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12 juin 2013

Episode VII- Disparition virtuelle de Régina Basel : blog-roman.

Suite du feuilleton ; Patrick Latour reçoit un message de notre disparue, Régina Basel (se déclarant morte sur Facebook) ; avant de l'ouvrir, il hésite.

"Patrick sentit ses jambes frémir en découvrant ces initiales. Bien loin de se précipiter sur le message, il se prit à tergiverser. Une crainte quasi religieuse le retenait de découvrir les mots envoyés par cette femme dont il pistait la trace depuis quelques jours comme dans un jeu. De fait, cela avait été comme un jeu puisque la trace était virtuelle et que la femme n'avait d'existence que dans des statuts qu'elle publiait à son gré. Mais là voilà venue jusqu'à lui et c'est comme si tout s'inversait, d'un coup : il semblait maintenant que le message de R.B (il n'y avait pas d'autre personne portant ces initiales dans ses "contacts") allait "le découvrir", le déshabiller sous une lumière crue et qu'ainsi scruté, il prendrait "honte". Il fut surpris d'éprouver une telle appréhension à la place de  la curiosité qui l'avait pourtant aimanté, jusque dans les réclusions intimes des pensées facebookiennes de Régina Basel. Elle prenait une importance imprévue et déroutante, mais plus que sa personne (qu'il ne connaissait pas), Régina le mettait dans une étrange intimité avec des pensées comme "déjà là", mais informulées. La mort, par exemple. La solitude. Le lien impossible avec autrui, l'impossibilité de ne pas communiquer cette impossibilité. La disparition. Le non-sens ou la perte brutale du sens comme on perdrait un être cher : Régina devenait la périphrase de chaque énigme entreposée à l'arrière de la conscience. Il savait qu'en ouvrant le message, quelque chose de cette importance allait apparaître, mais ce "quelque chose", voulait-il seulement le voir ? Il suffisait de placer le message dans la corbeille, de classer l'affaire...Il en fut autrement : il fit comme Eve face au serpent, craintif et d'autant plus désireux de savoir.

"La mort est la solitude éternelle. Mon âme vous rend grâce de penser à moi. Régina Basel."  

Patrick lut et relut. Il n'était pas certain d'avoir compris, d'avoir bien déchiffré les lettres. Il fut pris d'un léger vertige, le vertige de la découverte qui n'en est pas une, de la découverte pressentie mais redoutée car elle rendrait l'existence invivable si on l'admettait plus tôt. Les mots pénétraient son âme jusqu'à un niveau que le menu fretin de la vie avait réussi jusque là à recouvrir ; et tel un oignon qu'on épluche, il venait de perdre quelques couches. Régina possédait, d'une certaine façon, le don de voir en lui.

Il se mit à rire prodigieusement. "Un crétin, voilà ce que je suis. Elle est givrée et je rentre dans le jeu de cette folle ! Tu parles ! Elle a dû se dire "en voilà un qui a l'air gentil et qui s'intéresse un peu à moi...allez hop, je lui mets le grappin dessus ! C'est bon ma vieille, j'ai d'autres trucs à faire que de lire ces âneries sur la mort !" Les mécanismes de défense avaient repris le dessus et dans un élan formidable quoique sur-joué, Patrick écrivit : "Rencontrons-nous ou laissez-moi tranquille". Avec ça, pensait-il, je la mets au pied du mur, face à une décision. Elle veut jouer ? Et bien, on va voir ce qu'on va voir ! Si elle a quelque chose dans le ventre, je vais le savoir bien vite". Et il se remit au travail, jurant de ne pas jeter un oeil sur ses messages.

Le soir, il se rendit sur Facebook après avoir appelé son fils au téléphone. Il dragua une amie de Paule Pote qui avait accepté son invitation facebookienne. Elle avait l'air mignonne, bien élevée, un peu cultivée, physiquement "R.A.S", ainsi qu'il l'avait formulé pour lui-même : s'il fallait la comparer à un paysage, ce serait la Beauce, une campagne sans grand relief mais sans grand danger et bien entretenue. Elle se faisait appeler "Sylvaine la lectrice". Une gentille fille qui bossait pour la communication d'une entreprise de cosmétiques mais qui dans ses loisirs, aimait lire. Le genre de lecture qui ne semblait pas à Patrick de premier ordre, lui qui s'était mis à lire sur le tard, mais avec exigence. Quand le dernier Dan Brown était sorti, ladite Sylvaine (apparemment divorcée elle aussi) avait écrit un billet enthousiaste. Pourquoi allait-il rencontrer une fille pour laquelle il n'éprouvait pas de réelle attirance ? Pourquoi ? Il ne le savait pas lui-même. Aimait-il le sexe à ce point ? Non, non, ce n'était pas ça. Il avait juste besoin de se prouver, à intervalles réguliers, qu'il était un homme, qu'il bandait et qu'il parvenait à provoquer un minime émoi chez une femme. Il faut bien faire démarrer le moteur d'une voiture périodiquement si elle est amenée à rester longtemps au garage, foi de garagiste. Et, était-il un homme de cette façon ? Non, non, bien sûr. Il n'était pas davantage un homme une fois qu'il avait baisé sans conviction. Il ne comprenait pas très bien pourquoi il agissait ainsi, mais il le faisait. Il ne comprenait pas très bien non plus pourquoi il s'adressait à des femmes dont il ne tombait jamais amoureux. La femme dangereuse, la femme qui aurait pu le bouleverser, le perdre ou lui redonner sa puissance d'homme, il ne la voyait pas, l'évitait peut-être, l'effrayait sans doute.

Le dialogue avec Sylvaine porta ses fruits : il oublia Régina. La conversation lui parut cependant être une énième redite de ce qu'il avait déjà connu avec d'autres. "Et ce que j'aime et ce que t'aimes. Les livres représentent pour moi ci et pour toi ça, tu devrais lire ça, jolie citation, belle philosophie de la vie" et banalité sur banalité. Politiquement corrects tous les deux, à gauche toute, et gnan gnan et gnan gnan gnan.

Pire que le devoir conjugal au pire moment de la conjugalité, moment où il s'était si mal entendu avec son ex-femme, où le sexe sentait le remugle triste des corps tristes qui se préparent à la séparation : voilà comment résumer la soirée avec Sylvaine. Et la journée qui s'ensuivit fut comme tous les spleens de Baudelaire réunis dans un seul. Il n'osait ouvrir ses messages, mais il aurait voulu écrire à Régina : la mort est peut-être une solitude éternelle ; et que dire de ma vie ?

Demain, il verrait son fils : une fois tous les quinze jours deux jours d'affilée, c'est la règle. Moitié de père. Même pas : un tiers ? Allez pour un tiers. Rationnalisons : un tiers de père, un dixième de baiseur, une moitié de putain d'infographiste, un peu de gueulerie de gauche pour terminer. Me voilà bien. Et pour la première fois, cette idée lui fit mal. Il sortit de chez lui, de sa baraque plantée dans le désert pluvieux et moribond de Seine et Marne, il traversa le champ de maïs en face de sa fenêtre et se mit à courir comme un dératé. Brusquement, le désir de parler à Régina l'interrompit au milieu de sa course. Il reprit le chemin de la maison et dans un accès de fièvre se mit à son ordinateur...  

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