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8 février 2014

Blog-roman : partie II

Seconde épisode de La disparition de Régina Basel.

Pour le premier épisode et le principe global de ce feuilleton, se reporter au post précédent

.Pourquoi un homme comme Patrick Latour, homme âgé de quarante-cinq ans ayant indiqué sur son profil facebook aimer une musique dite « alternative », nourrir des idées généreuses, habiter au « fin fond de la Seine et Marne » à côté d’un champ de blé, consommer de la nourriture bio et entretenir les chaleureuses soirées entre amis où l’on passe son temps à s’extasier devant une bouteille de vin dénichée chez « un petit exploitant », à n’avoir d’idées que celles, qui depuis la vulgarisation du Siècle des Lumières ont conduit les nouveaux humanistes à « s’indigner », pourquoi donc Patrick Latour s’était-il mis à fouiller les données virtuelles d’une femme nommée Régina Basel et dont l’existence entière n’était peut-être au fond qu’une création virtuelle dont l’ultime fin était justement, tel un « happening », une manifestation contemporaine éphémère, d’interpeller le « facebookien » sur sa nature profondément inquiétante, c'est-à-dire, indifférente ou grégaire, insensible ou pleine de sensiblerie, piquante sans profondeur ou légère sans consistance, se plaignant de solitude mais se désintéressant d’autrui, aimant sa solitude mais se sentant dans l’impossibilité de ne pas la partager…l’humanité ramassée en somme ? En définitive, Patrick Latour avait beau proclamer que le combat pour empêcher l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes reflétait majestueusement le David contre le Goliath des temps modernes, que le « petit » (à connotation de pureté) se battait contre un vieux tronc pourri de « politicards » endurcis, il y avait dans sa vie comme « un manque ». Il ne se l’avouait pas, il ne l’avait pas formulé ainsi, mais ses engagements ne le comblaient pas. Il ne croyait pas en Dieu, il voyait son fils une semaine sur deux et le reste du temps, il se retrouvait seul dans sa pourtant vantée maison de Seine et Marne au milieu de nulle part, lieu choisi pour être à l’écart du bruit et de la pollution ; et c’est à ce même domicile qu’il travaillait comme infographiste « free lance », à son compte, donc.

            Cette vie virtuelle le raccrochait à « des présences », qui peut-être n’étaient que factices, mais qui finissaient par avoir plus d’incarnation que toutes ces personnes qui passaient commande au téléphone pour la mise en page de telle ou telle plaquette d’entreprise. Le travail était froid et solitaire, mais c’était mieux ainsi, c’était mieux qu’un patron sur le dos, estimait-il. Et facebook lui avait permis malgré tout de faire des rencontres dans le monde réel ; il se souvenait, dans le for de sa fatuité intérieure, s’être fendu d’une ou deux délectables rencontres avec les personnes du beau sexe…alors, ses motivations obéissaient peut-être et à première vue aux inclinations naturelles d’un homme seul qui cherche à être moins seul. On se tromperait sans doute si on s’arrêtait là. Que Régina Basel lui ait plu, certes. Physiquement, d’abord : une femme qui souriait sur les photos, un regard franc et légèrement ironique, une fossette qui se creusait sous la pommette, l’œil assez clair (pas bleu, peut-être noisette, ou vert : les couleurs de la photo du profil n’étaient pas assez nettes, une photo prise « à la vite » certainement), des ridules sous les yeux non camouflées par divers artifices et une chevelure souple brune : son visage résonnait avec un schéma ancien et primitif de ce qu’il cherchait (sans savoir précisément quoi) chez une femme et peut-être même dans son mode de vie général, quand il se délectait de la saveur forte d’un légume bio. Il quêtait, dans la sophistication même, la pâte d’authenticité et, ce visage de femme laissait deviner, derrière son ovale féminin, un fort « rapport au monde » que la clarté de la pupille faisait briller en coin, comme un clin d’œil entendu sur la nature même de ce « rapport au monde ». Une densité légère. Une surface profonde. Ce visage, il le contempla longuement après que Régina Basel lui eut réitéré sa demande de condoléances ; ce visage apparaissait encore dans « l’album photos » mais la photo principale de la page de Régina, elle, avait été remplacée par cette vision terrible du corps de Régina dans un linceul. Fixé sur son image, il se sentit happé par elle, comme si les mots qu’elle avait écrits « Je suis enterrée. Laissez-moi vos condoléances, j’en ai besoin pour fermer les yeux » furent désormais habités par sa voix, sa voix qu’il ne connaissait pas bien sûr, mais qui retentissait dans sa tête en un timbre rauque, cassé, sensuel et déchiré. Elle susurrait. Patrick fit alors quelque chose d’étrange : il caressa l’écran, il caressa le visage de Régina qu’il avait agrandi. Il secoua la tête comme pour se réveiller, puis il descendit dans « les archives » de Facebook.

            Le mois qui avait précédé sa disparition, R.Basel avait publié autant de statuts que par le passé. Mais, on pouvait relever dans ses interventions, une tonalité aigre-douce inhabituelle chez cette personne s’étant imposée par sa franchise aimable et assise ; de plus en plus, elle s’était mise à émettre des remarques d’une dérision qu’on pourrait qualifier de « désespérée. »… "Les statuts publiés par Régina Basel avaient toujours intrigué Patrick. D'évidence, elle était dotée d'un pouvoir certain d'analyse, d'un esprit frondeur et d'une culture non feinte. Elle émaillait ses réflexions de citations d'auteur, ce qui faisait penser à Patrick que sa profession devait avoir un rapport assez étroit avec les lettres. Si l'on consultait son profil, rien ne transparaissait à ce sujet. Toutes les données avaient été effacées, à part la date présumée du décès : 12 février 2013. Etait-elle libre, mariée, professeur, bibliothécaire et plus encore, en vie ? Nul désormais en consultant la page facebook, n'eût pu le dire. Dans ses statuts, sa vie privée n'avait jamais été mentionnée, explicitement ou allusivement. On pouvait lire des réflexions sur la politique largement inspirées par la pensée anarchiste sur "la démocratie par intermittence qu'on croit réalisée par le vote !", des acidités sur la culture "Quentin Tarantino, crétin inculte, adolescent cinéaste" ou bien des livres jugés mauvais écrits par "des ovaires de femelles en rage" du type Iacub avec son récit pour "cochon et cochonne non assumée". La bien-pensance de gauche en prenait pour son grade, laquelle avait été l'objet d'une mini-discussion avec Patrick Latour qu'il retrouva en remontant à avril 2012 : 

"Ah ! Cette gauche qui passe son temps à euphémiser avec son "sentiment d'insécurité" et "ces quartiers en difficulté" et à nous seriner la "peur de la stigmatisation" et de "l'amalgame" ! Au bout de combien de Mohammed Merah va-t-on prendre la mesure du danger ? Quand le socialiste prendra la tête de l'Elysée, je me demande si la gauche ne va pas encore renouer avec le bon vieux tropisme de la victimisation du bourreau" Ca, c'était pour le statut de Régina. Elle avait reçu six "like" (une bonne fréquentation pour elle).

Latour, viscéralement à gauche, et même à la gauche de la gauche avec une affection particulière pour l'écologie, avait laissé ce commentaire : 

- Ce n'est pas la gauche qui est responsable de ce qu'a fait Merah ; c'est son enfance malheureuse, c'est la prison où visiblement il a été radicalisé !

Régina avait énergiquement répondu : 

- Si je tue votre mère, j'espère que vous aurez autant d'arguments pour me trouver des circonstances atténuantes ! Je vous assure que ma vie n'est pas toujours toute rose ; je me demande pourquoi j'irai pas m'en prendre violemment à quelqu'un, tiens ! Juste parce que je n'aime pas ses idées, sa religion, son faciès ! Qu'est-ce que vous en dites ?

Patrick avait alors rétorqué :

- Vous confondez explications et excuses. Vous êtes simplificatrice. De deux choses l'une : soit vous considérez que Merah est un détraqué (c'est mon explication) et qu'il est difficile de pénétrer le psychisme d'un détraqué autrement que par une analyse psycho-sociologique, soit vous considérez qu'il est le bras armé d'une idéologie dont il n'est qu'un maillon. Et c'est à ce moment-là qu'on assimile islam et idéologie terroriste ; vous serez d'accord pour estimer que cette confusion est dangereuse, je pense.

Voici l'argumentaire de Régina qui mit un point final à ce dialogue :

- Le problème dans votre raisonnement est qu'il y a un argument guidé par la peur (c'est le second, naturellement) : vous craignez la confusion islam/ terrorisme. Pour qui la craignez-vous ? Pour vous même qui cherchez à vous rassurer en ne voyant pas que l'islam incarne pour beaucoup de pratiquants, une reconquête d'identité politique ? Je comprends que cela puisse vous effrayer, car là où l'islam politique passe, il n'y a plus de place pour le reste, pour les autres. Autre possibilité : craignez-vous pour tous les musulmans qui pourraient devenir victimes d'islamophobie ? La crainte du racisme est déjà beaucoup plus acceptable; mais ce que vous semblez oublier, c'est que les victimes de crimes racistes en France ne sont pas aujourd'hui des musulmans, mais des enfants juifs et des militaires français ! Alors dites-le bon sang !"

Il ne l'avait pas dit, bien-sûr. Il n'avait pas répondu. Car une idéologie est à l'âme ce que les tripes sont aux intestins. Tordus de mauvaise foi, endoloris par la réactivité que provoquent les mots "Dieu, chrétien, juif, musulman, Christ, Mahomet...", (et comme l'avait justement analysé Pascal), nous ne sommes jamais aussi fous que quand nous rivalisons au nom d'une religion. Patrick Latour faisait partie de ces endoctrinés, non pas par la religion des monothéistes, mais par la religion gauchiste du bien ; et rien, rien absolument ne pouvait le faire bouger de sa foi chérie. Pas plus qu'on ne peut faire douter de l'existence de Dieu à un illuminé. L'homme est bon si on le rend bon ; la noirceur le quitte si on l'éclaire...Une pensée de gauche classique, quoi. Pas de quoi se taper le cul sur une bassine, comme dirait l'autre.

Mais Régina n'aimait pas les réactionnaires non plus. Ce fut un terrain où Patrick Latour retrouva Régina quelque mois plus tard avec la loi sur le mariage gay. Là, ils tombèrent d'accord. Régina redoubla à cette occasion de verve comique, verve sur laquelle rebondit Patrick et quelques autres bien inspirés. Le statut de Régina à propos du mariage gay fut celui-là : "La famille, l'amour de la famille, l'amour de dieu, l'amour et l'amour et leur putain d'amour de merde ! Comment se fait-il que tous ces réacs ne soient pas capables de manifester autrement leur amour qu'en empêchant des homos de se marier ?  V'là un drôle d'universalisme bien particulier ! Le divorce qui fait vingt mille fois plus de mal à la famille, n'a pas l'air de les émouvoir plus que de pédales en train de se passer une bague au doigt. Ben alors les petits bourgeois choqués dans leurs principes ! Allez on fait bisou bisou et on ressort son museau pour dénoncer des vraies injustices (des mecs qui crèvent la dalle, par exemple) !" Ce statut remporta un vif succès : Paule Pote, la reine de l'amitié facebookienne, fille sympathique prônant l'amour, la tolérance avec un discours globalement sucré, plaça un "like", ce qui permit à Régina de connaître son statut le plus populaire, car les amis de Paule Pote suivirent en masse ce like, en y ajoutant des commentaires favorables.

Une fois passée cette période faste, Régina enfila des pensées au tour ombrageux, voire sibyllins.

 En parcourant les pages où il avait conversé avec Régina, Patrick prit conscience qu'il avait eu une relation particulière avec elle, du moins singulière au milieu de cette masse indifférenciée de facebookers. Pourtant, il n'avait jamais poussé plus loin l'espèce de familiarité qui avait fini par s'établir, y compris dans leurs divergences idéologiques. Ses humeurs, ses pensées échappaient toujours à l'espèce de neutralité grise dont certains font part en s'imaginant formuler des idées originales. Il y avait chez Régina une intransigeance intellectuelle qui impressionnait Patrick et dont l'orgueil n'eût pas aimé souffrir : non qu'il participât de la catégorie des hommes qui craignent les femmes intelligentes ; mais quelque chose, l'instinct sans doute, devinait qu'il n'était pas son genre. Elle vivait dans un monde où il y a peu de place pour la croyance, pour l'insignifiance, une certaine légèreté finalement ; elle évoluait dans des pensées de plus en plus marquées par une sorte d'"appel du néant", ainsi qu'elle l'avait curieusement formulé dans un de ses statuts. Statuts que nous avons qualifiés préalablement de plus en plus "sibyllins" au fil des semaines qui précédaient sa disparition annoncée.

"Je pressens que l'extrême conscience, par quoi toute quête passe, échoue invariablement à nous faire accéder à l'absolu ; le travail sur la conscience n'ouvre rien, il emmure toutes les issues possibles ; il n'ouvre qu'à la conscience du néant. Toute personne qui a suffisamment pensé en arrive à cette conclusion, s'il veut être honnête." Le même jour, elle avait écrit : "L'appel du néant...Le nihilisme aujourd'hui est irréfutable. Anders avait raison : où que l'on regarde, le monde est informe et ce que nous faisons ici avec nos jouets technologiques, dilate le chaos." Quel baragouin ! Patrick ne pipait mot à ce jargon dilué dans la métaphysique. Anders, Anders, qui c'était encore ? Un penseur sans doute dans lequel le pessimisme de Régina s'était épaissi, hyperboliquement mystifié jusqu'à l'obtention d'un précipité purement négatif. Néanmoins, sans comprendre vraiment, Patrick saisit à ces mots, une puissance dramatique moins jouée que vécue ; mais, comme aucune confidence sur de pénibles événements ne traversaient ces réflexions, ils conservaient une force d'impénétrabilité qui en augmentait la puissance : on pouvait tout imaginer puisque Régina n'expliquait rien. Venait-elle de perdre un être cher, était-elle elle même en proie à une maladie mortelle, traversait-elle une grande période de dépression, préparait-elle son suicide ? C'est cette dernière crainte qui avait décidé Patrick à contacter Régina quand elle avait posté ses avis de décès. Non qu'il tînt à elle particulièrement, mais il pensait (ou alors il se plaisait à penser) que rien de ce qui pouvait arriver à un humain dont il avait croisé le chemin, ne pouvait lui rester indifférent. C'était le prix à payer pour continuer à se déclarer "viscéralement de gauche" dans une acception un peu large, républicaine, démocratique, et humaniste.

Redécouvrant les mots de Régina à l'aune de sa disparition virtuelle, Patrick s'interrogea sur sa démarche ; il croulait sous le travail, il avait pour chaque week-end où il n'avait pas la garde de son fils, un but avec la lutte à Notre-Dame-des-Landes, il avait des amis avec qui se divertir et, sur facebook, il y avait de quoi faire avec le mariage gay. Bien quil fût un détail qui ne ferait probablement pas date dans les annales des droits imprescriptibles de l'humanité, ce sujet qui concernait une infime partie de la population, semblait alimenter d'intarissables conversations. Justement, Patrick qui voulait bien être de gauche, sentait pour le coup qu'il fallait se forcer pour défendre bec et ongles une mesure qui, d'après lui, ne résolvait rien aux injustices de ce monde qu'il jugeait, bien sûr, trop libéral. Sa solitude peut-être, son fils qui grandissait un peu loin de lui, une idéologie bien ancrée mais qu'il fallait entretenir parfois artificiellement comme on offre des fleurs à une femme conventionnellement, tout cela contribuait à ses quarante-sept ans à le miner, ou à l'éteindre. Les accents de Régina avaient capté son désoeuvrement bien rempli par toutes les occupations qui servent à meubler une vie, comme les bibelots peuplent les étagères.

"Notre époque me rend malade." Voici un autre statut de Régina peu avant sa disparition : "Dois-je rire de la bêtise, de l'inculture, de la haine ? Dois-je m'indigner ? Devrais-je m'encarter dans un parti politique ? Devrais-je prier ? Devrais-je baiser en récitant des mantras ? Devrais-je faire du bénévolat ? Eteindre cet ordinateur ? Convertir les autres, croire en ma mission, et laquelle d'ailleurs ? M'exiler au fond des bois ? Vivre au milieu des autres à tout moment ? Je suis au milieu de ma vie et je n'ai pas le début d'une réponse. Est-ce normal docteur ?" 

Et ainsi de suite.

Patrick éteignit l'ordinateur. Pour aujourd'hui, c'était tout. Il alla s'allonger sur son lit, tout embrouillé. "Je ne vais pas m'accrocher à cette femme. Elle n'existe peut-être pas. Je lui ai tendu la main et elle aurait pu la saisir. On peut tous penser comme elle après tout. Jouer à la tragédienne. A la sublime tragédienne atterrée par notre époque, le non-sens et bla-bla. Faire la belle et la malheureuse : une seule et même chose, c'est connu. Pas de ça. j'ai assez à faire avec mon cas." Et Patrick, homme de belle stature  mais au visage un peu alourdi par des cernes de fatigue et le tabac, s'assoupit. Il s'assoupit dans les images anamorphiques qui confondaient Régina, son visage de défunte en noir et blanc et son cri qui l'avalait dans sa disparition irrépressible. Il s'éveilla et, passés les instants d'apaisement, il ralluma son ordinateur pour répondre à la commande d'une société de transports qui souhaitait changer sa plaquette de présentation. Mais en allant consulter ses messages, il fut aussitôt captivé par l'envoi d'un mail dont l'origine était une certaine "R.B."...

Patrick sentit ses jambes frémir en découvrant ces initiales. Bien loin de se précipiter sur le message, il se prit à tergiverser. Une crainte quasi religieuse le retenait de découvrir les mots envoyés par cette femme dont il pistait la trace depuis quelques jours comme dans un jeu. De fait, cela avait été comme un jeu puisque la trace était virtuelle et que la femme n'avait d'existence que dans des statuts qu'elle publiait à son gré. Mais là voilà venue jusqu'à lui et c'est comme si tout s'inversait, d'un coup : il semblait maintenant que le message de R.B (il n'y avait pas d'autre personne portant ces initiales dans ses "contacts") allait "le découvrir", le déshabiller sous une lumière crue et qu'ainsi scruté, il prendrait "honte". Il fut surpris d'éprouver une telle appréhension à la place de  la curiosité qui l'avait pourtant aimanté, jusque dans les réclusions intimes des pensées facebookiennes de Régina Basel. Elle prenait une importance imprévue et déroutante, mais plus que sa personne (qu'il ne connaissait pas), Régina le mettait dans une étrange intimité avec des pensées comme "déjà là", mais informulées. La mort, par exemple. La solitude. Le lien impossible avec autrui, l'impossibilité de ne pas communiquer cette impossibilité. La disparition. Le non-sens ou la perte brutale du sens comme on perdrait un être cher : Régina devenait la périphrase de chaque énigme entreposée à l'arrière de la conscience. Il savait qu'en ouvrant le message, quelque chose de cette importance allait apparaître, mais ce "quelque chose", voulait-il seulement le voir ? Il suffisait de placer le message dans la corbeille, de classer l'affaire...Il en fut autrement : il fit comme Eve face au serpent, d'autant plus désireux de savoir qu'il redoutait de savoir.

"La mort est la solitude éternelle. Mon âme vous rend grâce de penser à moi. Régina Basel."  

Patrick lut et relut. Il n'était pas certain d'avoir compris, d'avoir bien déchiffré les lettres. Il fut pris d'un léger vertige, le vertige de la découverte qui n'en est pas une, de la découverte pressentie mais redoutée car elle rendrait l'existence invivable si on l'admettait plus tôt. Les mots pénétraient son âme jusqu'à un niveau que le menu fretin de la vie avait réussi jusque là à recouvrir ; et tel un oignon qu'on épluche, il venait de perdre quelques couches. Régina possédait, d'une certaine façon, le don de voir en lui.

Il se mit à rire prodigieusement. "Un crétin, voilà ce que je suis. Elle est givrée et je rentre dans le jeu de cette folle ! Tu parles ! Elle a dû se dire "en voilà un qui a l'air gentil et qui s'intéresse un peu à moi...allez hop, je lui mets le grappin dessus ! C'est bon ma vieille, j'ai d'autres trucs à faire que de lire ces âneries sur la mort !" Les mécanismes de défense avaient repris le dessus et dans un élan formidable quoique sur-joué, Patrick écrivit : "Rencontrons-nous ou laissez-moi tranquille". Avec ça, pensait-il, je la mets au pied du mur, face à une décision. Elle veut jouer ? Et bien, on va voir ce qu'on va voir ! Si elle a quelque chose dans le ventre, je vais le savoir bien vite". Et il se remit au travail, jurant de ne pas jeter un oeil sur ses messages.

Le soir, il se rendit sur Facebook après avoir appelé son fils au téléphone. Il dragua une amie de Paule Pote qui avait accepté son invitation facebookienne. Elle avait l'air charmante, bien élevée, un peu cultivée, physiquement "R.A.S", ainsi qu'il l'avait formulé pour lui-même : s'il fallait la comparer à un paysage, ce serait la Beauce, une campagne sans grand relief mais sans grand danger et bien entretenue. Elle se faisait appeler "Sylvaine la lectrice". Une gentille fille qui travaillait pour la communication d'une entreprise de cosmétiques mais, qui dans ses loisirs, aimait lire. Le genre de lecture qui ne semblait pas à Patrick de premier ordre, lui qui s'était mis à lire sur le tard, mais avec exigence. Quand le dernier Dan Brown était sorti, ladite Sylvaine (apparemment divorcée elle aussi) avait écrit un billet enthousiaste. Pourquoi allait-il rencontrer une fille pour laquelle il n'éprouvait pas de réelle attirance ? Pourquoi ? Il ne le savait pas lui-même. Aimait-il le sexe à ce point ? Non, non, ce n'était pas ça. Il avait juste besoin de se prouver, à intervalles réguliers, qu'il était un homme, qu'il bandait et qu'il parvenait à provoquer un minime émoi chez une femme. Il faut bien faire démarrer le moteur d'une voiture périodiquement si elle est amenée à rester longtemps au garage, foi de garagiste. Voilà ce qu'il avançait trivialement, in petto. Et, était-il un homme de cette façon ? Non, non, bien sûr. Il n'était pas davantage un homme une fois qu'il avait baisé sans conviction, qu'il avait techniquement réalisé un acte, qui sans être une grande performance, lui était bêtement nécessaire. Il ne comprenait pas très bien pourquoi il agissait ainsi, mais il le faisait. Il ne comprenait pas très bien non plus pourquoi il s'adressait à des femmes dont il ne tombait jamais amoureux. La femme dangereuse, la femme qui aurait pu le bouleverser, le perdre ou lui redonner sa puissance d'homme, il ne la voyait pas, l'évitait peut-être, l'effrayait sans doute.

Le dialogue avec Sylvaine porta ses fruits : il oublia Régina. La conversation lui parut cependant être une énième redite de ce qu'il avait déjà connu avec d'autres. Un dialogue vide qu'il faut entretenir artificiellement. "Et ce que j'aime et ce que t'aimes. Les livres représentent pour moi ci et pour toi ça, tu devrais lire ça, jolie citation, belle philosophie de la vie" et banalité sur banalité. Politiquement corrects tous les deux, à gauche toute, et gnan gnan et gnan gnan gnan.

Pire que le devoir conjugal au pire moment de la conjugalité, moment où il s'était si mal entendu avec son ex-femme, où le sexe sentait le remugle triste des corps tristes qui se préparent à la séparation : voilà comment résumer la soirée avec Sylvaine. Il l'avait aimée par-devant, puis évidemment un peu par-derrière. Les passages obligés de la sexualité moderne avec quelques léchouillages débridés. Elle lui disait ainsi : je ne suis pas coincée, ce serait bien de recommencer car tu seras toujours très bien servi. Il disait : tu vois je te désire, je bande, on est en vie. Elle voulait le retenir, il souhaitait éloigner au plus vite la preuve de son passage.

Et la journée qui s'ensuivit fut comme tous les spleens de Baudelaire réunis dans un seul. Il n'osait ouvrir ses messages, mais il aurait voulu écrire à Régina : la mort est peut-être une solitude éternelle ; et que dire de ma vie ?

Demain, il verrait son fils : une fois tous les quinze jours deux jours d'affilée, c'est la règle. Moitié de père. Même pas : un tiers ? Allez pour un tiers. Rationalisons : un tiers de père, un dixième de baiseur, une moitié de putain d'infographiste, un peu de gueulerie de gauche pour terminer. Me voilà bien.

Et pour la première fois, cette idée lui fit mal. Il sortit de chez lui, de sa baraque plantée dans le désert pluvieux et moribond de Seine et Marne, il traversa le champ de maïs en face de sa fenêtre et se mit à courir comme un dératé. Brusquement, le désir de parler à Régina l'interrompit au milieu de sa course. Il reprit le chemin de la maison et dans un accès de fièvre se mit à son ordinateur...

Chapitre II- 

Qu’arrivait-il à Patrick ? Que réveillait Régina en lui ? A quoi son absence, ou plutôt sa déclaration d’absence rendue présente à chaque fois qu’il ouvrait son ordinateur, le ramenait-il ? Il suffisait d’appuyer sur un bouton pour annuler ce monde virtuel, il suffisait de rire des propos d’outre-tombe de Régina pour les invalider aussi sec et passer à autre chose de plus consistant, il suffisait de se plonger dans son travail, de préparer la venue de son enfant ce week-end, d’appeler les copains qui luttaient contre l’aéroport de Notre-Dame et de conspuer la société de consommation en chœur avec eux tout en communiant sur le respect de l’environnement…il suffisait…

            Patrick revint en sueur chez lui, de ce champ de maïs dans lequel il avait perdu quelques grammes de sueur et gagné une révélation foudroyante (ou peut-être mystifiait-il déjà son besoin incontrôlé de se défouler ; dans ce monde, il ne faut pas écarter cette hypothèse puisque l’idée même d’un « mystère » ne peut provenir de personne d’autre que soi. Le pouvoir de ramener Régina à lui faisait de toute façon moins appel à son état modifié par sa course éreintante, qu’au désir que suscite normalement une personne qui se dérobe. Patrick Latour, en homme contemporain, ne comptait que sur son désir, qui lui parut en un bref instant bien plus puissant que toute nécromancie à laquelle il aurait pu, en d’autres temps, se livrer. La magie noire ressortit désormais de la littérature populaire, du film d’horreur exploitant la mélancolie à quelque fin commerciale, sans la profondeur initiatique que la littérature gothique,- celle qui est née dans le brouillard anglais d’un dix-neuvième siècle où se métissent croyance et raison, ou bien dans l’esprit maudit d’un écrivain maudit comme Poe- a initiée, ne retrouve cet état particulier qui éviterait la pénible sensation d’être placé en face d’une parodie, involontaire qui plus est) : cette fois, il dénouerait le mystère de néant avec lequel Régina lui était apparue : il en riait d’avance. Cette petite garce ne lui échapperait pas, peut-être même qu’il la glisserait dans son lit, un lit réel avec des cris de plaisir très réels ! Ah oui : pour elle, il réveillerait bien les morts…Des désirs de souillure, des dépravations insensées enchevêtrées avec les images que Régina avait placées sur son profil -surtout celle où elle était assise dans son cercueil- l’excitaient, bien que sa conscience les repoussât simultanément, et achevèrent de le précipiter devant son écran.  

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