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19 février 2013

Une forêt, deux êtres, VI

Vous êtes sur un blog littéraire ; création et réflexion sur la création alternent ici. En ce moment (depuis quelques billets de blog : 6), une nouvelle s'écrit au fil des épisodes. En voici la trame : une femme pauvre embarque ses lecteurs imaginaires dans une drôle de marche en forêt. La femme relate ce qui l'a conduit à vivre dehors, "en dehors" et combine son récit à l'objectif de sa marche où elle amène le lecteur : c'est un endroit caché, protégé du regard par une barrière rocheuse et elle dit que là, elle a rencontré une nouvelle espèce d'humanité. Comment ? Elle raconte qu'un jour, alors qu'elle avait planté sa tente en forêt, un homme lui est venu en aide : fiévreuse, il lui a donné à manger; exposée aux tirs des chasseurs, il la conduit à l'abri. Nous en sommes au moment où elle le suit vers ce lieu étrange, protégé par la barrière rocheuse après qu'il a enterré le chien de la vagabonde, tué par les tirs chasseur. 

"La route. Derrière lui, je claudiquais plus que je ne marchais. En esprit avec le chien, je ne voyais qu'un arbre derrière un autre arbre ; c'était comme une errance dans une rue très peuplée où pas un visage ami ne se retourne derrière nous. Et mon chien, mon chien, troué, livré à la terre de la forêt. Ici, ce n'était pas vraiment différent d'en bas, finalement. Pendant cette marche, il observait un silence que je dirais empreint de recueillement, tout en écartant les branches sur mon passage ; évidemment, dans ses gestes, il y avait quelque chose qui me dépassait, qui me semblait irréel, un peu comme un don d'amour qu'on n'ose même pas imaginer, tant cette histoire d'"amour" n'est plus qu'une idée idéale au milieu de toutes celles dont on nous a bassinés, sans que ça ne change rien, rigoureusement rien à nos pauvres vies d'hommes errants dans le désert de l'humanité. Mais il y avait un homme, un seul homme qui pouvait démentir tout ce que je pouvais bien penser du désert de notre humanité, et il portait mon sac, avait enterré mon chien, m'avait amené à manger ce beau lapin, qui avait hélas fini en infâme brouet pour vermines ; et cet homme, m'emmenait maintenant à l'abri des tireurs. Dans cette marche qui n'en finissait pas, je pris conscience de sa présence, de son être qui s'imposait à moi bien plus que toutes les branches d'arbres qui obstruaient le passage. Craquements, buses fendant l'air et nous deux, en procession silencieuse.

Nous y voilà. La barrière rocheuse : une barre calcaire qui arrête l'horizon net et qui empêche de voir, de savoir ce qu'il y a en contrebas. Il faut grimper. Je n'en peux plus ; la main de l'homme se tend, encore une fois. La cheville souffre ; elle s'était déjà tordue la veille. Et cette fièvre, cette fièvre, le chien, encore le chien...

Une humble cabane en bois. Un genre de refuge pour les chasseurs absolument inaccessible, sauf à connaître comme lui, le seul chemin qui, quoique escarpé, demeure praticable.

Il pose mon sac sur le seuil, pousse la porte qui grince bruyamment.

"- Vous serez tranquille ici.

Tranquille ! S'il me disait : "vous allez maintenant vous allonger et tout sera fini, il n'y aura plus de demain, ce ne sera même pas comme un rêve dont on se réveille, non même l'idée du rêve ne voudra plus rien dire...",je me serais laissée aller, car tout ça vraiment, cette route, ces écorchures, la mort du chien, la cheville, la solitude avec cette homme, tout ça, ça menait à quoi, hein ? A quoi ? A encore plus ? A encore moins ? Ou peut-être à rien, comme toujours. 

- Vous aimez la soupe ? Je vais préparer une soupe et on va griller de la viande ; gibier frais...Il faut que vous mangiez. Après, repos.

A l'intérieur de cette petite baraque, un fusil de chasse, un lit posé sur des rondins de bois, une planche de bois pour faire office de table et un petit coffre. Un amateur de Robinson ? Je voulais en avoir le coeur net.

- C'est ici que vous vivez ? 

- Ici et ailleurs. C'est un point de chute, répond-il évasivement.

Cette fois, j'entends vraiment les inflexions graves de sa voix, ces accents voisins d'une énigme qu'il partage avec l'épaisseur de la forêt. Il fait revenir dans sa voix la puissance ineffable de la forêt. Et ce que je ressens profondément, c'est qu'il lui coûte beaucoup de parler, d'émettre ces quelques mots, de répondre à ma question. Enfin, il est temps, je le sens comme ça, d'exprimer la gratitude pour lui éviter d'avoir à dire, à parler : je vais prendre "à moi" le soin de le faire.

- Merci, merci pour tout...Et enchantée, je m'appelle...

Il m'interrompt brutalement, comme si je venais de commettre un grave impair.

- Ne dites rien. Ne dites pas comment vous vous appelez ; c'est moi qui vais vous appeler. (Tout ça était dit sur un ton autoritaire, très ferme, et tranquille). Votre nom sera...disons...Reine. Voilà, pour moi vous serez Reine.

- Reine ? C'est une plaisanterie ! Je suis une clocharde ! Reine de quoi ? De rien !

C'est comme si je n'avais pas dit un mot ; il ne m'écoutait pas. 

- Ici, on change, on n'est plus les mêmes, dit-il presque évasivement. On ne peut pas rester avec le même nom. C'est dangereux." Je ne comprenais pas un traître mot de ce qu'il racontait. Un fou. Il m'a aidée, mais il est fou. A force de rester à l'écart...Puis, revenant à lui, comme s'il s'était égaré dans un songe très lointain, il se tourna vers moi :

-Quel nom voulez-vous me donner, vous ?

Je voyais qu'il était très impliqué dans cette histoire de nom. Que tout ceci était étrange ! A travers la petite lucarne, la lumière se frayait un passage et je pus distinguer le modelé de son visage, sa sobre virilité. Etait-il poète ? Fou ? Désespéré ? Des yeux noirs enfoncés dans ses orbites qui, avec la voix rocailleuse formaient une alliance énigmatique. Je le trouvais beau, d'une beauté terrienne, oserais-je dire "adamique" ?

C'est de cet adjectif que j'aurais pu extraire le nom dont j'étais sommée de le baptiser, en sa qualité de premier homme des bois rencontré. Mais je choisis "Abel". C'est ainsi, c'est le nom qui me vint à la bouche. Parce que c'est un fils, et que je pensais à mon fils, là-bas, parti loin pour trouver sa place parmi les hommes, et Abel, c'est un beau nom, c'est un nom qui nous poursuit, n'est-ce pas ?

Il sourit. Abel, répéta-t-il."

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