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3 août 2014

L'anéantissement, épisode IV

Le stagiaire détient désormais le manuscrit de cette drôle de femme, Régina. Le moment est venu de l'ouvrir.

 

"Il accompagna la lecture de cette adresse avec une gorgée d’eau pour décoincer l’énorme bouchée qui gonflait ses joues comme l’air pour un joueur de trompette. Le Var, le Haut-Var. C’est là donc que Régina vivait quand elle rêvait encore à ce qu’elle allait faire. Une question traversa l’esprit de Stéphane : comment peut-on être malheureux dans ces terres où l’homme, où qu’il se tourne, rencontre dans le paysage une preuve évidente de l’existence de la Grâce ? Les vignes, la terre, les oliviers, la lumière, les collines…comme tout cela m’aurait suffi ! C’est une vision exotique, admit-il. Considération ridicule. Mais la beauté de la Provence, quand même !

Stéphane nourrissait une vraie passion pour la Provence et plus généralement la Méditerranée tout en sachant qu’il y avait une bonne dose de stéréotype dans sa vision héritée des vacances. Enfant, il avait essaimé avec ses parents, pendant une quinzaine de jours chaque été, les campings les plus reculés du Luberon. Ils avaient -tous les trois ensemble- découvert les fermettes, les fontaines sur les places, les champs de lavande. Puis, gorgés des solitudes de l’arrière-pays, ils se dirigeaient vers l’est, les Alpes, et redescendaient vers la mer avec leur camping-car, là où les foules offraient leur chair à cuir tout comme des poulets sur une rôtissoire. En sillonnant la Provence, il éprouvait intuitivement ce qu’était l’autre Temps, celui de l’échelle géologique où l’homme ne tient qu’une place minuscule parmi les éléments. Car il lui semblait, à travers ses yeux d’enfant, que les Gorges du Verdon étaient le témoignage de la naissance du monde et que les Titans avaient dû se battre ici. Les Alpes devenaient, dans son imaginaire prompt à s’imprégner de mythes, des théâtres de bagarres légendaires (les rochers que les Titans s’envoyaient) et en déplaçant ses rochers, ils avaient crée la béance où s’épanche la mer. Voilà ce qu’était pour lui la Provence, et voilà comment elle était devenue son mythe fondateur. Quant à Saint-Julien, c’était un des villages que ses parents avaient dû visiter au cours de leurs pérégrinations estivales, tant ils étaient poussés par leur goût du village perché, du pittoresque, du reculé. Ils se soignaient de l’anarchie urbanistique de la banlieue-est qu’ils côtoyaient toute l’année. Champigny sur Marne pour être exact. Une laideur à pleurer. Un petit appartement dans une résidence impersonnelle, un travail de salarié pour ses deux parents chez EDF. Des petits moyens. Une vie qu’on pouvait qualifier de tout, sauf d’excitante. Heureusement, il y avait la Provence en été.

Quand il avait tenté de faire connaître la Provence à Sandra, sa petite amie qui l’avait quitté l’an passé, elle n’avait retenu que le pastis pris dans les cafés, les passionnés de pétanque qui entretenaient l’image nonchalante et fausse d’un petit peuple simple et sympathique, l’accent qui attire le client, les plages bondées où elle faisait brunir ses seins en s’imaginant qu’il n’y avait là pas meilleure façon de passer ses vacances. Il est bien compliqué de communiquer une émotion aussi intime qu’un paysage lié à une portion d’enfance, où ce même paysage fut plus rêvé que regardé. Car en montrant à l’autre ce que l’on a aimé, il en saisira l’immanquable beauté extérieure sans capter la façon où (dans un instant peut-être aussi infime que le déplacement d’un photon) il restera accroché à ses fibres émotionnelles jusqu’à former la certitude que par ce paysage et en lui, il a pu capter un fragment d’éternité. Et c’est allongé dans la couchette du camping-car de ses parents qu’il avait fixé cette image mentale.

Régina. Le Verdon, les vertigineuses Gorges calcaires, les passions sanguines qui ont soulevé chaque pierre. Et maintenant son drame à elle qui burinait la pierre en splendides nervures. Il avait peut-être foulé des espaces qu’elle voyait quotidiennement. Pour la rêverie, déjà rien que pour elle, il pouvait la remercier.

Enfin, il se glissa dans son canapé déplié en lit et ouvrit la première page.

 

- Chapitre II -

Stéphane, lecteur et commentateur de L’anéantissement, par Régina Basel.

 

« Karine, un peu lasse, parcourait les rayons de ma bibliothèque, à court d’idées sans doute pour essayer de m’extirper d’une atonie tenace venue s’échouer dans le canapé. »

Aussitôt Stéphane interrompit sa lecture par un réflexe désormais conditionné. La première phrase…On la dit décisive et on exagère beaucoup ! Mais me connaissant, quand j’ai eu le manuscrit dans les mains pour la première fois, je n’ai même pas dû poursuivre au-delà, tellement toutes ces facilités m’ennuient ; et puis, ça sent le thème ultra remâché de la dépressive. Bon. Poursuivons. Là n’est pas l’essentiel. L’essentiel, c’est la castration ! Poursuivons !

…« Mais, en amie consciente de son devoir, elle se contraignit à une ultime improvisation : du fond de sa gorge, jaillit une exclamation qui signifiait en substance : Je ne m’avoue pas vaincue ; tu vois, je te donne l’exemple :

  • « Eh ! Il me vient une idée ! Toi qui adorais la lecture, pourquoi n’ouvres-tu plus un livre ? Il faut faire un effort, le premier pas est le plus dur…Et l’envie reviendra. Tu verras. »

La littérature, ma seule vraie passion, allait m’aider à sortir de ce mauvais pas, m’assurait ma vieille amie. Sa voix, claire et enjouée qui occupait l’espace de mon petit salon, s’en faisait la caution. Et pour me rappeler l’ardeur de nos échanges, elle me brandit un exemplaire des Essais de Montaigne dégagé de l’étagère que nous avions ensemble montée après un court passage dans le temple de l’ameublement bon marché. Le choix de l’étagère et l’acquisition de quelques objets, m’avaient coûté beaucoup d’efforts. Heureusement, Karine ne s’était pas défilée. Depuis le début de mes ennuis, je la retrouvais à des moments délicats. J’avais rarement ressenti autant d’angoisse en la présence d’équipements mobiliers, de literies, de cuisinières, d’étagères. Pour la plupart des gens, l’excitation procurée par l’achat de meubles provient sans doute d’un « renouveau », d’une installation en couple ou bien la venue d’un enfant : pour moi, les choses avaient été inverses : après avoir vécu en couple, j’allais connaître la solitude. 1Vente de la maison acquise dix ans plus tôt, déménagement dans un modeste appartement situé dans un « nouveau quartier » de la ville, partage des biens et de la présence de ma petite fille, en deux. Moitié-moitié. Une division morale et matérielle. »

L’écriture est tout à fait honnête ; incisive, cruelle. C’est déjà un bon point, remarqua à nouveau le stagiaire. En une page, on sait de quoi il retourne, le fait central. Il n’y a pas de maladresse majeure. Il reprit la lecture, en réclamant à son professionnalisme de ne plus commenter à l’infini :

« J’étais épuisée, mais Karine, qui m’avait heureusement accompagnée dans toutes ces épreuves, y compris dans la fixation des étagères censées recevoir mes livres, oeuvrait à mon rétablissement, sans répit. L’aménagement de mon « intérieur » n’en était qu’à son premier niveau ; les étagères n’étaient qu’un support. Et Karine allait dérouler la suite : Montaigne ! Au hasard, et quel hasard ! Le livre s’écarta sur le passage suivant, que son timbre limpide déroula comme une arabesque (jolie, l’image de l’arabesque, commenta à nouveau Stéphane…  « bon cette fois, lis, d’un regard neuf » se reprit-il) : « Il se tire une merveilleuse clarté, pour le jugement humain de la fréquentation du monde. Nous sommes tous contraints et amoncelés en nous, et avons la vue raccourcie à longueur de notre nez. » (Chapitre XXVI, « De l’institution des enfants », Livre premier, Essais). « Tu vois, Montaigne a toujours raison ! » s’exclama-t-elle. En moi-même, je ne pus que reconnaître, et la vérité de Montaigne dans l’étrange écho qu’il renvoyait à ma solitude, et la force de conviction de Karine, dont les prunelles noires, pétillantes en diable, m’exprimaient toute la malice. Reviens, reviens donc vers ce que tu étais !

 

(Tiensalternance de voix narratives : ce n’est pas une débutante ! songe à nouveau le stagiaire. Dire que j’ai vu des romans publiés avec bien moins de talent que ça ! Des navets montés au pinacle par appât du gain, juste par appât du gain.)

 

« Et comme je n’ai guère eu la force de la contredire, j’ai acquiescé. Je ferai un effort, c’est promis. Quand on va mal, il faut penser à ceux qui entretiennent l’espoir d’une amélioration. Ils en ont besoin pour se sentir utiles. Si seulement, oh oui, si seulement les conseils prodigués par un ami pendant les périodes sombres de notre existence pouvaient avoir une quelconque utilité ! Ce serait un miracle ! Hélas, Karine en dépit de sa bienveillance, qui en soi prouvait l’existence du désintéressement et de la générosité vraie, ne pouvait pas être plus thaumaturge. J’ai presque eu envie de débattre ! Ce n’est pas rien quand même que de réinjecter le goût de la polémique dans un cœur éteint comme le mien ! Mais bon, si je lui avais dit vraiment ce que je pensais, sans doute l’aurais-je plus effrayée que rassurée. Car, depuis mon canapé, où mon âme harassée par la déprime tentait de trouver, dans la position allongée une occasion d’occulter le corps (ce qui constituait déjà une bonne partie moi), j’ai eu envie de lui dire ma vérité du moment, vérité restée au bout de la langue : « Karine, je pense être incurable. J’ai sombré, définitivement. Et les livres, non vraiment, je n’y mords plus. C’est que vois-tu, les mots sont pour moi, comme des pneus dégonflés. Excuse-moi pour cette vilaine image ; je pourrais dire, que dans mon royaume, ils sont des rois déchus laissant tomber leur couronne de pacotille. Un dernier détail de poids tout de même, Montaigne ne va pas m’embrasser, m’écouter, m’appeler de mon nom dans cet appartement vide !  » Oh que je vous comprends ! s’exclama le stagiaire. Moi-même, j’éprouve cette distance de jour en jour, il faut rappeler cette vérité toute simple. Oui, nous passons notre temps à révérer des idées, des mots, des phrases et puis il y a le menu fretin la vie, notre chair, notre amas de molécules, nos besoins mammifères qui perdurent bien au-delà de l’enfance, notre ridicule soif d’amour, de reconnaissance. Oui, Régina. Je suis avec vous, de votre côté, pas de l’autre côté.

 

…Mais, j’ai tout naturellement conservé ce que je pensais vraiment de ce conseil. Karine m’a souri ce qui me faisait comprendre qu’entre nous, c’était entendu. Il n’y avait, et elle le savait, pas grand-chose à faire à part laisser se déposer une couche de temps sur ces douloureux épisodes de vie. Et chacun, dans ces moments, réagissait avec les moyens du bord. Karine était parvenue à plus de stoïcisme quand elle avait rompu avec Pierre que moi avec Denis. Pierre, son amour de jeunesse, l’avait aussi quittée pour une midinette. Une épidémie.

  • Dis Karine, arrivais-tu à lire quand il est parti ? Tu parvenais sincèrement à sortir de ta carcasse pour t’intéresser aux autres, aux mots, aux inventions ?

  • Pour être sincère…non. Je vais te dire mieux, après toutes ces années de flottement, j’ai encore du mal avec les histoires de séparation au cinéma ou dans un livre.

  • Et là, es-tu heureuse ?

  • Heureuse ? Un peu plus depuis que je suis tombée à nouveau amoureuse…

Mon amie, après avoir vécu les soubresauts de la rupture, avait rencontré (c’est drôle, mais elle n’avait pas voulu me dire où et comment) un homme qu’elle voyait encore sporadiquement, un peu plus âgé qu’elle, et très « attirant ». Formule elliptique pour m’indiquer clairement la nature de leur relation.

  • Tu es donc amoureuse ?

  • Ce n’est pas si clair…En tout cas, ma vie est nettement plus excitante maintenant que les trois années précédentes.

  • Tu n’as pas peur de revivre la trahison, l’abandon ?

  • Oui, c’est pour ça que je suis prudente…

  • Je comprends. Karine, si seulement j’étais lesbienne…je t’assure, il n’y aurait pas d’autre femme dans ma vie !

  • Toi alors ! 

  • Karine, dis-moi encore une chose : ne trouves-tu pas cet appartement horriblement impersonnel ?

  • Tout, en ce moment pour toi a l’air horriblement impersonnel. Ton père est mort, Denis est avec cette gourde, et tu vas vivre un peu seule. Pas longtemps, j’en suis sûre. Mais regarde, ce sont tes livres, ton vieux canapé. Et pour le reste, tu y mettras ton odeur. Veux-tu que je te donne un conseil ?

  • Oui, mais pas lire Montaigne…J’en suis pour l’instant incapable.

  • Non, non…du concret…prends des fleurs, pose-les dans ta maison, invite des gens. Chaque jour nouveau, écris une liste de quelques actions à accomplir. Et tu coches à chaque fois. Oblige-toi à aller au café une demi heure dans la journée, à téléphoner à une personne chère…Tu comprends ? Des petites choses accumulées. Ne cherche pas l’amour maintenant, ça n’irait pas.

  • Je ne comptais pas me mettre en quête de l’amour, ah ça non. Mais bon, je vais tenter d’attraper les petites choses. » Et là, je me suis écroulée. J’ai pleuré : quelque chose est parti pour toujours, que je lui ai dit. L’idée même que je me faisais du monde. Mon regard sur les êtres sera à tout jamais marqué du sceau de la suspicion. Non, non, bien sûr que non, m’assurait-elle. Montaigne un jour me « parlerait » et je me souviendrai de son conseil de « sortir », de mettre mon nez dehors. J’ai répondu : Montaigne, c’est du baratin. Elle me rappela que je n’avais pas toujours pensé de cette façon. Et, il faut croire qu’elle a réussi son coup parce que je me suis mise à lui expliquer pourquoi j’avais émis le mot « baratin ». Alors pourquoi ? Pourquoi ?

Eh, bien : comment lire avec l’innocence de Montaigne ? Comment composer avec ce monde éclaté où ce n’est pas un livre, une époque, une parole qui sonne comme le juste retour d’une vérité oubliée depuis des siècles, mais des milliers, des millions et qui sait- des milliards qui appréhendent la même réalité que la nôtre, à travers un prisme identique et pourtant démultiplié ? Qui aura le plus raison désormais ? Montaigne prodiguant le conseil de sortir le nez pour y tâter de l’altérité -conseil bien avisé au XVIème siècle où l’on conçoit le « sauvage », comme un cannibale sanguinaire et sans âme- ou bien l’homme d’aujourd’hui qui ayant perdu son centre, tente de saisir en lui l’unité perdue, en résistant à toutes les sollicitations extérieures ? Je sais que j’ai exagéré. « Voici des élucubrations de femme désespérée, sans doute, ai-je rajouté pour ne pas froisser mon amie. Mais, j’ai envie de vomir ce monde de facebook, ce monde où plus personne n’est singulier pour personne. Ce monde d’amis virtuels. Qui s’évaporent une fois que l’écran est éteint. Et ce livre, il a beau être de Montaigne, je le critique aussi, à l’aune de mon époque, de ma situation singulière. Et qu’on n’oublie pas que ce bon Montaigne a écrit ses Essais dans un château, qu’il n’a jamais eu le souci de finir comme un déclassé, que sa solitude n’est jamais que celle d’un homme qui se donne à loisir à l’écriture après avoir une vie riche et enviable, un rôle politique fait de rencontres édifiantes et une éducation qu’il relate comme le modèle idéal. Un papa qui n’interrompait pas son sommeil en « criaillant à ses oreilles » mais qui lui inculquait le latin par l’amour, le chant, la musique. On est mêlés aux masses apprenantes désormais, on est « un parmi d’autres», démocratie oblige et on ne se demande plus comment faire de nous des érudits éclairés. »

 

Stéphane acheva cette page avec intérêt (il n’osait dire « réjouissance », il ne voulait pas être trop vite séduit pas cette « castratrice »). Une excitation intellectuelle irriguait son cœur par d’énergiques pulsations cardiaques. Cette solitude dans la masse, l’individualisation qui n’est plus qu’un leurre, cette normativité à laquelle dès le plus jeune âge on nous modèle…là, ici, dans cette petite portion de territoire qu’il payait une fortune, il l’éprouvait tous les jours. Le désarroi d’une fourmi quand le monde en compte plus de sept milliards, est-ce notable ? Finalement, le problème pouvait aussi se poser trivialement, en terme démographique : comment être interchangeable et absolument singulier ? Stéphane sentit là qu’il cernait un point nodal du « contemporain » occidental. Un hochement de tête à cette avancée théorique l’amena ensuite à revenir à son cas particulier qui en attestait le fondement ; il était après tout « démocratiquement » placé en concurrence avec d’autres qui pouvaient se flatter des mêmes compétences que lui ! En quoi son droit à un travail avait-il plus de légitimité que celui d’un autre ? La réponse « démocratique » se devait d’empêcher de trancher, égalitarisme oblige, chère Régina. Montaigne existe parmi nous, mais en concassé, en disséminé, mais en chacun de nous qui peut comme lui dire « moi ». Et une fois qu’on aura tous poussé notre grognement, il n’est pas dit que quelqu’un nous aura entendus ! Alors quoi ! Faut-il qu’on mette la démocratie au rebut ? C’est vrai que beaucoup ne nous ont pas attendus en reproduisant les bons vieux réflexes de classe pour échapper à cet enfer d’être aussi insignifiant que tout le monde…

 

Il posa le livre. Rêvassa longtemps. Se heurta tout autant à cette « impossibilité physique de concilier la démocratie et l’absolue nécessité qu’elle a générée dans l’esprit de chacun, par ce qu’il estime être le besoin de reconnaissance ». Et il prononça avec un soupçon de suffisance le mot « aporie ». Régina, il la connaissait depuis longtemps finalement. Cet écrit, mi-méditatif mi-autobiographique, lui donnait la réplique, en quelque sorte. Il savait, depuis la minute où il l’avait vue, qu’elle savait aussi.

La connivence entre un écrivain et le cœur d’un lecteur n’était pas fréquente et pouvait, quand elle se produisait, raviver ses circuits électriques fatigués. Un bon écrit anticipait ses propres évidences, ramassées comme des pelotes dans la bobine de son intuition et comme dévidées par la plume de l’écrivain. Ici, ce qu’il entrevoyait -au-delà de la situation propre de Régina- c’était cette solitude qu’on croyait pouvoir tromper à coup de « réseaux » et même de livres, parce qu’ils comprenaient, pour qui les avait coudoyés un temps, leur part d’artifice. Elle touchait juste. Et surtout, s’il fallait bien que le mal contemporain trouvât sa muse, mieux fut-il inspiré de la dénicher chez une vraie écorchée, que dans ce tas de scribouillards dont la seule inquiétude se résumait dans l’acte hautement héroïque, de traverser le boulevard Saint-Germain sans se faire écraser. L’écrivain installé, qui ressassait ses histoires de fesses dans de redoutables accès de vanité tartinées d’épaisses couches de mots, recevant -pour ces pourtant honteux faits d’armes- le titre de « littérateur », tout comme le pétomane se verrait décerner le titre de musicien, finissait par devenir un cirque lassant et nuisible pour la littérature elle-même. Cette banalité livrée sans recul, comme plus petit dénominateur commun de la matière à partager en littérature, l’écoeurait. Ce qui manquait, bien souvent et que l’on feignait de ne pas voir, c’était précisément la façon dont un individu reflète le monde, l’interprète, lui renvoie une image passée au tamis de sa propre expérience et de sa pensée. Cette mauvaise herbe de la banalité érigée en nouveau temple de l’art à un lecteur de toute façon devenu depuis peu un spectateur assidu de télé-réalité, infestait souvent la littérature contemporaine.

Un problème majeur que Stéphane, au cours de ses stages successifs, avait pu dégager, était qu’une certaine approche des « lettres » détériorait les choix éditoriaux : on avait trop souvent des idées toutes faites sur la littérature. Et par-dessus tout, on craignait comme la peste la présence d’idées dans un roman. Pour Stéphane, ce parti pris provenait d’une grossière confusion entre idées et idéologie, comme si tout écrivain faisant un effort d’abstraction quittait le domaine de la littérature. Un personnage, dès qu’il commençait à s’exprimer à l’aide de quelques « instruments » d’analyse sur la situation où le menait l’intrigue, devenait un porte-parole, une lourdeur démonstrative. D’où provenait cette phobie ? De quelle instance émanait le goût d’une vie qui n’a de manifestation que par ses sensations ? Comme il était toujours étrange de constater qu’on trouvait fort vulgaire qu’un individu puisse se décoller un instant de ses sensations premières pour passer au stade de la pensée ! On ne disait jamais, au contraire, que le réel sans son dépassement par un langage surplombant, pouvait être plombant : tout ce quotidien donné « tel quel » ! N’était-ce pas le signe que le déclin de la culture que l’on déplorait partout tirait son origine de ces mêmes « diffuseurs de culture » ! Quelle lourde responsabilité ! Et qui plus est, le même constat s’imposait quelque fût la maison d’édition où il avait mis les pieds : dans la première, on avait établi clairement que la viabilité d’une maison d’édition n’était le fait que de deux ou trois best-sellers par an. Et pour ce faire, le patron surveillait autant la météo des plages l’été que le « buzz », c'est-à-dire l’étrange façon dont l’écho du livre et de son auteur prenait plus de place que le livre lui-même. Le supermarché de l’écriture. Stéphane avait compris que la raison du plus fort avait un nom : le marketing. Son travail consistait à rédiger des communiqués de presse, à acheter des plages publicitaires, à relire la présentation des livres qui allaient inonder les professionnels du livre, les boîtes aux lettres des critiques, les pages « culture ». A qui décerner la faute de cette navrante dérive ? A qui ? A la civilisation ? C’était peut-être ça in fine l’aboutissement de la sophistication : la désacralisation poussée à sa dernière limite. Comment savoir ? Pourquoi, l’aboutissement de la civilisation, n’aurait-il pas été le simple fait, pour ceux de qui c’est le métier, d’amener les livres plus directement vers des individus qui ont abandonné la lecture ? D’être présents sur un marché où l’en vend des fruits et des légumes, de proposer de « l’éducation populaire » dans des villages désertés par la culture ? Tout comme on avait reproché au parti socialiste de s’être coupé du peuple, la culture s’était par deux mouvements inverses, égarée : d’abord, elle était beaucoup trop parisiano-centriste, et pour remédier à cette sorte d’inaccessibilité qui l’éloignait d’un public parfois éloigné géographiquement et intellectuellement, elle lançait des best-sellers qui n’avaient d’autre vertu que d’accoutumer les lecteurs à la facilité en les exonérant de la nécessité d’exigence pourtant consubstantielle de l’idée d’une « culture ». Molière avait sillonné la province pendant treize ans, Shakespeare représentait ses pièces dans un théâtre brassant tous les milieux…alors, quoi… ? Comment se faisait-il que le milieu littéraire entretenait une telle endogamie ? Des questions comme celles-là, il y en avait foison dans son cœur de jeune homme. Derrière ses lunettes d’idéaliste, il pressentait que le problème s’avérait très complexe, plus complexe qu’une histoire d’endogamie du milieu.

Puis, il avait fait son second stage dans une maison d’édition plus confidentielle, où il avait espéré retrouver une forme de respect authentique pour la chose littéraire. Les employés étaient jeunes, cultivés et entreprenants. Mais, c’était une entreprise dans la tourmente qui résistait mal à la nouvelle économie du livre. Il besognait alors avec un chef de collection auprès duquel il effectuait un important travail de relecture et de re-écriture. Le patron, malgré les coûts exorbitants, avait choisi un petit emplacement à Saint-Germain non loin des « grandes » maisons parce que « tout se passe là ». Mais, pour tenir bon, on en était presque revenus à l’esclavage. Quel travail, quelle abnégation pour maintenir le bateau à flot ! Les trois employés se gavaient de « compléments alimentaires », vitamines, oligo-éléments, et puis tabac, caféine…et chaque jour le combat recommençait. Stéphane acheva son stage avec soulagement. Depuis qu’il avait mis un pied dans ces locaux, il n’avait plus vu la lumière du jour. De ces deux expériences, il retira l’enseignement qu’une grosse maison d’édition n’était plus qu’une entreprise commerciale et qu’une petite, payait le prix exorbitant du sacrifice des employés pour répondre aux « flux tendus ».

Le troisième stage, dégoté dans cette entreprise moyenne mais assez conséquente, devait faire l’affaire. Sauf qu’à nouveau, on craignait, avec la crise multipliée par la montée du numérique, de rétrograder dans la catégorie « rachetable » par un grand groupe.

Cette troisième entreprise représentait dans l’esprit de Stéphane, l’ultime phase d’exploration du milieu ; il y avait fait valoir une formation dans l’édition numérique et, au départ, on lui avait confié la création d’un site où les auteurs attitrés de la maison pouvaient « offrir » la lecture d’un chapitre et rendre la suite payante, livrer en vingt-quatre heures un livre sur une tablette, révéler les lieux et les heures de leur séance de dédicaces…Bien sûr, l’Éditeur l’avait amplement remercié pour sa contribution lors de la première rencontre individuelle, et avait ajouté : « C’est exactement ce genre de compétence qu’il va nous falloir à l’avenir ». Cette phrase avait soulevé en lui tous les espoirs.

Une fois le Far-West défriché à grands renforts de prouesses technologiques, on l’avait reclus dans un minuscule réduit au premier étage, à tâcheronner pour la sélection des manuscrits. D’évidence, tout le monde s’était mis à la page du numérique -car, ce n’était pas si colossal qu’il n’y paraissait- et le personnel, visité une fois la semaine par un webmaster, finissait par intégrer aisément les rouages des nouveaux « supports ». Comme un stagiaire est à l’image de ce qu’on l’on nomme « la flexibilité » en économie, peut-être en est-il même la plus radicale émanation, il devait se plier sans broncher à ce qu’on lui demandait de grand ou de petit.

Lui aussi à sa manière avait été vaincu dans ses premières illusions. Il était vraiment étrange de voir qu’un livre pouvait à ce point se détacher du contexte de sa préparation souterraine pour devenir présentable, que si le résultat pouvait être beau, c’était presque en contradiction avec le contexte d’ensemble, tendu, sous fond d’angoisse économique, crainte aussi prégnante que le surgissement de l’ours pour l’homme des cavernes.

Il revint à Régina de qui ses méditations l’avaient éloigné. Et Régina, à sa manière soulignait une idée assez analogique et inversée, opposant cette fois une époque où dire « je » à la façon de Montaigne relevait sans conteste de l’acte révolutionnaire et une autre où le « je » s’est dupliqué à l’infini et devient une entité insaisissable. Les distances opaques entre émetteurs et récepteurs…Il éprouvait l’envie de répondre à Régina, de lui écrire tout le fil des pensées que le simple début de son écrit avait soulevé en lui. Il s’était trouvé souvent si las de lire et de ne plus puiser dans tel livre une raison d’être plus lu ou publié que tel autre ! Il y avait, comme venait de l’écrire Régina, une sensation de vertige dans la prise de conscience de la multiplicité, tout comme Pascal qui, saisi par l’image d’une terre qui ne serait plus le centre du monde, éprouvait la frayeur « du silence de ces espaces infinis ». On était dans notre époque, il est vrai, dans une perception du multiple dont la réalité dépassait toute possibilité de représentation. Et un humain dans un océan de huit milliards ? Régina éprouvait, au-delà de son désastre personnel, une forme de révolution métaphysique. Et Stéphane n’était pas loin de partager cette sidération, quoique plus jeune et presque socialement contraint d’arborer des attitudes légères. Cet éclatement, il pouvait l’observer à toutes les échelles de sa vie : dans la mise en concurrence déloyale avec d’autres jeunes sur le marché du travail, dans la pression sur l’emploi qu’il occupait où jamais franchement on ne le décourageait, mais où jamais franchement non plus, on ne lui faisait sentir sa « nécessité ». Et puis récemment, il avait compris, sur le plan personnel, qu’il fallait aussi « attendre son tour ». Il y avait internet, des téléphones, des cafés bondés et il était seul comme au milieu du désert. Le désert sentimental, la misère sexuelle depuis des mois l’offensaient, le faisaient douter même du désir d’exister. Le suicide frôlait sporadiquement la crête de ses pensées. Il comprenait que peut-être derrière chaque personne qui écrit, il y a cette effroyable solitude que chaque mot essaie de rompre avec les moyens qui sont les siens.

 

Stéphane reprend sa respiration ; ses sourcils en broussaille se figent d’étonnement ; cette femme m’inspire, m’intéresse. Éditorialement, c’est presque trop pointu pour le commun des mortels ; mais c’est un point positif : on ne pourra pas la « réduire », la cataloguer. Si elle a vraiment castré ce bonhomme, son geste pourrait être assimilable à celui d’une performance artistique…

Il rouvre le livre posé à la page où il l’a laissé.

 

 

-Chapitre III –

Le roman de Régina sans interruption, à part le moment où inévitablement, Stéphane s’endort.

 

« …,J’exagère, Karine. Pardon. Cet abandon, Karine, c’est la découverte pour moi des mécanismes crus de notre société. Où je ne suis rien. Rien qu’une solitude. Denis m’en protégeait. Il n’est plus là. Mais je suis sûre que ce sentiment est passager… File maintenant, tes enfants t’attendent. Merci pour tout. Ta présence est un miracle. » Puis, subrepticement, elle s’est faufilée vers la porte. Avec une délicatesse dans le geste qui parfois frise la danse, surtout quand elle ondule le poignet pour dégager ses bracelets, qui tombent trop bas sur ses mains. « Pense à ce que je t’ai dit. Ne broie pas trop de noir. Il faut que je parte maintenant. » Et cette façon de dire « il faut que je parte » avec une douceur presque chuchotée pour ne pas redoubler l’angoisse du moment où je serais seule, c’est l’amour médecin à sa manière. Quand Karine a traversé des moments identiques il y a quelques années, j’avais essayé aussi d’épouser la nature de son chagrin et, par mille ruses, tenté de l’atténuer. De prêter une oreille plus qu’attentive à ses ressassements de douleur. Mais peut-être supportait-elle mieux cette séparation parce que ses sentiments tergiversaient depuis longtemps, semblaient se raffermir, puis se dissoudre dans un désir presque physique de fuir. « Je reste pour les enfants » affirmait-elle alors avant la décision inéluctable de la séparation. Un jour, cette raison-là ne suffit plus ; Pierre, son mari, bien qu’ayant promis de cesser de voir sa maîtresse, mentait et continuait à la retrouver. Elle avait supporté ça pendant deux ans. Ce n’était qu’une passade, avait-elle pensé au début. Son Pierre, elle le connaissait bien après tout ! Ils s’aimaient depuis le lycée ; il lui fallait peut-être, vivre une autre expérience. C’est normal, une autre expérience. Mais l’autre expérience s’éternisa et Pierre empoisonnait son mariage de la double vie. Et de lâcheté réciproque en reniement, elle fit le grand saut pour lequel elle avait pris un élan qui avait duré deux ans. Quand la crise éclata, ce furent d’immenses déchirures. Rien ne put les éviter, même la volonté réciproque des deux parents de préserver les deux enfants. L’espoir de d’épargner leur innocence les avait longtemps contenus, si bien que la procédure de divorce pulvérisa l’apparente civilité de leurs relations ; la violence fut alors terrible et n’épargna rien, du détail matériel infime à l’exposé de leurs frustrations de tous ordres. L’expérience de Karine était donc une sorte de propédeutique à ce que moi-même, j’allais endurer. Mais comme je l’ai dit, la différence, entre sa situation et la mienne, tenait à l’effet de surprise : là où elle savait intimement que les choses ne seraient plus possibles, moi j’avais naïvement continué à croire que je vivais une situation bien préférable à la sienne.

Karine partie, me voilà seule. Le moment de son départ est toujours pénible. J’entends la porte se refermer, la porte de ce petit trois pièces que je viens de louer au cœur de ce village dans lequel, Denis, mon désormais « ancien mari » et moi étions venus de la région parisienne pour avoir de l’espace, une grande maison, un jardin. Pour un jeune couple, cette lumière, ce paysage, ça devait être une vraie bénédiction, un clin d’œil poétique du Destin qui signifiait : saisissez-vous de la vie, soyez à la hauteur ! Et je voyais les choses de cette façon. Quand la maison fut dénichée, ni trop loin du tout petit centre-ville ni trop près, à l’entrée d’un sentier forestier, ni trop grande, ni trop vieille sans avoir l’allure sans charme des nouvelles bâtisses standardisées, j’exultai. Les images naïves des joies terrestres se mirent à défiler dans mon esprit. Camille, ma petite fille, planterait ses tomates dans ce petit potager, arroserait les fleurs, foulerait les premières neiges de ses petits pieds d’enfant rieur, aurait un chien aussi joueur qu’elle…Souvent, je rêvais éveillée devant Denis. Toutes ces petites choses assez « terriennes » avant que Camille n’arrive, ne revêtaient pas beaucoup d’importance pour moi. Puis une fois qu’elle a débarqué dans nos vies, ces images de fleurs, d’enfant parmi ces fleurs m’ont rappelé que le désir de l’âge d’or ne s’en va jamais tout à fait. L’enfance est mythique par essence.

1 Un commentaire personnel de Stéphane :

« Là, je comprends un peu. Forcément, je m’identifie. Quand je suis passé d’un deux pièces avec une jolie fille à un réduit de dix-huit mètres carré tout seul, j’ai senti le choc. Si la vie est décevante jusque dans ses déceptions, alors le roman doit nous éblouir d’un rien. L’origine d’un roman est puisée dans la vie, mais il faut que la mayonnaise avec l’imaginaire prenne vite. »

 

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Commentaires
C
voilà un post bien rédigé!
R
Bonjour Nath !<br /> <br /> Toujours heureuse de vous retrouver ! Bon, je prends note de l'adresse du nouveau blog. A bientôt !
N
Vous trouverez l'adresse du nouveau blog sous ce message.
N
reine, bonjour !!!!<br /> <br /> Toujours ravie de retrouver votre écriture que je reconnais entre mille...après de multiples voyages en tentatives de lumière, en nathcoquelicot sur fb, me voici installée en lieu sûr...tout est Lieu bleu ...nom de mon nouveau blog, ( qui avait été piraté )je reprends donc mes lectures où je les avais laissées...très belle journée à vous.<br /> <br /> Nath<br /> <br /> <br /> <br /> Ceci est très beau : "« Là, je comprends un peu. Forcément, je m’identifie. Quand je suis passé d’un deux pièces avec une jolie fille à un réduit de dix-huit mètres carré tout seul, j’ai senti le choc. Si la vie est décevante jusque dans ses déceptions, alors le roman doit nous éblouir d’un rien. L’origine d’un roman est puisée dans la vie, mais il faut que la mayonnaise avec l’imaginaire prenne vite. »
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