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23 février 2013

Une forêt, deux êtres, VII, nouvelle-feuilleton.

Une forêt, deux êtres, VII-se reporter à l'épisode précedent pour savoir de quoi il retourne. Avertissement : ça va être difficile de suivre maintenant sans lire depuis le début.

Je l'avais appelé Abel sans penser qu'il n'y a rien de moins anodin que de nommer.

Mais pour l'instant, croyez-m'en, je ne faisais que donner le change à son insistance de nous "entre-nommer". Il fit chauffer une soupe et griller de la viande, pendant que je retirais mes chaussures, me lavais les mains, le visage encore bouillant de fièvre, de fatigue et de chagrin. Il ne collait pas un mot, pas une question et je sentais qu'il fallait en faire de même. "C'est prêt", je pris place en face du petit foyer au centre de l'unique pièce. Vinrent les moments de nos mastications...dieu qu'il est gênant de manger devant un inconnu...dieu, pourquoi est-il presque plus gênant de manger devant un inconnu que de se déshabiller devant lui ? J'ouvrais ma bouche, je laissais voir mes dents, mes bruits de manducation pour faire descendre le gibier, (une biche) dont la chair était si ferme que toute ma mâchoire s'engageait dans une lutte -visuellement sauvage- pour en venir à bout. Mais l'homme n'en était nullement gêné : il mâchait, mastiquait, buvait sans pudeur, distordait sa bouche comme un félin arrachant impitoyablement un morceau filandreux de chair à une carcasse, dans un élan cruel et magnifique. Il me regardait peu, un peu. Et cet instant, dans cette cabane retirée du monde, fut comme un long moment d'intimité partagée ; ce repas silencieux me parut aussi impudique que le récit de nos deux vies dans ce qu'elles auraient pu comporter d'inavouable. 

Ce qui ne laissait pas de me suprendre, c'était de pressentir cette coexistence de raffinement généreux et de bête recluse en sa tanière. Mais mon jugement, diminué par la perte de mon chien, de mon épuisement, ne disposait pas pleinement de ses moyens pour être affiné, creusé, prudent. Disons qu'en d'autres circonstances, la méfiance, la peur du viol (devenue chez moi de plus en plus prégnante à mesure que je m'avançais dans le territoire fangeux et risqué du vagabondage) m'auraient sans doute d'emblée écartée de ce type de connivence avec l'inconnu, se nommât-il Abel par mon bon vouloir de le nommer ainsi. Le silence qu'il observait m'arrangeait bien, me prémunissait de la tentation d'interpréter chacun de ses propos, bien que ceux-ci fussent parcimonieux. Loin du monde, qu'aurais-je pu faire ici de toute façon ? J'avais peut-être été folle de le suivre: j'étais à sa merci ; mais une intuition et une preuve témoignaient en sa faveur : une preuve, oui, puisqu'après tout, les occasions pour de criminelles intentions auraient bien pu trouver l'occasion de leur exercice depuis notre départ et...l'intuition... comment dire...là où le langage est obligé de développer alors que l'intuition est une fulgurance ramassée, mais aussi forte et puissante qu'une pensée patiemment édifiée : je le savais, cet homme était habité...d'un sentiment supérieur. Supérieur ? Oui, on peut bien dire cela quand un homme se présente avec le miracle de sa générosité.

Après le repas, il m'indiqua l'espèce de lit monté sur rondins et lui, il dormirait sur mon matelas de sol. "Vous êtes malade", se justifia-t-il alors que je protestai. "Demain, je m'en irai pour un ou deux jours, vous pouvez rester, je vous le conseille : il y a à manger (il m'indiqua quelques boîtes de conserve, des pommes et des morceaux de biche cuits entourés dans un torchon), et je reviendrai vite. Il faut chasser. Vous ne partirez pas, hein ?" Je lui fis signe que non avec la tête. "L'eau, il y en a en bouteille : je l'ai filtrée et bouillie ; vous pouvez la boire". Et c'est ainsi que je passais ma première nuit avec Abel à mes pieds, qui ronflait peu, mais un peu et ma foi, j'en fus bien aise. Je n'étais pas seule, j'avais bien mangé et enfin j'étais couchée sur un lit, ou presque. La nuit m'enroula comme une vague et c'est parfaitement reposée que je me réveillai le lendemain matin, alors qu'un soleil franc diffusait des rayons éblouissants à travers les feuillages fauves de l'été finissant. La lumière était superbe, mais j'étais seule : Abel était parti. J'en avais été prévenue la veille, mais cette solitude au milieu de nulle part, me laissa comme hagarde, interdite, effrayée et je fus un instant gagnée par l'immensité de l'angoisse, une telle angoisse ! Un sentiment qui s'assimilait à la perception d'être abandonnée dans l'espace ; et bien qu'ici, il y eut arbres et rochers, il n'y avait pas matière à trouver ce "plein" plus rassurant qu'un vide. Je me terrai dans cette cabane ; dans mon sac, j'avais bien tout ce qu'une personne peut espérer trouver pour parer au plus pressé : couteau, bombe lacrymogène...Mais où étais-je ? Comment revenir s'il ne revenait pas ? Fallait-il que je parte, que je reste, que je l'attende ? Et je pensais au berger qui ne devait plus espérer me voir rappliquer, maintenant ; oui, il avait dû prendre la route des hauteurs en s'étonnant de ne pas me trouver au rendez-vous. Qu'est-ce que je pouvais faire ici ? Et puis passe pour un jour...mais deux jours ? deux jours et puis ? Et ma vie après ça, ce serait quoi, ma vie ? Aller où ? Toutes ces années à traverser la vie seule, à travailler pour un fils qui est parti, à n'aimer que celui qui ne reste qu'une nuit pour ménager un fils à qui j'ai toujours su donner la plus belle image du père, image déclinée en vers de Baudelaire, laissant au père l'étendue du ciel, alors qu'il me revenait à moi de me heurter au cachot pourri de ma prison terrestre...et ça, bien qu'il m'eût abandonnée...Pourquoi, pourquoi fallait-il que mon existence fût ce trajet de solitude et de pauvreté ? Pourquoi le père abandonne-t-il son fils ? Pourquoi la pauvreté vient-elle s'écraser dans ma souffrance ? Moi qui n'ai jamais pleuré devant mon fils, moi qui n'ai jamais renâclé au bruit des usines où j'ai usé mes mains, moi qui n'ai pas eu peur, pas une seconde, de partir d'un monde où je ne voyais pas de sens, si ce n'est de rejouer chaque mois son drame dans une facture, dans un foutu impayé, sans plus d'espoir que de satisfaire des forces qui veulent, qui exigent, qui attendent de nous les petits, l'impossible, et qui en retour estiment qu'il faut plus de sueur, encore plus de sueur et toujours plus de sueur ! Moi, maintenant, je suis lasse et la mort pourrait bien venir me prendre ici, dans cette biomasse indifférente de la forêt, que je n'aurai qu'un regret : mon fils. Oui, mon fils ne saurait pas où se recueillir, où cracher peut-être, où pleurer. Ca sert à tout ça, une sépulture.

Voilà ce que furent les longues minutes écoulées à attendre, à n'attendre rien, à moins que ce ne soit tout, que ce ne soit lui, parce que lui, pour l'instant, c'était tout.

Il revint, non pas le lendemain mais le soir. Il devait avoir réfléchi : en lui-même, il avait compris sans doute, qu'on ne laisse pas une femme seule dans pareil endroit. C'était trop dur, trop déroutant et incontestablement dangereux. J'en fus soulagée, soulagée comme si le ciel m'avait entendue, comme si, pour une fois le malin génie qui préside à la destinée et qui triomphe si souvent, s'était dit, grand seigneur, "allez une trêve..." Et cette fois...oh oui cette fois, je sus lui dire merci à ce destin, à Abel, à ce destin qui s'injectait dans le sang d'Abel...merci comme un humain peut dire merci : avec ses caresses, ses baisers et le don tout entier de son corps...et croyez-moi, il parlait le même langage que moi. Son corps ne m'étonnait pas, ses gestes non plus, sa façon de faire l'amour n'avait absolument rien d'inédit : c'était déjà tout ce que je connaissais, mais c'était au-delà du plaisir, c'était nécessaire.

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Commentaires
R
Merci Sugawara. La Russie ? Pas besoin d'aller en Sibérie pour se sentir exilée.
S
A quand la mise en forme (le livre) pour cette nouvelle. Attendons-nous que l'auteur parte lui aussi en Russie !
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