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5 février 2014

Blog-roman en huit épisodes.

Mercredi 5 février

L'été dernier, j'avais fait paraître un roman sur ce blog sous forme de feuilleton. Un épisode paraissait tous les cinq jours, au fil de l'écriture : ce roman s'est étalé sur trois mois (!)... Assidûment, les lecteurs sont venus lire ces épisodes qui se sont écrits sous leurs yeux ; mais nombre d'entre vous auraient aimé ne pas voir la lecture s'interrompre si fréquemment. Alors, pour le plaisir de restaurer la fluidité de la lecture, je propose de remettre en ligne La disparition de Régina Basel sous forme de huit épisodes tous les trois jours ; voici un équilibre convenable qui permettra d'en prendre une bonne quantité à chaque fois, sans overdose et sans attendre des plombes jusqu'à la seconde salve de récit.

La disparition de Régina Basel

I-Disparue.

 Elle avait bel et bien disparu au sens contemporain du terme. Traduire : elle ne figurait plus sur aucun registre existant du « net », Google, réseau social, adresse mail, discussion sur les forums, blog. La dernière trace qu’elle avait laissée sur son « mur » facebook était on ne peut plus anodine : une photo de chat blanc, type angora, s’étirant langoureusement sur un livre. Son chat ? Ca paraissait peu probable tant elle avait manifesté au cours de son passage sur le réseau peu de goût pour les photos d’animaux et plus réellement, un agacement certain. Sur ce même mur, datant du 12 janvier 2013, soit deux mois avant sa disparition virtuelle, elle avait écrit un « statut » qui signifiait clairement à ses amis « facebookiens » comme elle les appelait, qu’elle ne s’était pas inscrite sur le réseau pour, (je cite) : « (…) découvrir les poses lascives des animaux de compagnie ou m’extasier devant leurs déjections si majestueuses soient-elles, ou bien me renseigner sur telle ou telle marque de croquettes. N’avons-nous pas, frères humains (sic), d’importantes choses à nous dire, nous qui souffrons de mourir un jour, de souffrir sans savoir pourquoi ? ». Oui, elle était parfaitement capable d’étaler ses angoisses, d’exprimer ses doutes existentiels d’une manière presque naïve, et pourrait-on dire, adolescente, mais pas d’exposer des photos de chats et de chiens, selon un sens des priorités qu’elle avait établi depuis longtemps. Alors quitter le monde facebookien avec une photo de chat, pouvait pour le moins paraître surprenant, voire spectaculairement contradictoire. Mais, personne ne s’en émut, ne releva l’ « erreur » parmi les nombreux amis virtuels - six cent vingt quatre- que sa liste comptait. De même, avant son départ, elle se sépara de quelques amis de facebook à qui pourtant elle n’avait rien à reprocher, et qui plus est, avaient le plus d’affinités avec elle. Incompréhensible. Un seul réagit en lui envoyant un petit mot sur sa messagerie : « Vous m’avez rayé de votre liste. C’est dommage mais pas grave. Bonne continuation. ». Avait-elle lu ce message ? Et les autres ? Ils continuaient à nourrir le « fil » de leur actualité et à recevoir des commentaires futiles, affectueux, perplexes, ou rien du tout, ou un petit « like » qui d’un clic indiquait qu’on aimait, ou qu’on appréciait le locuteur…bref, la routine dépassionnée de l’intra-langage du net, routine qui trouverait à remplacer au plus vite ledit ami qui n’est utile qu’en tant que « liker » potentiel, suiveur inconditionnel de leaders charismatiques, likés, surlikés même quand il s’agit de commenter jusqu'à leur plus petite flatulence verbale.

Sur le blog : même topo. Dernier post absolument inhabituel, un lieu commun qu’elle aurait pourfendu comme on rit de toutes ces phrases toutes faites qui circulent partout et qui empestent comme les parfums vendus au supermarché ; elle avait écrit : « Il faut vivre à deux cent pour cent ». Un lecteur habituel aurait évidemment tiqué à ce genre de banalité peu commune sous sa plume. Elle tenait un blog pétri de ses réflexions, de ses citations puisées ça et là chez les grands auteurs, de ses humeurs, de ses commentaires sur l’actualité. C’était une femme d’une quarantaine d’années qui affirmait qu’il fallait à toute force se « déprendre du modèle dangereux du citoyen passif et ignare ». Son blog dessinait la perspective de son ambition en posant un regard acerbe, un verbe acrimonieux sur la « médiocratie » à l’œuvre partout et dans tous les domaines : politique, culture, bêtise ordinaire au travail, sur la route, à la poste…Dans le fond, elle faisait partie de ces citoyens énervés, citoyens qu’on découvre nombreux quand on allume un ordinateur, une radio qui diffuse un « talk-show », citoyens qui se débrident sur des sujets qu’on dit délicats : racisme, violence, peine de mort…

Avait-elle tenu des propos délicats ? Ses  comptes facebook, blog... avaient-ils été piratés ? Que s’était-il passé ? Eh bien, elle avait disparu, un point c’est tout. Peut-être avait-ce été une volonté personnelle, peut-être était-elle partie en vacances pour longtemps, ou était-elle victime d’une maladie grave et -grande dame-, elle n’avait pas voulu s’épancher, ou bien était-elle devenue folle, ou encore, dernière hypothèse, avait-elle vraiment disparu, je veux dire, disparu du monde réel aussi. Comment savoir ? Si quelqu’un avait voulu démontrer que l’existence dans le monde virtuelle n’est pas une vraie existence, il n’aurait pu mieux s’y prendre car personne, oui personne n’a cherché à savoir.

Après tout, Régina Basel n’est jamais qu’un microbe supplémentaire venu s’agglutiner et se désagglutiner à la masse délirante des minuscules organismes de la toile. Un de plus, un de moins : je ne vois pas ce qu’il y a de remarquable. A l’heure des comptes, Régina Basel ne pèsera pas lourd dans la balance. Recluse dans sa vie virtuelle, dans un blog que trois personnes par jour en moyenne venaient visiter comme un ermite retiré dans une grotte au fond d’une montagne, elle fut un exemple, d’aucuns diront « un symptôme » de la parfaite solitude du contemporain. Mais Régina se souciait-elle de la fréquentation de son blog ? Qu’espérait-elle de cette vie parallèle ? Etait-il préoccupant de ne plus la voir ?

Un jour, après deux mois de silence, un statut sur « facebook » provenant du compte de Régina fut envoyé. "Je suis morte. Merci pour les condoléances."

Un « ami » perspicace, un certain « Patrick Latour » qui mentionnait dans son profil aimer les ambiances underground et les idées écologiques -un bobo parfait si l’on en croit certaines classifications sociologiques- plaça un commentaire avisé à cet avis de décès : « Très chère, vous avez oublié de nous décrire comment c’est « après » ou là-bas, ou bien ce que ça fait d'être morte. Puisqu’il semble que vous pouvez nous écrire encore, racontez-nous. Ou bien si c’est pour nous dire que Facebook vous déçoit terriblement et que nous sommes d’horribles indifférents, ma pauvre…La mort virtuelle peut être sacrément salutaire, moi je vous le dis. D’ailleurs, je vous conseille de faire la même chose que moi le week-end prochain (si vous voulez me rejoindre) : je vais à Notre-Dame-Des-Landes avec des vrais gens qui se battent pour une vraie cause."

            Patrick Latour reçut quelques « like » bien intentionnés et d’avantageux commentaires sur ces « enflures de politiciens » qui décident d’un « projet de merde », mais Régina Basel, elle ne répondit pas, ne surenchérit à rien. Deux jours après, il y eut, non pas un « statut » (Dieu que ce langage est étrange, un statut, comme si on changeait de nature, de fonction, de grade), mais une photo de Régina, une photo d’elle de profil, allongée dans un linceul blanc, la tête seule dépassant, les yeux ouverts mais inexpressifs, le corps dans le cercueil. Les traits du visage indistincts, s’estompaient dans le flou de la photo.

            Le chat blanc qui précédait cette photo dans le « fil d’actualités », avait quand même plu à quelques zélés de la cause et, pour sa beauté « angora » s’était vu gratifié de trois « j’aime » et d’une remarque « trop beau ». Personne n’avait souligné qu’il s’agissait pour le coup, d’un profond changement de « statut »…

            Régina, cette fois, allait « trop loin », selon les dires d’une internaute, appelée étrangement « Paule Pote ». « Qu’est-ce qui te prend de nous montrer ça ? Tu vas bien ? » Elle la tutoyait bien qu’elles aient échangé en tout et pour tout, trois répliques. Mais ici comme ailleurs, des êtres peuvent devenir des familiers très rapidement alors que d’autres, et quels que soient nos efforts pour nous rapprocher d’eux, demeurent irréductiblement éloignés. Paule Pote était « sympa » et tenait à le faire sentir ; c’est l’image synthétique qu’elle voulait donner d’elle. Femme agréable, accessible, ouverte, émettant des icônes de cœur à tout-va, elle bénéficiait d’une certaine aura sur le réseau. Si elle émettait une photo de son patelin sous la neige, des commentaires aussitôt affluaient et si elle disait quelque chose comme « Quand je suis dans ma cuisine, je retrouve le bonheur », alors là, vous pouviez être sûr qu’une flopée de facebookiens se ruaient pour déposer leur recette préférée et qu’une expression comme « recette du bonheur » trouverait immanquablement sa place au milieu des dosages de farine et de sucre : cette prévisibilité dans les mots doit faire partie des manières dont les hommes usent pour se rassurer au milieu de l’inconnu. Des sortes de ponctuation convenues du langage comme il sied de dire « amen » à la fin d’une prière, et qu’importe l’effectivité du mot du moment qu’il nous fait communier. Le lieu commun, le lieu de tous les communiants d’une certaine médiocrité indissociable de la modernité, tout comme un bâtiment d’hypermarché finit toujours par surgir à l’horizon d’une ville : il faut bien du discount pour les bourses vides et des mots pour ceux qui n’ont rien à dire…

Mais voilà qui aurait dû ébranler nos contemporains, du moins les faire changer de crèmerie : l’enseigne des mots usés, ils avaient enfin de quoi la renouveler pour une fois, car Régina était bel et bien sur la photo, avec l’air d’une morte, mais d’une morte aux yeux ouverts, une morte qui aurait voulu se voir mourir en somme, qui n’aurait pas voulu perdre une seconde de son passage dans l’autre monde. Paule Pote en était médusée, faussement bien sûr. On ne peut pas dans une vie, en plus de sa propre vie qui est devenue pour chacun d’entre nous une sorte de dossier à multiples tiroirs, s’occuper des morts virtuels ou des morts réels qui apparaissent virtuellement qu’on n’a connus que sous la forme virtuelle. La présence virtuelle n’est jamais qu’une présence par procuration du corps réel, ce qui constitue « un dossier à part ».

            La réponse de Régina fut la suivante : « Je suis morte. Qu’attendez-vous pour les messages de condoléances ? C’est tout ce que je réclame de ce monde : des condoléances. Il me les faut pour fermer les yeux. »

Cette fois, les facebookiens s'inquiétèrent ; du moins, manifestèrent des "signes" d'inquiétude. Patrick Latour, de retour probablement de son week-end engagé, prit l'initiative d'écrire directement à Régina sur sa messagerie, un mot " Tu m'inquiètes vraiment, chérie. Ca ne me fait pas rire ton histoire. Tu m'envoies un signe, sinon j'alerte les flics. Je suis concerné maintenant : lève les doutes."

 Patrick Latour avait donc réagi ; assistance à personne en danger, ce qui selon lui était la moindre des choses. C’était un homme qui  ramenait souvent sa conscience à un « cas de conscience », mais voyait rarement l’occasion d’exercer ce trait à sa propre vie. Divorcé, parce que de son propre aveu il n’avait pas eu « l’intelligence d’être à l’écoute » de sa femme, il vivait à quarante-cinq ans comme un étudiant, avec des relations épisodiques et finalement peu exaltantes : sexualité de pauvre qui, ne sachant plus aimer ne fait que jouir. La catastrophe de sa vie privée ne se réduisait pas à son impossibilité de vivre en couple avec une femme, de ne pas disposer en soi de tous les trésors de patience et d’écoute, d’amour qui pardonne, d’amour qui surmonte -car à quoi à bon aimer si l’on n’est pas capables d’admettre une bonne fois pour toutes la réelle insuffisance de l’humanité, celle d’autrui autant que la sienne, non pas pour s’en satisfaire, mais bien afin de s’élever mutuellement jusqu’à une certaine noblesse de sentiments vers quoi la découverte de l’autre dans le tout-autre-que-soi, nous amène invariablement  ?- donc, non content d’avoir échoué à l’épreuve principale de vivre avec autrui quotidiennement, dans la fréquentation assidue d’une représentante de l’humanité (ce qui peut laisser un sérieux doute quant au fait d’affirmer « aimer son prochain sans réserve » comme le faisait Patrick Latour quand il s’agissait de défendre des causes « humanistes »), il avait sacrifié une enfance, ce qu’il y a de plus sacré dans la vie humaine, une enfance dis-je, à l’impitoyable loi du Divorce. Son petit garçon n’avait pas huit ans quand les parents se furent décidés à « tout arrêter ». Le pauvre enfant ! Il s’était remis à pisser au lit…de peur, d'abandon, de sidération.

Latour, ce fervent partisan du mariage gay (ainsi que ses divers statuts l'affirmaient et proclamaient lyriquement « la victoire de l’amour contre la haine ») ne trouvait pas là de contradiction, d’élément propre à perturber son raisonnement en le rappelant à la simple vérité que lui-même avait pu éprouver : il n’y a pas de mariage sans risque patent et probable de divorce, d’enfant déchiré, d’enfant héritier de la haine de ses parents qu’ils soient hommes ou femmes, ou homme et femme…enfin voilà le résultat d’une faillite à laquelle le mariage gay n’ajoutera statistiquement presque rien et, bien sûr, n’enlèvera rien non plus. Et non, le temps où « l’amour triomphe de la haine » n’est pas encore venu, quoique Patrick Latour fût, à sa manière, un être dont la conscience, s’il existait un instrument de mesure pour en soupeser la densité, n’avait pas à rougir, et là encore, il faudrait ajouter une réserve à l’optimisme de ce qui vient d’être dit : qui rougit aujourd’hui de la faiblesse de la conscience ? Hélas, voilà une réponse assez « sophiste » à la chose : il faudrait bien avoir un peu de conscience pour s’apercevoir qu’il nous en manque. La conscience est réflexive, disait Descartes, et c’est sans doute cette qualité dont nous aurons bientôt à déplorer le défaut dans le monde qui vient. Je voudrais bien que l’histoire de Régina Basel en fût à sa façon l’exemple indiscutable.

            Patrick Latour s’efforçait donc de donner du sens à sa vie à travers des « valeurs humaines ». Nous ne discuterons pas de l’expression ; le pinaillage deviendrait à la longue usant pour tout le monde et aurait le même effet qu’une mine « anti-personnelle » qui ferait sauter la validité de chaque mot. Nous pourrions néanmoins admettre ensemble, que ce défaut de conscience dont nous venons de signaler l’inexorable « progrès », pourrait provenir d’une absence de précautions dans les mots employés. Des valeurs humaines, on le sait, impliquent quantité de suppositions, comme admettre l’idée que l’humanité est intrinsèquement valable, ce qui pour l’instant n’a pas pu être prouvé sérieusement. Ponctuellement, oui ; durablement ? Il faudrait qu’on attende un peu pour ça, pour vérifier dans un espace géographique donné si le massacre en masses, sous une forme ou une autre, répression, population pogromisée…ne fait pas, disons dans les trente ans à venir, un retour fatal. Si en Europe, on a cent ans de paix, alors tous les espoirs sont permis : on pourra peut-être avancer, soulagés de constater que même les plus violentes crises ne nous ébranlent pas jusqu’à la volonté de nous exterminer, qu’enfin nous aurons évité l’espèce de fatalité de la catastrophe qui était inscrite comme un point de mire dans l’horizon occidental, enfer du doute duquel, depuis Auschwitz nous ne sommes pas sortis.

            Patrick Latour pouvait bien se targuer d’être le seul à se soucier de Régina Basel ; il ne se flattait pas de l’être, il ne savait pas qu’il était le seul à lui avoir écrit. Pol Pote, incarnation de la sympathie communautaire facebookienne, imposant ses humeurs insignifiantes mais parfaitement « démocratiques » si l’on en croit le taux de fréquentation de ses statuts, alla même jusqu’à s’énerver contre le « petit jeu d’apitoiement » de Madame Basel. Voilà ce qu’elle avait laissé comme commentaire sur la réclamation des condoléances. Mais « pourquoi tu fais ça ? C’est déplacé. N’importe quoi. » Des 613 amis que comptait Basel désormais (onze avaient fui depuis les messages morbides), aucun, excepté Latour n'avait donc émis une réelle inquiétude.

            Le soir-même, Patrick reçut le message suivant : « La police, si vous la prévenez, ne trouvera personne chez moi. Je suis enterrée. Pourriez-vous, s’il vous plaît m’envoyer un message d’amour pour l’éternité ? Je ne veux pas en demander plus. Merci, Régina. »

C’est alors que Patrick Latour se mit à analyser attentivement la page facebook de Régina Basel : c'est comme s'il pénétrait la zone "noire", impénétrable et pourtant bien à l'oeuvre dans quelques moments de sa vie, de sa conscience... 

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