La beauté de la forêt est indiscutable. A quoi tient-elle ? J'y réfléchis sérieusement, je veux répondre. Spontanément, elle me paraît belle, sans que je me dise "elle rentre dans une composition équilibrée de lignes verticales formant avec la croûte terrestre, un angle..." ou alors, "la forêt, dans son insondable épaisseur me rappelait tout ce que l'Etre déposait de sens pour faire advenir le langage, dont le seul équivalent en plénitude serait le Silence". Oui, je connais : tentation plastique, baragouin métaphysique. Grande vogue, le baragouin métaphysique. Un grand supplétif de la parole révélée oubliée ; si Dieu s'en va, on pourra s'enivrer encore un tout petit peu (mais plus pour très longtemps), comme le drogué avec les produits de substitution, de mots comme "Présence", "Parole" "Etre (qu'il faut prononcer avec une certaine emphase en étirant le ê : double croche). Et j'oubliais, l'erreur absolue, le lyrisme : "Feuillages étoilés, bras de lune : mystères des âmes éplorées aux pieds de l'arbre. Forêt !"

Qu'on me pardonne ces instantanés de verbiage : je peux bien aller chercher ma bouffe dans une poubelle qu'on ne m'empêchera pas, à ma façon, de dire la mienne également. Alors, revenons à la forêt : dans ma situation de femme déclassée socialement, premier point, la forêt, c'est, si on regarde bien, un ordre sans hiérarchie. Une place pour chaque arbre, et jamais, on ne se dit : "tiens, celui-là ne devrait pas être là ou alors il serait bien mieux ici." Et puis, un arbre biscornu qui casse l'homogénéité de l'ensemble, attire le regard, le charme ; en bas, je veux dire en bas de la colline où les colonies humaines s'étalent, c'est le contraire. Il faut tout normer, calibrer, circonscrire. C.V, coupe de cheveux, docilité du regard, poids standard, raison modérée en climat tempéré. Deuxième point.

Vous vous apercevez que j'ai un tic de langage (premier point, deuxième point)...Ce n'est pas un tic : je marche. Une deux, une deux.

Au milieu des arbres, je ne m'éloigne pas du "réel" : au contraire, je règle mes factures du monde d'en bas, je règle mes comptes au sens propre comme au sens figuré (premier pointdeuxième point). Et je garde un peu pour moi, comme un trésor, la délectation sensuelle des odeurs de pin, de thym, de terre, les scintillements dans les feuillages...chut ! Non, il y a bien quelque chose que je peux partager avec quelques humains, quelques âmes parmi nous d'une sensibilité, disons, particulière, disons, biscornue comme l'arbre qui au milieu des fiers et des droits, se tord -peut-être de douleur à son tronc défendant-pour nous montrer une version inattendue de la vie dans la forme qu'elle emprunte. La vie-même.

Voici donc le récit exact, autant qu'il se peut, d'une rencontre absolument dérangeante dont mon humble personne peut témoigner ; je vous assure qu'il se trame d'étranges choses pour notre humanité, dans cette forêt. Je vous l'ai dit, il ne s'agit pas de vous entourlouper avec un récit ampoulé à prétentions mytho-poétiques, symboliques, paraboliques ou religieuses et métaphysiques : l'intrigue, telle quelle, avec son déjà-là, je vous assure, ne laissera pas de vous surprendre. Mais il ne faut pas se disperser : je connais ces sentiers, et un pas de côté...ne dites pas que vous n'aurez pas été prévenus. Bien...je vois que vous avez pris tout le nécessaire. Curiosité : parfait état, rien à dire. Courage ? Nous verrons à l'oeuvre ; le courage est un matériau peu fiable et friable, selon les circonstances. On ne peut pas prévoir. Confiance : je veillerais à ce qu'elle revienne en bon état, si elle revient un jour... Inutile d'attendre davantage, alors ; là où je vous emmène, il faut une bonne dose de marche.

Pour rythmer nos pas, j'ai prévu de vous raconter une histoire, et avec un peu de chance, quand on arrivera à l'endroit en question, l'histoire rejoindra notre découverte ; ce sera une manière de vous y préparer. Il faut vous préparer à rencontrer notre espèce, comme vous ne vous y attendez pas. 

Une histoire...oui, une histoire, mais n'omettez pas de regarder ces chênes blancs ; l'hiver ne les a pas dégarnis, eux. Ce n'est pas mon cas : l'hiver est la saison du déplaisir, pour moi qui n'ai pas grand chose et qui crains de n'avoir plus rien du tout, pas même un toit au-dessus de ma tête. Avec certains aspects de la vie, j'ai eu bien du mal. Je veux bien en dire un peu, mais pas trop parce qu'après, vous ne regarderez plus ce qui change autour de nous quand nous nous enfonçons dans la forêt. 

Mes origines n'apporteront rien à la compréhension des choses ; mes origines ne sont "rien". De la roture, je ne suis que de la roture. Je suis allée à l'école, comme tout le monde ; j'ai aimé certaines choses que j'y apprenais : la vie des tétards, les origines du monothéisme, la poésie de Charles Baudelaire. C'était mieux que l'ennui des non-lieux où vivent des drôles de familles de notre République. A dix sept-ans, j'ai aimé pour la première fois : un homme, un professeur, une voix qui déclamait dans la classe le spleen, les voyages, la mélancolie, la beauté...que voulez-vous, Charles Baudelaire (si j'ai fini mon récit avant qu'on arrive, je vous réciterai un poème) ; l'homme a fui avec moi, loin des surfaces de béton gris, loin des institutions qui prohibaient notre passion; il a pris ce qui lui restait d'argent et moi, j'ai attendu le jour de mes dix-huit ans pour faire mes adieux à mes parents qui n'avaient pas eu leur mot à dire. 

 Regardez bien les feuilles argentées qui s'agitent légèrement ; le vent s'est levé ; il peut devenir puissant dans cette région de Provence. On dit que le Mistral rend nerveux, mauvais, fou. Soyons vigilants. Ne trébuchez pas non plus sur les pierres. Bon, écoutez et avancez, en deux temps s'il vous plaît. Pourquoi en deux temps ? Mais écoutez vos pulsations cardiaques au lieu de poser de telles questions !  

Je l'ai suivi par amour, par folie, par désespoir, par désoeuvrement, par amour du sexe. Du Nord au Sud. Nous avons eu un fils : il est grand et ne vit plus avec moi. Mais mon professeur ne voulait pas de notre enfant, et il est parti ; ce fut le chagrin qui me sortit de la rêverie. Tant qu'on évolue dans la rêverie, on demeure innocent. Après, il faut payer plein pot à la survie de l'espèce ; et pour, ça, on peut maintenir que voler, (dérober, entendons-nous) c'est encore de l'innocence versée au tribut de l'espèce. C'est ainsi que je vois la chose, quand concrètement il m'a fallu trouver illico comment remplir le gosier du môme. Le raisonnement est un peu rapide, mais l'urgence l'était tout autant. J'ai fait ce que j'ai pu : vingt ans de ma vie pour donner à cet enfant l'allure d'un homme, vingt ans à courir les vendanges, les supermarchés, les vergers, les marchés : enfin, tout ce que la société laisse aux gens de peu pour vivre encore. Mais pour ne jamais désespérer mon fils, je lui ai toujours dit qu'il y avait deux choses : survivre, activité à laquelle nous devons tous quelques heures de notre temps, et vivre avec les joies qui s'adressent à l'esprit. Et je lui récitais les poèmes de Baudelaire : du père au fils, le poète était le maillon. 

Pourquoi nous racontez-vous votre vie ? Pourquoi ? On ne peut pas tout faire : marcher, faire attention, vous écouter. La complainte d'une pov' bonne femme abandonnée, on n'entend que ça, on ne voit que ça ! Faites nous rêver que Diable !

Ah, alors c'est pour ça que vous me suivez ! C'est pour le frisson exotique ! Mais allez vous faire foutre ! Je maintiens que mon histoire a à voir avec la nouvelle espèce d'homme qui a pris racine dans cette forêt ! Un peu d'humilité s'il vous plaît et regardez, écoutez, même si d'un seul coup cette nature admirable vous paraît effrayante, visqueuse, rude, dangereuse, regardez ! Sinon, partez, rejoignez le canapé moulé à vos fesses tellement vos fesses se sont avachies dessus comme les pommes pourries qui s'écrasent au sol ! En bas, il y a ce que l'on sait déjà : divertissement, spectacle, écrans petits et géants, touches digitales, digital natives, I-phone, smartphone, sale faune, crise, recrise, crise qui n'en finit pas d'être crise, crise qui est devenue l'état normal de la société, normalité qu'on ne veut pas appeler normale tellement elle ne nous semble pas possible cette normalité-là, absolument pas croyable. Nous partons de bas, mais nous grimpons, nous grimpons, n'en doutez pas ! Je pensais pourtant que vous aviez réglé la Confiance avant de partir...Bien. Il vous faut un peu de silence, je respecte. Reprenez votre souffle. Je reprendrai quand nous atteindrons l'embranchement dit des "bras tordus".

"Installez-vous là, pas à côté, , précisément : la terre y est ferme, le sol vous soutiendra. Regardez autour : la terre commence à se teinter du rouge des ocres. Terre meuble. Avec le mistral qui s'annonce par les traînées roses du ciel, terre et ciel semblent se confondre : c'est vers ces hauteurs que nous reprendrons notre route quand vous aurez essuyé les premières sueurs qui embuent vos yeux. Les premières sueurs sont celles dont on se déleste le plus difficilement. Après, les pores sont dilatés : c'est l'état propice pour recevoir ce que la vie a encore à nous donner.

-Vous êtes folle ou mystique. Quels sont ces mystères ? Allons-nous encore marcher longtemps ?

-Oh non, ni folle, ni mystique. Les fous et les mystiques n'exercent sur moi aucun empire, au contraire, je les éloigne de moi comme les émanations débiles de notre époque : les vains subterfuges par lesquels la raison dominante a encore pu se frayer un chemin en se moulant aux esprits faibles. Les fous et les mystiques ne dérangent personne. Chaque époque sécrète son subterfuge : pour certains, le mensonge est un aspect du vrai. Repli sur la méditation zen, les mystiques, les New Age. Spiritualité de pacotille, où l'homme en faisant un tour sur lui-même s'imagine qu'il fait le tour de l'univers ! Système productiviste où le "tout" mord la queue au "néant" : l'homme fait circuler un flux libéral d'énergie, dont la source et le bénéficiaire sont...son nombril ! Je vous le dis tout net :  moi ce que je cherche, c'est manger, me nourrir, du pragmatique : et dans cette voie, de loin la plus compliquée -quand il faut l'emprunter chaque jour-, j'en découvre bien plus sur l'humanité que vos contemplations petites-bourgeoises des arbres ! Qu'est-ce que vous vous imaginez de l'arbre ? Qu'il nous est supérieur parce qu'il est enraciné ? Présomptueux ! Et si tout ce qui était là, et que vous jugez beau, harmonieux, n'était l'effet que d'un désordre plus monstrueux que tout ce que nous savons faire ! On se massacre ici, pour vivre ! Regarde cet arbre, lecteur étourdi et déjà fasciné par les éléments, l'attention détournée de l'essentiel : cet arbre, il est attaqué par une pousse opportuniste et des champignons viennent pourrir son tronc. Des chenilles en procession décimeront au printemps prochain des centaines d'arbres comme celui-là. Impuissant, le bel arbre, sauf si un homme, un seul vient l'aimer, le soigner avec le génie de son âme intelligente ; je suis pauvre et délaissée et pourtant, je sais qu'il existe encore des âmes intelligentes...Voyez, c'est vous qui délirez. Moi, je marche ! Et je ne connais qu'une seule chose : les faits de ma propre vie. Les faits sont les faits: comprenez, le récit, il n'y a que ça de vrai.

- Bien, vous voulez nous rendre honteux ; mais il va falloir maintenant être à la hauteur et nous montrer quelque chose qui vaille la peine ! Critiquer, critiquer, ça ne suffira pas ! Dites-nous alors ce qui vous a amenée par ici ; car de vrai, nous voulons bien vous suivre !

-Me suivre ou glapir devant un nouveau maître ? Suer un peu devant le spectacle monotone des chênes alignés qui n'offrent de vision que l'enfilade identique de leur tronc enfoncé dans la terre ? C'est bien cela qu'il faudra subir. Il y a des choses ici qui ne sont pas plus distrayantes que ce qu'on trouve en bas, dans les lotissements ! C'est pour ça que je vous demande de vous accrocher à mes mots, à mon histoire. Il faut humaniser cette forêt.

Les lecteurs se relèvent, ils ont bu, certains aimeraient bien repartir au point d'origine et le feront. La critique du monde d'en bas, ça va un peu pour eux. Il y a une bonne bière qui les attend, une jolie séance de masturbation devant un écran, et enfin de la bouffe d'accès presque libre ! Ils pourront, dans ce confort, retrouver ce qui donne un petit supplément d'âme à leur vie : barbecue arrosé entre amis, un footing dans les bois, une performante prestation sexuelle et le livre de l'été pour rasséréner l'esprit épuisé...

- Pour ceux qui restent, voici :

Après que mon fils devenu grand, beau et apte à affronter le monde fut parti, je restai seule dans un appartement minuscule d'une maison de village qui faisait l'angle d'un carrefour. Vous êtes-vous demandé qui vivait aux angles des carrefours ? Minima social, débrouille, soupe populaire. Nous sommes nombreux à confondre le vrombissement de nos oreilles assourdies et le roulement incessant des voitures sur le pavé. Nous endurons. Mon fils parti, j'ai pensé : tu es seule, mais libre. Ma vie n'a été jusque là qu'une course d'endurance pour nous éviter, mon garçon et moi, le naufrage. Travail à la chaîne. Etiquetage, emballage, bruits de machine. Vingt ans comme ça. J'ai quarante et un ans et j'ai dit : je veux la liberté. Pauvre : je le suis déjà, seule, on ne peut l'être plus, fatiguée, indubitablement si on me regarde bien. Visage beau autrefois, tiré par toutes les obligations de la vie : une ride pour les factures, une ride pour les soirées de solitude, une ride pour l'enfant qui n'a pas bien réussi à l'école. J'ai décidé alors que ce serait "le tout pour le tout" : boulot lâché, mendicité assumée, bibliothèque le jour, tente la nuit.

On m'expulse : « Non, pas ici la tente, Madame, s'il vous plaît ». Je tourne la tête : dans la ville, plus rien n'est possible. Places réservées partout. La forêt : c'est ce qu'il reste. Voulez-vous toujours me suivre ?

- Merci de rester encore, mes amis. Puis-je vous appeler ainsi ? Compagnons, d'accord, c'est préférable et exact : nous avons bien partagé un bout de pain ensemble, un bout de route aussi. Nous marchons depuis longtemps et sommes fourbus, je sais...tout ce temps à marcher sans savoir où nous allons, ce qui nous attend, à part que le vent s'apprête à nous cingler le visage. Et les yeux jaunes des sangliers aperçus furtivement dans les jas épais des ronciers...ils ne nous attaqueront pas...enfin, j'en suis presque sûre...on ne sait jamais...oui, oui, c'est vrai...on croirait que la forêt va se soulever contre nous, nous enrouler dans ses barbelés de bois tordus, nous moudre dans ses yeux jaunes. Des enfants, nous sommes des enfants dans les forêts primitives de nos peurs. Les pierres du sentier où passent les transhumances, deviennent un troupeau de caillasse qui érafle nos chairs molles et roule sous nos pas. De tous les éléments, je crois, la pierre est celle qui nous humilie le plus. Pluri-millénaire, dure, impavide quand nous sommes tout le contraire. Nous trébuchons souvent...et pourtant, nous sommes près, vraiment près du but ; en fait, c'est juste derrière le sommet...l'endroit n'est pas visible depuis les chemins balisés. C'est normal : on ne vient pas vivre ici pour y être vu.

...Cet endroit, juste derrière la barrière rocheuse qui l'arrête, je l'ai trouvé, comme j'ai commencé à vous le dire, en me réfugiant dans la forêt. N'allez pas imaginer que j'avais un penchant romantique pour les lieux sauvages et désertés de présence humaine. Non, il fallait juste un lieu où dormir la nuit, sans être chassée. J'aurais nettement préféré rester parmi les hommes ; je les cherche depuis si longtemps. Il y a bien eu des rencontres, des amitiés, et même de l'amour...en vingt ans, vous savez...Mais, il me manquait...comment dire...l'absolu...comme au moment où j'ai suivi ce professeur par amour...oui, il y avait là de l'absolu, même si je crois, en regardant avec une certaine précision les choses, que j'ai suivi l'homme qui me récitait "Les bijoux" de Charles Baudelaire pendant qu'il me faisait l'amour...  « La candeur unie à la lubricité », j'étais alors son esclave nue... « les yeux fixés sur moi comme un tigre dompté », j'incendiais son désir qui me revenait comme une vague, « mon amour profond et doux comme la mer... »

Je n'avais aucun désir d'habiter en bordure du périphérique comme le font tant de gens aux abords des villes ; dans le fond, je n'ai pas tout quitté de ma vie d'ouvrière à l'usine pour ne goûter qu'à de nouveaux malheurs. La liberté : comment lutter quand elle crie du fond d'une machine qui manque de nous broyer la main ? Je voulais retrouver ma propriété privée, pas celle qu'on paie en mensualités, non... Celle que mes consolateurs ont définie pour nous : nos philosophes dans de merveilleux articles qui firent grand bruit autrefois. Liberté : bien inaliénable. Liberté absolue ? J'ai beau n'être qu'une femme pauvre, je connais les limites de chaque chose. Ce que je veux : tirer l'élastique de la liberté jusqu'au point où les tendons craquent, les tendons qui dans la marche, supportent les muscles. Avec un désir unique : fermer la porte de ma location indigne, jeter les clés au hasard, poser mon sac sur le dos avec tout le nécessaire et marcher, marcher. Je veux trouver quelque chose en ce monde qui mérite d'être connu. 

Ma tente a trouvé où se planter en forêt puisque là, devant un très joli parc, ce n'est pas possible. Il ne faut pas que je m'éloigne trop de la ville : demain, je me suis renseignée, les vendanges commencent et je ne rate jamais les vendanges. Quelques sous, nourrie et logée, des chants dans les vignes. C'est dur, mais c'est mieux que l'usine. Et je ne veux pas mendier tous les jours.