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26 août 2013

Chapitre V- Roman en feuilleton : La disparition virtuelle de Régina Basel.

 Ceci est un roman délivré en épisodes tous les 4 ou 5 jours. Commencé en mai, il sera achevé à la fin de l'été. L'intrigue : Régina Basel est une facebookeuse active. Elle donne ses opinions, échange avec les "amis" puis un jour, elle poste son avis de décès sur son mur. Les "amis" sont intrigués, inquiets puis passent à autre chose malgré les messages persistants de sa mort. Un seul s'occupe de savoir ce que devient Régina : Patrick Latour. Il la cherche "virtuellement", puis rapidement, sa recherche l'obsède. Il part à sa rencontre dans le sud de la France, mais il trouve porte close. Une petite enquête le conduit à son amie, Karine. Il l'attend à la sortie de la petite école du village car elle est institutrice.

Chapitre V

"Il était à l'heure devant la grille de la petite école primaire du village ; une école dont l'architecture ne dégageait aucune spécificité locale. Même pas une touche de crépi ocre sur le béton pourtant nu. La République est la même pour tous en partage équitable de la laideur ; un bloc de béton nu pourrait bien devenir l'allégorie de la République d'aujourd'hui, et bientôt, un parallélépipède vide, avec des représentants politiques en guise de piliers à l'édifice, piliers bientôt écrasés par un toit affaissé qui ne peut plus rivaliser avec le ciel en lui contestant l'universalité, en lui protestant la liberté, en lui subtilisant le feu sacré qui éclaire les hommes. Patrick voyait l'école comme la survivance d'un modèle stalinien, qui tôt ou tard verrait ses murs tomber ; il se souvint que Régina était enseignante et syndicaliste...peut-être qu'à sa façon elle traduisait l'angoisse de ce monde qui finirait en ruines, ne laissant même pas de belles et mélancoliques ruines, non des ruines d'austères architectures où les hommes n'ont jamais appris à rêver, tout juste à être les cobayes des inventions technico-pédagogiques ruinant à elles seules la possibilité même de lire, de comprendre, de s'instruire. Batteries de poulet en masse identiquement conditionnées à la médiocrité. Qui se retournerait derrière en pleurant l'évidence visible de notre échec ? Même la nostalgie nous est confisquée.

Des mamans attendaient leur rejeton en discutant entre elles ; au milieu de cette animation tranquille, Patrick se sentit mal à l'aise. Une sensation diffuse de ne pas "faire ce qu'il faut". "Ah tiens, pourquoi cela ? se décida-t-il d'approfondir "en attendant la sonnerie". Il chercha et ne mit pas longtemps pour trouver, car toutes ses nausées, sa mélancolie, ses chagrins étaient de près ou de loin liés à son fils Hugo. Il allait très peu le chercher à l'école et le voilà devant une école pour un tout autre motif que Hugo ! "Un père devrait agir en pensant sans cesse à son fils, sinon rien n'a de sens, se rappela-t-il avoir entendu de la bouche de Sophia, son ancienne femme et mère de son fils. Il n'avait alors pas compris que c'était plus qu'une façon de le retenir ; il n'imaginait pas que Sophia pouvait émettre une vérité en dehors de son cas à lui ; oui, car à l'époque, il se figurait que Sophia parlait nécessairement contre lui. Bêtement, il avait répondu quelque chose comme : "Avoir des enfants n'implique pas qu'on renonce à soi." Et Sophia de riposter : "Si on ne renonce à rien pour les enfants, pour qui, dis-moi, pour quoi, quelle bonne raison renoncerait-on à quelque chose ? Qu'est-ce qui mériterait notre sacrifice sinon les enfants ? Sommes-nous à ce point tombés dans l'égoïsme le plus abject de notre corps ?". Il avait rétorqué une monumentale idiotie : "Lâche-moi avec ta morale judéo-chrétienne". La mémoire amère...le remords...cette école, c'était le remords coulé dans le béton. C'est peut-être ce que toute école devient.

Posté devant l'école, il esquissa un mouvement qui pouvait laisser penser qu'il allait tourner les talons et partir ; il regardait alternativement ses pieds et la cour de récréation avec une impatience qui ne manqua pas d'intéresser ces mères de famille pourtant bien occupées à bavasser entre elles. Patrick s'arrêta net et interpella en pensée son absent, celui qu'aujourd'hui il ne verrait pas sortir de l'école : "Hugo! Ai-je perdu toute raison mon fils ? Dois-je partir et laisser tout ceci derrière moi ? Dois-je m'agenouiller devant ta mère, la reconquérir pour toi mon bonhomme ? Pour moi aussi, même s'il faut que je vive en pénitent avec cette terrible Sophia qui me fera bouffer mes remords jusqu'à la fin de mes jours ? Et bien, mon chéri ; je te promets que c'est ce que je ferai si toute cette recherche ne s'avère être qu'une chimère. Laisse-moi comprendre ce que je cherche ; d'évidence, je ne parviens pas à savoir moi-même pourquoi je suis ici à attendre l'amie d'une femme que je ne connais même pas, alors qu'au fond de moi, la raison me crie qu'il n'y a rien, rigoureusement rien à prendre ! Faut-il que j'aille au bout de ma quête inutile ! Oui, mon fils : parce qu'elle est inutile. Parce que je ne suis sûr de rien. D'habitude, quand je vois une femme, c'est pour...enfin...Tout s'est désenchanté dans ma vie. Régina me rend fou ; jamais je n'aurais parcouru une si improbable route pour une personne que je ne connais pas."

Il se décida à parler à une mère qu'il trouva ravissante :

"Bonjour...j'ai rendez-vous avec Karine Veil...Mais physiquement, je ne sais pas comment elle est.... 

- Je ne la connais pas ; par contre, les institutrices sortent les unes après les autres avec leur classe...vous aurez le temps de leur demander...

La femme sourit à Patrick et ses pommettes en se relevant, firent plisser ses yeux ; il était particulièrement sensible à la transformation d'un visage de femme modifié par le sourire qu'il assimilait à un prélude à l'abandon. Une petit frisson tendu d'érotisme irrigua son sang.

Midi. Une sonnerie stridente et prolongée perfora le plaisir. Fin de la rêverie. La sortie des enfants se faisait dans un brouhaha impressionnant et pourtant, dans ce désordre apparent, il n'y avait pas de hasard : les C.P firent d'abord leur apparition, puis ce fut au tour des CE1...il fallut attendre la classe de CM1 pour découvrir Karine Veil, l'amie de Régina selon le patron de café. Attendre son tour, attendre son tour.

...

"Oui...je suis bien Karine Veil.

Elle était d'un physique ni agréable ni désagréable, une femme d'une quarantaine d'années avec des cheveux mi-longs raides, chatains, assez ternes, ni blonds ni bruns, des yeux ni noirs ni clairs, un nez ni gros ni petit ; c'est drôle, mais il n'imaginait pas que Régina eût pu avoir une amie d'un physique quasiment quelconque. Dans le fond, il n'avait jamais fait l'effort d'imaginer des amis à Régina. Quelque chose entre Régina et la réalité ne collait pas. Etait-il venu vérifier qu'elle serait à tout jamais une créature virtuelle, un songe auquel il cherchait désespérément à offrir une réalité, une survivance pathétique à la jeunesse perdue ? Une illusion brillante à qui il offrait le même pouvoir qu'à un Dieu capable de purifier le monde entier après que celui-ci eût versé dans toutes les infamies ? A moins que ce ne soit le contraire...? 

"Il faut que je vous parle...

Des enfants tournoyaient autour d'elle : maîtresse, maîtresse...!

- Oui...une seconde...

Les dernières classes sortirent. Les enfants, comme par enchantement, se dispersaient dans toutes les directions. Ils furent enfin seuls au milieu de la cour.

- Bien, je vous écoute...avec tous les enfants autour, ce n'est pas évident...Je dis toujours aux parents de prendre rendez-vous le soir, un quart d'heure après la sortie...

- Non, rien à voir...C'est au sujet de Régina.

- Régina ? Qui êtes-vous ?

- Un ami...enfin, c'est très compliqué, il faudrait que je vous explique depuis le début. Puis-je vous en parler tranquillement ? 

D'un coup, son visage s'assombrit, sa banalité revêtit une lumière noire qui éclairait ses pupilles d'une hostilité aussi soudaine qu'abyssale. La transfiguration frappa Patrick : il lui semblait qu'il n'avait pas affaire à une douce "maîtresse" mais à la gardienne sévère d'un secret inviolable.

- Je ne crois guère qu'il faille parler de Régina. Je suis désolée...je ne peux rien, vraiment rien.

- S'il vous plaît...J'ai parcouru 900 kilomètres...

Brusquement intriguée, elle redressa son visage...

- Comment vous appelez-vous ?

- Patrick...Patrick Latour...

- Savez-vous qui vous allez trouver ? Savez-vous ce qu'elle est devenue ? Il y a de douloureuses transformations...Il faut être prêt... 

Sa tête entre ses mains, elle pleurait presque. Mu par je ne sais quelle témérité, Patrick saisit la main de Karine.

- Ecoutez-moi, il nous faut discuter...D'accord ? 

- Mais je ne sais pas qui vous êtes et si vous êtes réellement un ami ! Elle ne m'a jamais parlé de vous !

- Croyez-moi, Karine, je suis son ami. 

Son regard était désormais bouleversant. Patrick en soutint l'intensité avec ce qu'il pouvait inspirer de confiance. Elle réfléchit un instant, un instant qui fut démesurément long et où Patrick savait qu'il ne devait pas baisser la garde de sa concentration ou montrer quelque impatience. 

- Bien, bien...Je ne sais pas quoi penser...je veux bien vous parler mais d'abord, vous allez me dire ce que vous voulez, qui vous êtes pour elle. Que dites-vous du bistrot sur la place du village ?

 - Le Mistralou ?

- Non, non. Derrière l'église. J'ai deux heures avant de reprendre la classe. On peut y manger un morceau.

- Je vous suis."

Karine Veil n'était pas femme à rester longtemps neutre pour quiconque passait avec elle plus de dix minutes. Patrick décela vite en elle les fragments de souffrance que la trajectoire tragique de Régina avait déposés dans un coin de son âme. Il prit une bière et elle aussi ; puis l'assiette du jour tous les deux ; quelques hommes occupaient une table derrière eux, sur la terrasse ombragée. Vite, Patrick se mit à construire un récit que Karine pourrait trouver cohérent et surtout rassurant.

"Je ne sais pas ce que fut la vie de Régina dans ses moindres détails ; je l'ai connue après le drame. Nous avons communiqué par internet. On se retenait d'évoquer notre passé ; très vite, des choses nous ont liés : une sensibilité commune, des échanges d'idées. Je voulais la rencontrer (il édulcorait volontairement car si Karine eut appris que "les choses" qu'il évoquait étaient encore plus ténues que ce qu'il voulait bien en dire, elle se serait volatilisée plus vite que Régina elle-même derrière son écran) ; puis, un jour, elle a disparu. Plus de nouvelles. Je lui ai écrit et elle m'a dit "je suis morte".

Quand Patrick décrivit sa disparition, sa déclaration de décès, les yeux de Karine s'allumèrent du même feu noir qu'au moment où il avait annoncé le motif de sa visite quelques instants plus tôt dans la cour de récréation. Pourquoi l'impression qu'offrait Karine à ce moment-là était la même que de vieilles peurs d'enfant où on lui parlait de diable, de malin, de possession ? L'institutrice allait-elle lui évoquer des rites de sorcellerie qui expliqueraient ce sentiment inexplicable d'un monde fantoche, d'une ville vitrine qui aurait été l'objet d'une malédiction ? Une disparition orchestrée par quelque folklore occulte ? L'école elle-même avec sa géométrie rationnelle, ne couvait-elle pas en son sein l'oeuf de quelque serpent ? Comme l'âme d'un homme est impressionnable ! Toujours prompte à prendre peur à la moindre incompréhension ! Les choses allaient être fort simples, oui fort simples : elles l'ont toujours été, Patrick. Tu fais des efforts toute ta vie en acceptant que ces efforts soient enfouis dans une terre remuée à l'oubli. Et si tu ne fais pas des efforts, tu mourras de ne pas mourir ! Et c'est ce qui arrive à Régina ! Mais quel effort ne veut-elle pas accomplir ? A quoi son âme ne consent-elle pas ?

- Peut-être que votre lien est très puissant, répondit-elle en tempérant l'ardeur de ses pupilles, mais tout ce qui touche à Régina est crainte et pitié. Si vous êtes venu jusqu'à elle et qu'elle vous a fermé sa porte, pourquoi persistez-vous ?

- Je...à vrai dire...j'ai besoin d'elle.

- L'aimez-vous ? Karine interrompit sa mastication, la fourchette immobilisée et tenant en joue Patrick. La question était fort embarrassante par sa brusquerie ; mais ce qui étonna Patrick, c'est qu'il ne s'était jamais aussi frontalement posé la question alors qu'il venait de franchir 900 kilomètres. La route de la conscience lui parut faramineuse.

- Peut-être, je ne sais pas.

- Avec elle, rien ne peut être fait à moitié. Si vous ne l'aimez pas, vous ne lui causerez aucun bien. Si vous l'aimez, vous risquez d'être emporté dans sa folie. Choisissez !" 

Patrick songea alors en écho avec les rélfexions qui venaient d'affluer en lui : "Fort simples, en effet ! Brutales et simples !"

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Commentaires
R
Alors que choisiriez-vous ?
R
Alors que choisiriez-vous ?
C
- Avec elle, rien ne peut être fait à moitié. Si vous ne l'aimez pas, vous ne lui causerez aucun bien. Si vous l'aimez, vous risquez d'être emporté dans sa folie. Choisissez !"
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