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15 février 2014

Blog roman : 4ème épisode.

Blog roman : 4ème épisode. La disparition virtuelle de R.Basel.

De préférence : lire les trois posts précédents. Rappel : Patrick Latour franchit l'obstacle psychologique d'appeler Régina...



Ce fut une voix brouillée qui lui répondit. Cette voix féminine qui n’avait pas eu le temps d’éclaircir son timbre, cette voix qui n’avait pas donné le change depuis des lustres, le gratifia d’un « allô » caverneux qui se replaça après quelques toussotements. Le cœur de Patrick était désormais celui d'un adolescent qui tambourinait contre sa poitrine. Il avait appelé sans réfléchir, sans même se figurer qu'au bout du fil, une personne physique pût matérialiser Régina. Dans le fond, voulait-il l'entendre et lui parler ? L'adulte s'efforça de contenir l'adolescent. Patrick improvisa. Un mot en appellerait un autre.

« Régina ?

- Oui, qui est à l’appareil ?

-Patrick Latour, de…de Facebook.

La présentation lui fit l'effet d'un cadavre exquis. Des mots placés au hasard ensemble. Patrick ne s’était jamais annoncé à quelqu’un comme étant de « Facebook », de cette terre sans attache, de ce labyrinthe flottant dans les airs poussé par les bruissements des mots où ils se perdent et meurent sans jamais retrouver leur chemin. Le temple des confuses paroles absorbées par l'oubli, le brassage immense des conversations dont on ne sait ce qu'elles deviennent, Facebook qui existait sans exister, devenait la carte de visite de l'homme contemporain, de cet homme qui aurait voulu par sa parole, être reconnaissable entre tous, le singulier hélas aussi singulier que tout le monde, indifférencié dans sa singularité.

Le silence se fit long, un imperceptible soupir déchira les distances dans ce cri effroyablement silencieux. Ce premier contact « physique » avec Régina étourdit Patrick qui eut la fugace impression de rentrer par effraction dans la loge d’une comédienne qui a magistralement interprété le premier rôle et qui, seule désormais, s'effondre sur sa chaise, devant son miroir, rejoue les répliques ratées et sourit à celles qu'elle a magistralement déclamées.

Il la surprenait en quelque sorte sans son maquillage ; quelques traces de rimmel alourdissaient encore ses paupières et des traits noirs salissaient le contour des yeux : c'est ce que sa voix laissait imaginer. Et elle n’était pas morte : c’était donc bien une partie de comédie que ses déguisements sur sa page facebook.

- Je vois, soupira-t-elle encore, d’une voix éreintée, presque essoufflée. Que voulez-vous ? Ne vous ai-je pas dit que j’étais morte ?

- Mais…c'est ridicule...! Je vous parle, vous répondez au téléphone, enfin !

- Et donc ? Vous croyez parler à une femme bel et bien vivante ? Vous voudriez peut-être me déterrer pour le vérifier ? Je sais bien que tout ceci part d’un bon sentiment. Peut-être même qu’en vous se mélangent votre désir de sauver une âme et votre attirance inexplicable pour moi. Mais on ne peut pas me ramener à la vie ! Comprenez-moi ! Personne ne peut me sauver !

- Et votre voix, interrompit-il brutalement, votre voix, n’est-elle pas physique ? Depuis quand les morts répondent-ils au téléphone ?

- Je suis plus morte que vivante. Vous jouez sur les mots.

- Mais si vous voulez être seule, pourquoi annoncer votre pseudo décès sur Facebook ?

- Je ne sais pas, c’est une erreur. Je me demandais si les gens se prendraient au jeu, m'enverraient leurs condoléances...Ou peut-être que l’expression du regret de la communauté humaine est la seule chose que je désire profondément. Voilà...

- Et si l’on se rencontrait ?

- Pourquoi ? Pour quoi faire ?

- Disons…pour affiner ce que j’écrirai dans la page « condoléances », l’espèce de « Livre d’or » sous votre photo… Je voudrais écrire quelques phrases très inspirées (Il s’aventurait sur le terrain de la désinvolture, jouer « le jeu » dont Régina avait posé la règle)

- Je n’ouvre mon cœur et ma porte à personne. Vos efforts me touchent mais qu’aurez-vous à écrire de plus quand vous aurez constaté que je suis une épave ? Quelqu’un pourrait-il me témoigner de l’amitié gratuitement, sans même me connaître ? J'ai l'impression que même morte, ce n'est pas possible. Patrick sentit la voix de Régina s’animer soudainement.

- Ce week-end, je suis libre, enchaîna-t-il sans laisser à Régina le soin de développer sur le « désintéressement » des relations humaines, sujet déjà réglé dans sa tête.

- Je ne veux pas faire l’effort de vous plaire. Je ne me lève que pour ma fille, si vous voulez savoir. Et cela me coûte de prodigieux efforts.

- Sera-t-elle présente ce week-end ?

- Non, elle est en vacances chez sa grand-mère.

- Vous êtes seule ?

- Oui, seule.

- Me permettez-vous de venir ?

- N’avez-vous donc rien à faire de mieux ?

- Mon fils est chez sa mère. Vous voyez, nous sommes nombreux dans ce cas.

- Je ne veux pas vous donner d’espoir.

- C’est mon affaire.

- Vous lâchez Notre-Dame-Des-Landes ?

- C’est mon affaire, répliqua-t-il à nouveau.

Il entendit les soupirs, la lassitude océanique de son interlocutrice.

- Et bien, je ne sais pas si j’aurais la force de voir quelqu’un. Je vous préviens. Je ne vous garantis rien. Je ne me lave pas, je pue, je suis en décomposition.

- Au revoir. » Il raccrocha.

 Des semaines après cette disparition, Patrick venait soudain de percer une partie de l’énigme de Régina ; il était simultanément satisfait d’avoir franchi le seuil du virtuel et déçu d’avoir rencontré la réalité toute crue d’une femme en loques ; le fantasme dégringolait de quelques marches. Les choses lui semblèrent simples : c’était une femme seule qui avait pris le temps de méditer sur sa condition, au midi de sa vie et qui, au lieu d’afficher cet optimisme béat (dont Paule Pote se faisait l’écho à coups de lieux communs comme : « il faut se réjouir de tous les petits bonheurs » en s’attirant par la même de nombreux commentaires dans la même veine, tous considérés comme des préceptes de haute volée par leurs émetteurs), avait tailladé la sacralité du paraître « heureux » pour laisser entrevoir la vérité insoutenable du tragique. Lui aussi aurait pu déchirer le voile d’insincérité, mais la norme qui régit les relations régnait souverainement, monde virtuel ou pas, sur n’importe quelle conviction. Des familles en morceaux dans une société en plein naufrage, l’anonymat, et le monde virtuel qui rajoutait la nécessité de la communication en redoublant la réalité de la solitude. Exister par une photo, une image même si la couche de réalité s’effrite : schizophrénie que Régina n’avait plus eu la force de maintenir. Il lui avait fallu sans doute bien du courage pour être si lâche. Et Patrick se demanda : faut-il admirer le courage de ne plus vouloir « paraître » ou tourner le dos à la lâcheté qui fait renoncer à la société ?

            Il ne put répondre honnêtement : il était déjà allé bien trop loin dans sa quête de Régina. Et si, fondamentalement la faiblesse de Régina instillait en lui l’antidote de son désir, et si il devait reconnaître qu’il s’était tourné vers elle artificiellement, par désoeuvrement, il ne voulait pas retourner à son vide. L'évidente dérive de cette femme aurait pu, en d'autres temps, le faire fuir ; mais il fallait vite meubler son temps. Comment aurait-il pu échapper à ce pis aller ? En renonçant à tout ; en se faisant ermite, abstinent des plaisirs terrestres, acceptant l'inacceptable : n'être au monde qu'en pariant que la vraie joie est dans son renoncement, en pariant que la mort même est une ruse de la raison, que Dieu à force de le prier, finira par nous entendre ! Non, le bougre : il aimait bien boire et faire glisser ses mains sur les tendres rotondités des femmes, il aimait les plaisirs...Que dis-je ! Il n'était que plaisir, tout entier tourné vers le plaisir !

Il réserva alors son billet. TGV : Aix en Provence. Location  de voiture pour atteindre Valensole. Il la verrait et en la voyant, il verrait mieux en lui-même.    

 Chapitre IV

Il nous faut relater maintenant les circonstances du voyage de Patrick Latour. Une semaine à peine le séparait désormais de sa visite à Régina. Après le déconcertant appel téléphonique de la veille, il avait péremptoirement décidé que rien, absolument rien ne pourrait l’empêcher de la voir. Que lui dirait-il là-bas, une fois qu’il serait de plain pied avec une femme se décrivant à elle-même à la dérive, « en décomposition » pour reprendre sa rebutante description ? « Qu’importe, qu’importe ! » répondit-il dans le même élan, alors qu’il essayait de situer via « Google map », l’adresse de Régina. Une maisonnette un peu à l’extérieur du village de Valensole, coincée entre une forêt de pins et un champ de lavande. Cyniquement, il pensa que si la rencontre s’avérait aussi mortifère que le promettait Régina, il aurait toujours de quoi s’embaumer les narines de quelque odeur exquise de cette radieuse Provence, région qui formait dans son esprit l’image d’un paradis bucolique où des satires guettent des nymphes se baignant nues dans des rivières chantantes. Un chapitre de poésie virgillienne. Collines, lumière, arbres, rivières, parfums : comment pouvait-on être malheureux au milieu des déesses antiques de la nature, du chant du vent, de la blancheur calcaire de l’arrière-pays méditerranéen, de cette vie qui tout ensemble gronde, mugit, enivre de la force première de la Vie elle-même ? Et qui respire la poésie de l’homme dans son travail rustique, qui sans artifices, va nu dans les cascades de la rivière, le majestueux Verdon, véritable serpent d’eau à la peau émeraude, sillonnant au milieu de géants minéraux, gorges cyclopéennes, crimes tectoniques qui pourfendent le ciel ? Comment la mort elle-même n’était-elle pas plus belle, plus forte là-bas, y compris pour l’homme désespéré qui du haut des falaises, donne à son désespoir la rigueur géologique de l’élévation utile au vertige ? Comment encore là-bas fait-on pour ne pas échapper aux sentiments médiocres et bas, aux ébranlements mesquins du cœur ? Comment ne pas mourir terrassé par la passion là où la nudité se livre aux caresses de l’eau, du vent, aux écorchures des pierres, aux morsures du soleil ?

Oui, Patrick observait la nature de Seine et Marne depuis la fenêtre du seconde étage de sa maison ; de la nature tout de même, mieux qu’un bloc de béton en banlieue parisienne. Un pis aller pour cet homme qui n’avait pas assez d’argent pour vivre à Paris au milieu des quelques âmes qui échappaient à l’enfer de la périphérie. C’était morne la Seine et Marne, quand même. Un peu comme un été en Scandinavie, sous le soleil de minuit. Le silence du néant, d’un lieu inhabité par la puissance de la vie. Un lieu dévitalisé, comme le sont toutes les périphéries des centres. Un lieu qui se rêvait centre depuis que s’y était installé un parc d’attraction, une sorte de complexe industriel du loisir. Ca aussi, ça tuait le lieu encore un peu plus, le plongeait dans le néant du divertissement contemporain. L’indétermination du jour et de la nuit, de la vie et de la mort, l’indétermination : oui, c’était ça la Seine et Marne. Peut-être aussi que ce paysage ramenait Patrick à ses flottements récents, récents et anciens. Peut-être qu’il n’avait mérité que ça : une maison en face d’un champ de maïs, un champ à perte de vue, sans doute bourré de pesticides, un champ qui n’avait de nature que l’étrange forme rigide qui sortait de la terre, tout le reste n'étant que technique de l'agriculture moderne, épandage, arrosage : une affaire d’industrie agricole. Oui, Régina se disait morte, décomposée ; mais elle ne pouvait pas l’être, là où elle vivait, plus que lui.

            Patrick fut, durant la semaine d’attente, se sentit comme « fiévreux » ; et s’il reçut le mercredi un message de Régina le défendant de venir, éventualité qu’il écarta d’emblée (« c’est trop tard, j’ai déjà mon billet de train »), il n’en fut pas moins enthousiaste. Il eut son fils au téléphone qui releva l’enjouement du ton, et son ancienne femme, avec laquelle il avait habituellement des relations froides mais polies, répondit presque chaleureusement à son échange ; la conversation s'étoffa même d'inhabituelles gentillesses.

            Dans le train, il entendit un groupe de jeunes gens qui se rendait à une « manif pour tous » chanter  quelque chose comme « Dieu est joie », ils avaient l’air bien élevés, tous connivents, un peu comme des boys-scouts ; habillés en rose pour les filles et en bleu pour les garçons : couleurs censées incarner la sémantique de leur combat. Sages, quelques louanges à Jésus, un papa une maman, une maman un papa ; des jeunes qui semblèrent à Patrick extrêmement vieux. Ce n’était pas la première fois que Patrick voyait les jeunes comme des vieux. Qu’ils fussent drogués de technologie ou dopés à Jésus, ils frappaient par leur conformisme. Pas un qui ne se serait soulevé contre l’esclavage de l’homme en climat capitaliste ; pas un qui ne se fût soulevé contre les conditions indignes du travail et du non travail à l’aune de la crise. Des hommes qui se suicident à France Télécom, à Renault et ailleurs, cloués sur la croix de la rentabilité n'éveillaient aucune passion, aucun combat ! Pas un pour aller foutre la pagaille à la bourse. Mais tous très près de leurs bourses : un papa, une maman...Patrick reconnut, dans les mines de bellâtres et lolitas sans souci, son ennemi politique, ceux qu'il abhorrait depuis sa jeunesse militante...les trognes à belle patine de la droite bourgeoise, les tenants de « la doctrine de classe » qui trouvaient dans l’humilité chrétienne de quoi adoucir leur morgue bourgeoise. Lui qui avait rencontré des gens qui vivaient avec presque rien à Notre-Dame-Landes lors de ses week-ends militants ! Des chrétiens aussi pour certains!

 Il arriva à Aix en Provence bouillant de rage. Il récupéra sa voiture de location ; direction « Valensole ». "Patrick enfin perçut l’issue de son voyage au moment où il referma la portière de sa voiture de location ; une heure peut-être le séparait de Régina depuis la gare d’Aix-en-Provence ; il en frémit. Pourquoi était-il là ? La réponse n’avait plus d’importance ; que le hasard dictât sa présence ici ou Dieu lui-même, qu’importait ? Dans les deux cas, il fallait qu'il fût persuadé de la validité de son action, car même Dieu octroyait à l'homme sa liberté de choix. Il n’était plus le pusillanime adolescent qui s’excitait au contact des femmes sans pouvoir agir autrement qu’en imagination ; avant de devenir infographiste, aux alentours de trente-quatre ans, il s’était essayé à la peinture sans succès pour sa bourse ; mais avec les femmes, ç’avait été une toute autre histoire ; il en avait déshabillé quelques unes pour les besoins de sa cause éminemment artistique…et la timidité du jeune homme sensible s’était vite évanouie au contact de modèles bénévoles, prêtes à se sacrifier si généreusement sur l’autel du génie créateur…Il avait même rencontré sa femme de cette manière ; elle était alors la petite amie d’un bon copain. Sophia…le teint mat de l’italienne, les prunelles vives comme des démons ; il avait profité de la mésentente de ces deux-là pour lui proposer une séance de pose, le perfide…et puis, elle se déshabilla sans rien demander… par dépit, pour narguer son petit ami avec lequel elle ne s'entendait plus très bien…Un tel corps ! Des seins portés comme des fruits, concavité des reins, convexité des fesses…la regarder le rendait fou ! Elle ne s’en apercevait même pas au début ; puis il lui demanda de revenir poser plusieurs séances d’affilée…Et elle accepta sans ciller ! Enfin, ce fut la passion ; elle le dévorait, l’entourait, l’enlaçait, lui soufflait des petites insanités très osées à l’oreille…Il se laissait cajoler comme un pacha. Il l’épousa à la mairie alors qu’elle était déjà enceinte, la diablesse. Puis tout devint sérieux : il fallait qu’il ait un boulot sérieux, qu’il soit un homme sérieux, un père sérieux, un mari aimant sérieusement sa femme, femme elle-même prenant sa vie avec tout le sérieux qu’implique la maternité. Elle avait eu des raisons tout aussi sérieuses de penser ainsi l’orientation de leur vie, il le concédait : nourrir un enfant passe avant tout. Mais comment tourner le dos aux femmes, au vin, à la peinture ? Pourquoi parvenait-elle si aisément à ce qu’elle nommait « maturité » alors qu’il considérait cette « évolution normale » comme une contrainte ? Une désynchronisation totale. Les disputes avaient alors commencé ; chaque jour, il partait un peu plus de son foyer et chaque jour, elle cherchait à le retenir. Il savait que c’était bête, même pas intéressant la plupart du temps que ces échappées solitaires ou moins solitaires…bête, mais il n’avait pas eu le courage d’y renoncer. Elle se lassa ; les cris furent remplacés par la haine. Ils avaient échoué, rectification : il avait échoué…et au milieu, un enfant réclamait sa part d’amour. Désormais, Sophia refaisait sa vie, ou tentait de retrouver une expérience "à la hauteur", un homme qui échapperait à la bêtise du genre, un homme adulte qui n’aimerait qu’elle « sérieusement », qui ne banderait qu’en pensant à elle…mais dont la force virile ferait quand même bien des envieuses… cet Homme, aussi sur-Homme fût-il, ne banderait que pour elle ; vivre avec Sophia impliquait d’habiter à côté d’un orgueil très puissant.

            Et Régina dans tout ça ? Essayait-il, pour elle, d’être cet « homme à la hauteur » qu’il n’avait pas su devenir pour Sophia ? Etait-il tombé amoureux d’elle ? Sans doute un peu ; ou bien, sans parler d’amour, lui restait-il encore le sens du romanesque avec ce que le mot amour allumait en lui, comme de vieilles reliques qu'il transportait dans un sac et dépoussiérait pour les grandes occasions ? Et quand il tourna la clé dans le contact, il s’observa dans le rétroviseur : serait-il en mesure de plaire à une femme, pas à n’importe quelle femme, une femme d’un genre qu’il n’avait pas encore approché, une femme qui n’avait pas cherché à lui plaire, à le voir, à le séduire ? Une femme qui avait choisi de disparaître n’espérant certainement pas qu’un homme sortît comme par enchantement de son écran d’ordinateur pour lui parler, la voir, l’aimer, elle la « déjà-morte » ! Avec ses lunettes de soleil, il se trouva très viril, très « assis » dans son âge d’homme ; on ne voyait pas ses cernes lourdes derrière ses lunettes. Jusque là, il ne se jugea pas déplaisant. Et le reste ? L’âme, l’esprit ? Etait-il assez humain, intelligent ? Il la savait cultivée, fine, raisonneuse, et même polémiste sur le chapitre politique ; elle n’aimait pas trop les gauchistes (et il en incarnait un à sa manière) bien qu’il eût pu apprendre récemment son activité syndicale ; elle ne goûtait guère non plus aux réactionnaires comme ceux du type de la « manif pour tous » qu’il avait pu rencontrer dans le train, en arrivant ; au cours du trajet, Patrick se dit que cela pourrait être une belle entrée en matière entre eux deux : il lui raconterait le ridicule des jeunes manifestants, un échange pour rire un peu, quoi ; un coup de sarcasme sur le slogan « un papa, une maman » et leur tenue bleue et rose…

            Puis le regard de Patrick flotta sur le paysage : il sortait d’Aix, prenait la direction de Pertuis et le Luberon, magistral, barrait l’horizon…Au péage de Pertuis, il prit vers l’Est, la vallée de la Durance jusqu’à son point le plus spectaculaire et le plus sublime : le pont de Mirabeau…Un cirque de rocaille blanche plongeant sur la rivière. Il ne regrettait pas d’être venu, quoiqu’il pût ensuite advenir. Lui l’enfant de Picardie, écrasé par le ciel anémique du nord, voyait dans la lumière franche du sud une libération, comme une sortie de prison pour ses pauvres yeux accoutumés aux couleurs éteintes. Puis, il vit défiler des villages de Provence comme Saint-Paul, Vinon ; il sortit à Manosque. Chaque nom de village, de ville, suscitait la sorcellerie évocatoire de la poésie, noms de lieux réverbérés par les rideaux de lumière éblouissants du soleil d'octobre qui les rendaient presque indéchiffrables et d'une certaine façon, mystiques. Il lui semblait que plus il se rapprochait réellement de Régina, plus il s'enfonçait dans une lumière qui l'aveuglait...Tout comme s'il progressait réellement vers l'irréel...tout ceci était si confus ! En une heure de voiture, il avait atteint « l’état poétique » par lequel un homme se sent plein du monde qui l’entoure et fait corps avec lui. L’ivresse de la beauté avait gagné son âme ; il arriverait euphorique.

   Valensole. C’était là, voilà. Fin du voyage. Il gara la petite voiture de location sous le pin cachant la maisonnette. Il avait déjà fait ses repérages sur internet…pas de doute.

 

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