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30 août 2013

La disparition virtuelle de Régina Basel. Roman-feuilleton.

Chapitre V, suite et fin. Pour les nouveaux venus, lire l'épisode précédent, vérifier si le roman vous intéresse. Si oui, un conseil : reprendre depuis le début (en mai), ce n'est pas très long à lire.

 

Patrick, interdit par la fermeté du dilemme, se raidit un instant ; puis, par un effort de conscience, envoya le signal à ses pensées de poursuivre leur cours, comme on enlèverait des pierres barrant une rivière.

- Karine, ce que vous tentez de me faire comprendre, je l'ai parfaitement à l'esprit...je sais qu'une telle rencontre n'est pas anodine...mais, il faudrait déjà que je la voie...et puis ce n'est pas si simple...ses sentiments comptent aussi et impossible pour l'instant de savoir ce qu'elle éprouve...

Encore ses yeux qui s'embrasaient, cette fourchette qui pointait comme une menace malgré la tentative de Patrick de répondre posément à l'alternative de Karine ; les rayons de midi dardaient sur Patrick...et sa tête lui fit soudainement mal. Il eut envie de se lever mais il se retint de le faire par diplomatie : ce n'était vraiment pas le moment de donner à ses petits maux tout loisir de s'épancher. Et pourtant, il ne rêvait que de se passer le visage sous l'eau, comme pour rincer la nausée qui s'installait entre son coeur et son estomac. Il était tentant de répondre "j'aimerai Régina autant que vous voudrez à condition que me laissiez pisser, me laver, me lever, que je puisse enfin me reposer de ce voyage en TGV, en voiture, que j'obtienne le moyen de la voir, enfin." Combien d'échecs sont imputables à de petites indispositions physiques ? Et si la conduite d'une vie entière, ses choix, ses renoncements, ses réussites, se mesurait à la tyrannie de la carnation, à la présence de ce corps qu'il faut nourrir, entretenir, et qui malgré tous nos soins, ne poursuit qu'un chemin de déréliction ? Pour l'âme, on a encore le choix d'imaginer le paradis, pour le corps, les jeux sont faits : voilà le tribut versé à l'enfer. Depuis peu, Patrick se mettait à uriner plus souvent, depuis peu des maux de tête pourrissaient des journées entières et le clouaient au lit, depuis peu, l'essoufflement, l'empâtement, bref...la loi de la pesanteur, cet enfoncement progressif vers les entrailles de la terre confirmait son hégémonie par à-coups, fréquences encore sporadiques...47 ans, presque 48...Le plomb pesait sur sa tête ; mais son interlocutrice n'avait pas l'air de mesurer son malaise. Il voulut appeler le serveur pour demander une carafe d'eau ; il n'en eut pas le temps.

- Vous ne saisissez pas ! Sa façon si intempestive de lui parler le surprit encore ; les rayons du soleil semblaient maintenant s'associer à la virulence de l'échange : pleins phares sur le suspect... Elle pousuivait sa leçon avec l'ardeur de l'initiée qui vient d'entrevoir la lumière :

- Comprendrez-vous à la fin qu'elle est pour de bon entre la vie et la mort ? Qu'elle n'est plus très loin de ce qu'elle appelle son "grand saut" ? Le suicide, quoi ! Il faut chaque jour lui donner les preuves qu'il y a bien une raison à vivre...elle accepte cette raison jusqu'au lendemain...le lendemain, elle se remet à douter de tout...et il faut recommencer à trouver quelque chose. C'est terrible, son raisonnement ne baisse jamais la garde ! C'est la femme la plus drôle que j'ai jamais connue, si vous saviez son humour...c'est une forme de drôlerie qui vient d'ailleurs...elle connaît tant de choses...c'est comme si elle avait fait un tour complet des limites de l'existence !

Il n'en pouvait plus ; il n'était pas prêt à passer des heures avec un intercesseur aussi sentencieux. La migraine s'enfonçait dans son crâne comme une colonie de fourmis dans un terrier. Comment en finir ? Jusqu'à quand sa tête tiendrait-elle sur ses épaules sans se fracasser au sol ? Cette Karine finissait par l'ennuyer : de quel droit se mêlait-elle de la façon dont les êtres devaient s'aimer ? Il était persuadé que Régina était bien plus accessible que tout ce qu'il pouvait en apprendre. Elle n'avait besoin que personne ne s'en fasse le défenseur ; Régina était peut-être le monument féminin le plus solide qui pût exister. Comment expliquer sinon ses mises en scène funèbres, ce défi lancé à la mort et aux vivants ? Comment même expliquer qu'elle refusât l'aide de Patrick sans cette prodigieuse force qui l'effrayait elle-même ? Oui, c'était cela : Régina n'avait peur que d'une chose, c'était de sa force, force qui pouvait se retourner contre elle-même ou contre quiconque lui imposait une existence en forme de compromissions. Il lui avait parlé au téléphone et il n'avait pas eu affaire à une folle ; syndicaliste, elle avait le sens de la justice, c'était certain...Patrick sentit qu'il allait s'écrouler. 

- Oui, oui, j'ai saisi tout ça en elle ; dites-moi où elle est...permettez-nous de nous rencontrer...je vous prie...Souhaitez-vous boire ? Il fait chaud !

- Tout ça ne dépend pas de moi, mais d'elle, uniquement d'elle ! Ses mots commençaient à s'étirer étrangement quand un chien noir se mit à aboyer juste derrière eux ; après quoi, après qui aboyait-il ? Il couvrait tous les bruits, tous les mots. Chaque aboiement envoyait les tympans de Patrick valser d'une oreille à l'autre, en se lançant comme dans les parois d'une caverne, l'écho de l'écho ; les yeux du chien brillaient et il grognait désormais ; ses babines relevées laissaient entrevoir ses canines ; Patrick eut envie de se lever, d'aider Karine à le faire, de rentrer dans le café, mais cette fois, le coeur répondit frénétiquement aux vibrations du tympans ; tout lui échappait, à part les mots avec lesquels Karine essayait de l'accrocher.

...La volonté...oui...un effort...je ne vois rien...enfin, si...je n'ai jamais été si près d'un rayon de lumière...à moins que ce ne soient les yeux de ce chien au-dessus de moi...Boum ! Le sol, le ciel : l'envers à l'endroit. Patrick venait de heurter le dallage de la terrasse. Le chien lui sauta dessus.

Patrick ouvrit les yeux dans l'ambulance des pompiers. 

"Répétez votre nom ! Vous vous appelez comment ? Ne bougez pas, dites-moi simplement comment vous vous appelez !

- Oui...Patrick...J'ai mal...

Derrière l'écran embrouillé de ses pupilles, il entrevoyait la silhouette d'un homme entre deux âges, presque chauve, aux traits forts.

- Oui, Patrick, c'est normal : vous avez fait un malaise. Et ce chien vous a mordu au bras...Où avez-vous mal Patrick ?

- A la tête ! 

- Vous êtes tombé sur la tête...Avez-vous envie de vomir ?

- Non, j'ai eu envie de vomir avant...pas maintenant...

Il notait: "pas envie de vomir".

- On vous amène à l'hôpital Patrick ; vous avez perdu connaissance, il faut donc faire des examens et soigner cette vilaine blessure au bras. On va à Manosque.

- Oui, mais, et Karine...enfin, la fille qui était avec moi...?

- Elle est retournée au travail. Elle vous appellera tout à l'heure, c'est ce qu'elle a dit.

Patrck éprouva un immense sentiment de déception ; elle était repartie comme si de rien n'était et il allait seul dans un hôpital de province loin de chez lui, blessé, contusionné et qui sait, avec peut-être un grave problème cardiaque ; pas plus avancé qu'au premier jour pour retrouver Régina. A la vérité, c'était une malédiction que la recherche de cette fille. Quand la route est barrée d'obstacles, à quoi bon persister ? Pour trouver une suicidaire avec sens fou de l'humour selon la description de son amie ? Il rit de lui-même. Le pompier qui se tenait à côté du brancard, l'envisagea avec étonnement :

- Vous riez ? c'est la fille ? Ah ça ne marche pas toujours avec ces dames !

Les urgences de l'hôpital de Manosque. Il n'avait jamais vu un hôpital aussi neuf de sa vie avec aussi peu de monde. Décidément, la tête lui faisait mal. Il avait une bosse énorme sur la tempe droite. 

- Comment ça c'est passé ? demanda Patrick au pompier qui attendait à côté du brancard aux urgences.

- Personne n'a su dire exactement : personne ne sait si vous êtes tombé parce que le chien vous a sauté dessus ou si vous avez eu un malaise d'abord, avant l'énervement du chien. C'est le patron du restaurant qui a fait déguerpir le chien avec son balai. Un bon coup à la tête."

Ce fut une journée d'attente, de manipulation, d'examens à n'en plus finir. Il eut envie d'appeler son fils qui était en week-end désormais avec sa mère ; d'entendre sa voix de gosse qui lui pinçait le coeur. Mais non ; il vivrait tout ça tout seul. Il aurait pu mourir aujourd'hui, personne ne l'aurait su jusqu'au week-end prochain. La tête lui faisait mal.

La décision tomba : on le garderait une nuit pour écarter le risque de traumatisme crânien ; on ne lui avait rien trouvé pour l'instant. Le coeur battait régulièrement. Il avait fait, d'après le neurologue, un malaise vagal. Malaise qui selon lui, arrivait rarement et sans conséquence, mais survenant dans les périodes fatidiques de l'existence ; aucune incidence sur la santé. Il ne s'agissait pas d'un AVC non plus. Ouf. Il avait à l'avant-bras cinq points de suture. Selon les médecins, il s'en tirait royalement.

- Par contre, ajouta-t-il, vous avez eu de la chance pour le chien ; s'il vous avait planté ses dents dans la carotide ! C'est drôle que tout ça soit intervenu au même moment ! 

 Ce chien ! Pourquoi l'avait-il pris pour cible ? Il n'eut de réponse de personne, à part d'une infirmière qui sans répondre précisément à son cas, put offrir une vision générale à ce problème qui ne le concernait, d'après elle, pas qu'en propre :

"Les chiens sont comme leur maître ; les maîtres abandonnent les chiens, de plus en plus. Ils nourrissent d'abord leur famille. Les vies des maîtres sont saccagées par la pauvreté galopante : dans la région, il n'y a pas de travail. La carrière que l'on peut poursuivre est celle de chômeur ou celle de brigand...vous n'avez qu'à voir ce qui se passe entre Marseille et l'arrière-pays. De plus en plus de chiens sont formés à l'attaque. Trop dangereux, et de plus en plus nombreux, ils traînent un peu partout. Notre région sera bientôt peuplée de chiens errants et dangereux...des loups." La quote-part à l'enfer était-elle versée en monnaie bien frappée ? 

On plaça Patrick dans une chambre pour la nuit ; il était seul. Il s'endormit le corps contusionné dans le crépuscule provençal qui progressivement éteignait l'incendie d'un ciel rougeoyant, promesse de mistral pour le lendemain. Quelqu'un entra dans la chambre, discrètement. Il pensa que c'était une infirmière qui apportait à boire. Il ne réagit pas. Mais sa main fut saisie, caressée : il ouvrit les yeux. C'était elle. Elle !

 

 

 

 

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Commentaires
C
Il ne réagit pas. Mais sa main fut saisie, caressée : il ouvrit les yeux. C'était elle. Elle !<br /> <br /> <br /> <br /> Vite... vite...
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