substantiellement : il avait vidé son sac.

 

L’Éditeur pourtant fort occupé, mettait un point d’honneur à recevoir en personne chacun de ses employés une fois le mois, ne serait-ce qu’une minute. La période étant critique pour l’édition en général, il fallait « resserrer les rangs ». C’est ainsi que Stéphane, simple stagiaire se trouva placé dans le confortable fauteuil marron, molletonné cuir et traditionnellement réservé aux visiteurs, exactement de la même façon que les « titulaires » qui venaient de le précéder ici même. Il devait évoquer son « expérience » au sein de cette maison de taille respectable, et à vocation « généraliste ». Ses trois mois passés ici n’avaient guère déposé de fait mémorable au fond de son crâne. Rien en tout cas qui, selon lui, méritait d’être exposé à son Éminence ; il se demandait bien comment éviter les éboulis d’embarras inéluctables qui finiraient par rouler sur eux après la fatale question : « Alors, avez-vous quelque chose d’important à exprimer, à signaler… ? » Le stagiaire n’ignorait pas que la parole octroyée à un employé est rarement désintéressée ; tout ce que l’on croit « admis », voire « incité » comporte sa part de piège. Il faut redoubler d’attention quand on est un simple stagiaire et que l’on brigue un poste fixe : on ne peut pas se laisser aller à la critique même si on la croit vraie et juste. Il se tortillait dans ce fauteuil trop grand pour lui, dissimulait comme il pouvait son malaise et réfléchissait longtemps avant de parler.

« Vraiment, j’apprends beaucoup sur le métier. Ce stage est très enrichissant », finit-il par lâcher. Il avait souvent répété ces deux phrases pour des entretiens ou des lettres de motivation. Pas originales, non. Concises, efficaces. Il faisait ce qu’on attendait de lui comme la frigide simule l’orgasme. Et tout comme la frigide, il croyait répondre à un désir puissant dont l’origine décide de presque tous nos actes, ce besoin de reconnaissance qui nous habite de la naissance à la mort.

Les chances d’une embauche étaient si minces dans « un contexte de crise » que chaque erreur pouvait se retourner contre lui. On ne lui avait pourtant rien promis, juste laissé entendre qu’il pourrait intégrer « l’équipe » si on le trouvait efficace. Il s’accrochait exagérément à cet espoir. Comble d’infortune pour Stéphane, les acmés de la crise, 2008 et 2010 coïncidèrent avec les débuts de sa recherche de travail. Faute d’en avoir trouvé, il s’était résigné à enfiler des stages. Il se formait en attendant « mieux », mais le « mieux » se refusait, obstinément : la conjoncture allait de mal en pis dans le domaine de l’édition, comme ailleurs. De rêveur, il s’était converti à « réaliste » depuis 2010. Ainsi, il acceptait de vivre avec presque rien, tout en travaillant quantitativement comme n’importe quel salarié. Devait-il s’estimer heureux pour les six cent cinquante cent euros mensuels qu’il gagnait ? Pour se réconforter, il imaginait que les futurs stagiaires, ceux qui viendraient après lui, ne toucheraient même pas la maigre indemnité à laquelle Stéphane pouvait prétendre. Car dans son cas, on ne parlait pas de salaire mais d’indemnité, un peu comme si on admettait dans ce mot qu’il fallait réparer un préjudice, un tort. Dans le fond, on pouvait voir les choses comme ça : cette « indemnité » permettait à Stéphane de payer tout juste son loyer. Et le reste ? Pour manger, les généreuses contributions familiales tombaient bien. Sans compter la CAF, l’aide au logement ! Ah sans elle, c’était la cité de banlieue au lieu de ses quelques mètres carré dans Paris résolument trop exigus, mais infiniment préférables à ce cauchemar des cités avec lequel il s’était juré de rompre pour toujours. La banlieue, c’était son enfance : il avait donné ! Le retour à la périphérie aurait signé le dernier volet de son déclassement. Déjà, il se demandait s’il contribuait à la prospérité de l’économie de son pays en trouvant si difficilement à se nourrir, à se vêtir, à se loger. Il devenait, à son échelle, douloureux de le concevoir.

Et comme les incohérences se déplacent toujours en bande, on le pliait à ce rituel ridicule, inutile, forcé de la confession au patron. D’ici trois mois, on le remplacerait sans doute par un autre de son espèce et de la même manière, et lui aussi serait tenu en joue par la question : « Que pensez-vous de votre expérience au sein de notre maison ? »

Il rajouta à sa première salve de mots qu’il pensait « avoir trouvé sa place » et, grisé par le sourire du patron, il osa même tirer sa seconde cartouche : « J’apprends ici des choses essentielles sur le fonctionnement de la maison », cela alors que Stéphane accomplissait exactement les mêmes tâches qu’aux deux précédents stages. L’Éditeur qui vivait son moment de démocratie mensuelle, scrutait le stagiaire en suçotant la branche de ses lunettes. Il semblait satisfait de ce qu’il entendait. Le simulacre après tout, atteignait tout et tout le monde, égalitairement. Stéphane aurait trouvé amusant qu’on place un détecteur de mensonges dans la pièce : les mots sortis de sa bouche dessinaient une courbe si contraire à celle de ses convictions, que la machine se serait emballée jusqu’à la folie ! A la question : « Etes-vous à l’aise dans la maison ?», qui en soi renfermait du tact, il avait répondu par un « oui » franc et direct, alors qu’il n’aimait pas son petit bureau, que la secrétaire qui boudait beaucoup ou râlait fréquemment, ne faisait pas d’effort pour se montrer aimable. Mais le petit stagiaire pouvait-il à lui seul relever toutes les hypocrisies, à commencer par celle qui formait une image de plus en plus irréfutable dans son esprit, celle d’un troupeau d’esclaves légaux qui servaient pour une bouchée de pain aux travaux subalternes du monde moderne ? Notre jeunesse se consume dans les stages, avait-il entendu dire de la bouche d’un syndicaliste à la télé.

Anticipant le stérile face à face, il s’était muni d’une pile de manuscrits comme d’un paravent. Et comme l’Éditeur sentit, depuis son bureau (très cosy, un vrai bureau d’éditeur avec un revêtement cuir rouge recouvert de piles de livres et de dossiers), que le stagiaire s’efforçait de dissimuler ses doutes, il l’envisagea droit dans les yeux et d’un air patelin : « Tous les avis comptent. Ce que vous pensez est très important. » Stéphane comprit que cet homme voulait faire de son mieux, qu’il n’était pas étranger au sort des « petits ». Il y avait un vrai fond de gentillesse en lui, ça se voyait même physiquement, dans sa rondeur bonhomme, son penchant pour la bonne chère et l’approche très « gai savoir » de la littérature. Mais les temps étaient durs et venaient tout gâcher. La survie économique, d’abord. Et encore, la maison parvenait à parier sur des nouvelles têtes, sans chance de rentabilité. Tout le monde trinquait, mais Stéphane aurait bien aimé faire partie des exceptions à la règle ; et si l’Éditeur était vraiment sensible, il devait s’en douter. Mais Stéphane en était à un point où il recevait de plus en plus mal les « raisons des autres » car chacun a ses raisons, n’est-ce pas ?  Les mots ne suffisaient plus. Il lui fallait un boulot, un salaire et le reste, ma foi, on verrait bien. Oui, on verrait bien s’il a des choses à dire, après. Ce rendez-vous, c’est de la poudre aux yeux. C’est fort de café de caresser la démagogie jusque-là. La vanité obèse du patron parvenait à se faufiler dans les plus étroits interstices de la nature humaine, pensa-t-il, en sachant ce qu’il y avait peut-être d’injuste dans le jugement. La présence d’un stagiaire dans ce bureau ne valait que pour le pouvoir du chef, son désir particulier de le voir rayonner et éclairer les employés. Ne nous cachons pas derrière notre petit doigt. Mais lui, Stéphane, en tant qu’homme, jeune homme chaleureux et compétent apportant sa contribution humaine et technique, ne rentrait pas en ligne de compte. Il pouvait disparaître sur le champ qu’il se verrait aussitôt oublié et remplacé. Et on ferait mine avec lui comme avec n’importe quel autre de montrer une vraie sollicitude. A ce stade, pensa-t-il avec amertume, il était sans doute plus valorisant d’être un ordinateur. Les hindouistes devraient prévoir une clause spéciale pour la réincarnation dans un objet aussi convoité qu’un I-Mac. Ce serait comme une sorte de consécration, un I-Mac plutôt que de venir encombrer l’humanité d’une âme supplémentaire….

L’Éditeur pouvait-il se douter que Stéphane Lartigue se sentait sous pression derrière cette décontraction affectée ? Devinait-il quels étaient les doutes du jeune stagiaire qui errait de stage en stage depuis deux ans, entraîné par un espoir en lambeaux d’être embauché bientôt ? Savait-il qu’à la fin de chaque mois les repas de Stéphane étaient exclusivement composés de spaghettis qu’il aromatisait alternativement de sauce tomate et de fromage râpé, mais pas les deux en même temps, histoire de varier ses sensations gustatives, parce qu’il ne pouvait financièrement pas se permettre de réunir les deux ingrédients dans son assiette chaque soir ? Le sachant, aurait-il changé quelque chose à sa façon d’agir, de voir, de sentir ? Pour Stéphane, là était le nœud du problème : personne ne savait vraiment de quoi était faite la vie de chacun, personne ne semblait s’y intéresser, mais il fallait faire comme si le contraire était vrai. Qui trouverait « intérêt » à savoir qu’à vingt-six ans, bientôt vingt-sept, la question de l’indépendance l’empoisonnait jusqu’à devenir un motif obsessionnel avec lequel il se levait le matin comme groggy et s’endormait péniblement le soir ? Auprès de qui pouvait-il s’épancher pour révéler que les détails, jusqu’à la façon de dire « bonjour » à son patron sur un ton plus en moins enjoué, étaient passés en revue quotidiennement : « Là, ça sentait l’artifice, là c’était un ton trop haut, je n’aurais pas dû intervenir, là j’aurais pu en placer une… » et ainsi de suite jusqu’au délire, analysant jusqu’à la minute « adéquate » pour aller aux toilettes, pensant ainsi pouvoir « contenir » le moment où tout bascule dans le refus ? Il espérait qu’il créait les conditions pour rencontrer la chance, mais il n’y avait personne d’autre pour en être persuadé autant que lui.

Un jour, son sursis prendrait bien fin ; il serait alors libéré de la sensation pénible de passer de hall de gare en couloir de transit, sans plus de perspective que de se lever le matin, d’occuper son temps et de faire croire à sa famille qu’il accomplissait quelque chose d’utile à son avenir. Pouvait-il révéler à ses parents que ces stages n’avaient d’autre destination que de tomber dans un puits d’oubli ? Que ces deux années ne lui serviraient, en tout état de cause, pas assez pour prétendre à un poste jugé acceptable selon leurs critères d’anciens employés à EDF ? Il évitait de rentrer dans les détails, de leur réclamer trop d’argent et s’accrochait à l’idée que ses efforts « diplomatiques » fructifieraient bientôt. Le risque néanmoins d’en faire un peu trop pouvait plomber sérieusement le mauvais côté de la balance. D’évidence, il commettait des impairs ; une torsion aux intestins survenait dès que son esprit, enclin au ressassement, s’arrêtait sur une de ses bévues. Comme ce jour où, en réunion plénière, il avait cru bon de devoir prendre la parole pour défendre un livre, lequel lui avait semblé bouleversant ; il avait d’ailleurs conçu à cet effet une fiche critique étayée. Un éloge en bonne et due forme. Sans doute s’était-il imaginé à tort qu’une certaine spontanéité lui serait permise et bien reçue ; il n’avait manifestement pas saisi les usages subtils de cette maison : ce n’était pas le moment. Cette réunion n’avait d’unitaire que la présence obligatoire de tous les membres de la « boîte » pour permettre à l’Éditeur d’expliquer le calendrier des publications et la répartition du travail. Le partage démocratique de la parole ? Sa voisine de table lui avait donné un coup de coude pour lui faire comprendre que cet usage n’avait pas cours. Quand était-ce le moment ? lui demanda-t-il à la fin de la réunion. Il y avait là un épais mystère et, gentiment mais fermement, la directrice de collection lui expliqua qu’il fallait d’abord s’adresser au chef du Service des Manuscrits. Dans une messe, on laisse l’homélie au prêtre, et aux ouailles le soin d’écouter, rajouta-t-elle avec une pointe de sarcasme qui plongea Stéphane dans l’angoisse : il était vraiment à côté de la plaque.

Il pensait qu’il fallait prendre des initiatives pour se distinguer, mais son échec relatif lors de la réunion plénière prouvait le contraire ; tantôt il se persuadait qu’il fallait se faire discret -mais alors il craignait d’être oublié-, tantôt il s’essayait à l’humour, mais là il craignait d’avoir froissé la susceptibilité de quelqu’un, en particulier celle de la secrétaire du Service des Manuscrits, Laurence qui partait au quart de tour. Quand il comprit qu’un stagiaire ne serait jamais considéré comme un employé à part entière, qu’une hiérarchie immuable prévalait dans les esprits et dans les intérêts de chacun, il cessa de se tourmenter. Enfin, il ne s’imagina plus rien du tout. Après trois mois passés ici, il n’était pas plus avancé sur son sort qu’à son arrivée concernant une « éventuelle prochaine embauche ». Même un petit temps partiel après tout pourrait bien faire l’affaire. Tout je vous en prie, mais pas un quatrième stage ! Ce « vous » auquel il s’adressait, désignait pêle-mêle les éditeurs parisiens, le Destin, Dieu, la Chance, les Esprits des Anciens, car dans sa confusion, il se sentait prêt à brûler un cierge à n’importe quel grigri, fût-il ou non le symbole d’une hypostase connue. Bien que la période ne soit pas du côté de la pensée magique mais plutôt de celui des paramètres statistiques, chiffrés, rationnels, Stéphane s’accrochait à l’idée que la vie finit toujours par trouver des voies détournées, des chemins de traverse qui font fourcher la règle. La règle ne parvient jamais à s’imposer continûment et infailliblement. Quelques lectures l’avaient aidé à construire cette pensée et, quand son estomac lui renvoyait de violentes acidités depuis ses inquiétudes souterraines, il invoquait son « credo », tel un chamane qui chasse les mauvais esprits.

 

L’Éditeur finit par rappeler, au cours de son entrevue individuelle avec le stagiaire, « la mission [lui étant] dévolue », voyant que la teneur de ce tête à tête risquait de basculer rapidement dans le tête à queue : le silence, encore en coulisse, s’apprêtait à faire une entrée fracassante. Heureusement, il y avait une « information à faire passer » :

« On ne peut pratiquement plus publier de nouveaux ouvrages : le numérique, les coûts, la crise…On navigue à vue. Mais on ne peut pas se permettre de rater un chef-d’œuvre, déclara l’Éditeur depuis sa chaise pivotante après cinq minutes écoulées de cette rencontre mensuelle. On ne sait jamais…si l’activité repart…Mais pour l’année à venir, on a ce qu’il nous faut. », poursuivit-il en voyant le stagiaire en mal de loquacité. Stéphane fut soulagé que l’Éditeur prît à lui de rompre la gêne silencieuse dont le bureau était lestée. La nouvelle n’était pas de nature à plaire au stagiaire : elle signifiait clairement que le Service des Manuscrits devait, pour les trois mois à venir se contenter de gérer administrativement le courrier, condamner au pilon les manuscrits non récupérés par leurs expéditeurs, procéder à l’envoi massif de courriers-type de préférence sur internet pour exprimer des regrets dont le degré de sincérité était pour le moins variable...Le stagiaire comprit que son avis littéraire ne compterait pas beaucoup, s’il avait compté un jour. Il aurait espéré que sa tâche fût moins administrative avec à son actif deux stages derrière lui. L’expérience, apparemment, ne changeait pas la donne. Le Service des Manuscrits, il l’avait rebaptisé pour lui-même : « le Sévice des manuscrits » ou encore, le Salon des Refusés, en référence à tous ces artistes impressionnistes méprisés, dédaignés par l’art officiel. Combien de talents laissait-il s’échapper de cette manière ? La question ennuyait bien sûr, mais pour l’heure pouvait sembler secondaire. Les temps étaient durs, comme tout le monde le répétait dans d’hypnotiques et exacts mantras. La survie, d’abord : les éditeurs ne pouvaient plus se permettre des risques inutiles. Des hommes d’affaires avec des emplois dépendant de leur maintien : cette vision n’était pas moins vraie que la version idéaliste du métier. Qu’ils détiennent une bonne part de l’activité créatrice, spirituelle d’une nation nous rappelle, dans le meilleur des cas, l’antagonisme permanent où nous place la société marchande ; ce qu’il faut, d’abord et avant tout, c’est que la création soit reçue, achetée, médiatisée. Et que le mot « art » vienne auréoler l’entreprise commerciale, par surcroît.

- Qu’est-ce que je fais de ça, alors ? demanda-t-il en désignant l’épais fardeau constitué d’une bonne huitaine de manuscrits -et qui correspondait à une toute petite livraison quotidienne.

Il posait cette question pour ne pas couper trop vite court à la conversation. Mais il connaissait bien la réponse.

- Vous faites un tri sévère : vous éliminez d’emblée les cacographes, les autobiographes, les poètes amateurs ; vous ne conservez que ceux qui ont écrit un roman achevé, avec un style, une histoire…Faites une fiche pour ceux-là avec résumé et impressions : les meilleurs iront au comité de lecture…Pour le reste, envoyez une lettre…vous verrez, on a un modèle standard. Ne re-expédiez le manuscrit que si le port a été payé. »

Rien de neuf sous le soleil ; la routine. La lettre-type, il l’avait déjà expédiée un bon millier de fois au cours de ses trois stages. Dans le premier stage, il avait accompli à peu près le même boulot ; au cours du second, par contre, on ne lui avait confié que du subalterne : de la photocopie, du postage, de la re-re-correction. C’est là qu’il avait commencé à perdre un peu de sa confiance en lui, en ce monde. Lui, le jeune homme bercé depuis l’enfance par les livres, le garçon sérieux qui portait des lunettes et un air vaguement idéaliste, inspirant souvent la tendresse maternelle des femmes plus âgées qui travaillaient à ses côtés, cet air un peu ahuri qui donnait à toute maman l’envie de nettoyer ses chaussettes, mais qui dès qu’on abordait avec lui le vaste champ de la littérature prenait soudain de la finesse et du mordant, se voyait confier la sale besogne de la lecture ad nauseam de manuscrits dont il connaissait par avance la destination : c’était absurde.

Cette conversation, n’avait donc rien d’inédit. Il aurait pu en écrire chaque ligne sans se tromper. Pourtant, au moment où il s’y attendait le moins, alors que tout semblait absolument prévisible, quelque chose décida de démentir la trame écrite d’avance. Sa théorie sur « l’accident » qui vient torpiller une loi trop enracinée, allait inopinément pouvoir être vérifiée. A ce moment précis. Comme un signe du Destin, un improbable Deus ex machina. Brusquement donc, ils furent interrompus par la secrétaire qui n’avait même pas pris la précaution de frapper. L’air coi, elle glissa son regard vif et écarquillé d’incrédulité dans l’embrasure de la porte. Perplexe, la curiosité piquée au vif, elle chuchota :

« Une femme insiste pour vous voir.

- Qui ?

L’Éditeur tourna ses yeux quelques fois dans ses orbites : la chose devait être importante pour que Laurence vînt l’interrompre.

- Elle ne veut pas se présenter, mais prétend vous connaître. Elle dit que c’est urgent.

La secrétaire entourait chaque mot d’un haussement de sourcils laissant entendre qu’elle n’en revenait pas.

- Entrez Laurence et fermez la porte derrière vous. C’est qui ?

- Je n’en sais rien, monsieur ; elle dit qu’elle ne partira pas avant de vous avoir vu.

Là, elle chuchotait ; l’énigme, pour Laurence était à son comble.

- A quoi ressemble-t-elle ?

- Euh, une petite brune, les cheveux mi-longs noirs, des yeux assez clairs…Elle ne veut pas donner son nom ni dire pourquoi elle est là. Je lui ai bien expliqué qu’elle ne pouvait pas débarquer comme ça, mais elle insiste…

- Qu’est-ce que c’est que ça ! Bon, j’arrive ! Je finis avec Stéphane…

L’Éditeur eut à peine le temps de prononcer ces mots, qu’une voix suave et un peu rauque traversa le bureau depuis la porte :

- Ne vous donnez pas cette peine ! Me voici ! » La secrétaire, le stagiaire et l’Éditeur se tournèrent de conserve vers la femme « mystère ». Le bureau de l’Éditeur se transforma, en une fraction de seconde, en scène de théâtre. Les comédiens étaient d’ailleurs synchrones et la vedette principale, sur le pas de la porte. Personne, pendant deux ou trois secondes ne réagit, chacun ayant là parfaitement conscience de participer à une rare transposition du théâtre dans le réel.

- On ne vous a pas demandé de rentrer, fit observer l’Éditeur qui détailla par la même occasion cette femme. Elle portait un long manteau noir étreint par une ceinture à la taille, profilant une silhouette, qui sans être longiligne, semblait assez fine. Comme elle n’était pas grande, on pouvait craindre que le vêtement fasse œuvre de camouflage, et l’œil de s’imaginer instinctivement des petites disproportions. Pourtant, le contour du visage dessiné par un ovale régulier et en longueur, confirmait la morphologie globale. Elle devait, par les traits tiraillés autour des yeux et de la bouche, être aux alentours d’une petite quarantaine d’années. Et l’impression qu’elle offrait, le rouge intense de sa bouche, la pâleur de sa peau, ses cheveux épais, noirs, son entrée parfaitement orchestrée « Ne vous donnez pas cette peine »- était celle d’une autre époque, d’une grande dame, fantôme d’un monde disparu, plus « années folles » que vingt et unième siècle, d’une femme jouant sa vie comme un drame passionnel, une Sarah Bernhardt égarée dans un aujourd’hui trivial où, elle savait qu’on allait lui répondre, au lieu de « Madame, que me vaut l’honneur d’une si charmante compagnie ? », un tristement connu « Vous n’avez rien à faire ici ».

 

 

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