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28 février 2016

Synchroniques - suite de l'hommage à S.Bellow, Herzog

Pour la première partie de cet hommage rendu à Saul Bellow, voir le billet de blog précédent.

Synchroniques.

Saul Bellow, Herzog (IIème partie)

Oh, pourquoi ce livre après tout ? Pourquoi ne pas l'oublier ou faire semblant de l'avoir lu, comme la plupart des cumulards intellectualo-médiatiques qui n'arrivent plus à déterminer clairement, entre toutes les oeuvres écrites, l'apport de l'une, majeure pour la sensibilité ou l'intelligence, de l'autre, légère et de moindre envergure ? Pourquoi aura-t-on préféré Philip Roth à Saul Bellow de qui l'auteur de Portnoy s'est pourtant inspiré ? Oserais-je affirmer que l'un a su épouser une époque en pleine libération des moeurs, fort occupée à liquider le patrimoine de culpabilité juive qui entraverait, paraît-il, le jouir de l'homme juif (et celui des autres, aussi, mais être Juif en rajoute un peu dans la dramaturgie personnelle d'un sentiment de culpabilité universelle), son "jouir" bridé par la morale millénaire qui pèse sur ses épaules devenant symboliquement l'impossibilité à atteindre l'Amérique désirée, fantasmée, et pourtant espérée, quête matérialisée par l'insatiable appétit d'un héros masculin à pénétrer le con de la "shikse" (yiddish : la non-juive) -topos central à l'oeuvre de Roth-, tandis que l'autre au contraire, Herzog, l'aîné de Portnoy, passe son temps à résister à l'époque en sentimental réactionnaire contre le monde qui est, celui qui vient et qui précisément semble s'être trop légèrement délesté de l'ancienne morale pétrie de la sagesse des vieux érudits juifs venus d'Europe, de ces humbles hommes tous habités par Dieu, ou au moins vivant parmi les symboles de la transcendance, les paroles des prophètes, la Torah, l'espoir, le yiddish ?

Conquête du présent, de l'ici, comme différence essentielle et observable entre les personnages inventés par nos deux auteurs respectifs, ce qui explique sans doute que le public contemporain, habité lui aussi par ses impératifs de jouissance, a préféré Roth à Bellow, le narcissisme de Portnoy étant à certains égards plus universel quantitativement que la réflexion réactionnaire de Herzog d'un universel qualitatif. Observons pour nous en convaincre, une répartie emblématique de Portnoy à son psychiatre posant l'enjeu de sa conquête à travers le prisme de sa névrose : " Ce que je dis, Docteur, c'est que je n'ai pas tant l'impression d'enfoncer ma queue dans ces filles que dans leur passé -comme si en baisant je devais découvrir l'Amérique. Plutôt conquérir l'Amérique." (P.214, Portnoy's Complaint, London, Jonathan Cape, 1967), comme si la conquête de l'Amérique n'était pas achevée, jamais achevée, comme si la conquête se posait comme un enjeu à chaque nouvelle génération d'Américains, et que pour l'intellectuel juif, cette conquête passait moins par le lasso, la terre, le sud, l'essence même de la démocratie américaine, jeffersonienne et agraire (pour reprendre la réflexion de L.Bittoun sur les intellectuels du Village) mais par une contre-culture urbaine (dans les années cinquante et soixante, surtout) assortie d'un discours sur la libération sexuelle : le petit Portnoy qui mangeait des harengs servis par une mère au visage d'un autre monde encore doucement habité par son rôle traditionnel, un père (quel que soit le roman de P.Roth), rude travailleur, deviendra en moins de temps qu'il ne faut pour le dire, ce jeune homme qui avale des livres, empile des diplômes, subjugue des américaines de bonne famille en conservant un peu de cette virilité des quartiers pauvres de son enfance à Newark, et y ajoutant l'arrogance de la culture. Mais Portnoy a beau courir après l'Amérique, et les Américaines, -et Dieu qu'il faut courir vite dans ce New York qui ne dort jamais-, il ne les atteint pas, ou alors s'y épuise, s'y consume, échoue chez les psychiatres, remue sa culpabilité, accuse de graves dépressions. Les personnages de Roth se découvrent dépassés mais ne voient pas, dans leur fatigue, de raison factice si ce n'est celle dont ils s'accusent : l'heure est à la psychanalyse et l'on croit que les malheurs s'expliquent par les névroses sans vraiment saisir que cette Amérique n'est déjà plus cette terre encore un peu neuve dans laquelle on avait pu planter un pieu pour délimiter sa terre en récitant un passage biblique ; ces personnages d'évidence influencés par Herzog (il n'y a qu'à lire l'excellent Parlons travail de Roth où l'auteur s'adonne à un exercice pénétrant de lecture, avec l'oeuvre de Bellow en première ligne) ne saisissent pas ce que Herzog écrit à longueur de roman, ce mouvement plus global et plus terrible qui les aurait perdus, eux les Américains, le sens de leur conquête, dans l'oubli des valeurs, de la spiritualité, de la morale des humbles de son Chicago natal, oubli dans le dédale monstrueux des grandes villes, dans les offres faciles de la vitrine du monde qui obligent les individus à se placer dans une concurrence aussi terrible que les produits de supermarché pour exister, être remarqués ; le portrait de Ramona, la maîtresse de Herzog, (et, on peut le dire, une présence réconfortante pour le personnage complètement laminé par "cette garce de Madeleine", son ex-femme lui vouant une haine maladive jusqu'à lui infliger un divorce pénible et une réputation humiliante d'homme sexuellement diminué), ce portrait de femme donc, (qui deviendra un personnage important, en s'ancrant progressivement dans l'existence de Herzog passant de statut transitoire de consolatrice à femme aimée dans un renouveau enfin accepté), est très révélateur de ce qu'est la libération sexuelle pour une femme, c'est à dire, une aventure plus pénible qu'exaltante où il convient d'adopter ce qu'elle imagine de l'attente sophistiquée des hommes des villes, ainsi qu'Herzog le montre très bien depuis sa fine lucidité : "Puis il se rendit compte que Ramona s'était érigée en une sorte de professionnelle (ou de prêtresse) de l'amour. Je ne savais pas que je pouvais me montrer à la hauteur avec une authentique artiste du pageot. Mais est-ce là le but secret de mon vague pèlerinage ? Me verrais-je après de longs tâtonnements sous les traits d'un fils méconnu de Sodome et de Dionysos...d'un personnage orphique ? Un dionysien petit-bourgeois ? (...) Tu crois que ce que tout cet esprit veut, c'est le plaisir sexuel, et que dès l'instant que nous le lui donnons, pourquoi tout ne serait-il pas parfait ? (...) Réflexion faite, Herzog se dit que mieux vaudrait ne pas accepter l'offre de Ramona. Elle avait trente-sept ou trente-huit ans calcula-t-il cyniquement, et cela signifiait qu'elle était en quête d'un mari. Ce qui en soi n'avait rien de pervers, ni même de drôle. Chez les êtres en apparence les plus sophistiqués, prévalaient en définitive les situations humaines simples et générales. Ramona n'avait pas appris ces tours érotiques dans un manuel, mais dans l'aventure, dans la confusion et parfois sans doute, le coeur serré, dans des étreintes brutales et souvent étrangères. Elle devait donc maintenant aspirer à la stabilité. Elle voulait donner son coeur une fois pour toutes, s'entendre avec un brave homme, devenir la femme de Herzog et cesser d'être une fille facile." (p.32, 33). Jouir cache bien des misères chez Bellow : "La mesquinerie de ces combats sexuels..." (p.25) 

Les relations entre les hommes et les femmes, dans Herzog, jamais dépossédées de leur poésie, même dans leur âpreté (la scène où Madeleine annonce qu'elle quitte Herzog est un délectable morceau de cruauté), sont malgré tout minées par le retour à l'état sauvage (paradoxal) que la modernité dresse comme une loi d'airain entre les uns et les autres : les hommes cherchent à fuir et les femmes à les retenir puisque le mariage ne protège plus les femmes de l'esseulement : la modernité est le retour à l'état primitif du chasseur dans l'anonymat des grandes villes. Herzog, sans être un érotomane obsédé, ne dédaignera pas les caresses de Sono tapie dans l'attente de sa venue, ne négligera pas de répondre aux parfums, aux appels de la chair que lui tend Ramona... Et même s'il évalue avec lucidité cette guerre par avocats interposés que se livrent désormais les deux sexes, il ne renonce pas à l'idée de la douceur d'une compagnie tendre, aimante compréhensive que saura lui apporter Ramona au terme d'une crise existentielle terrible qui l'incitait d'abord à la fuir dans des voyages en train où son esprit, encore troublé, vogue confusément d'un souvenir à une idée, d'une sensation présente à une douleur passée. La conquête sexuelle et plus largement amoureuse chez Herzog n'est jamais qu'un sous-ensemble du thème de la reconquête plus vaste d'un "moi" qui doit d'abord se déprendre de tout un tas d'idées qui ont été mal évaluées, mal nommées : puisqu'il s'agit à terme de conférer une signification à ce qui n'en avait plus, à ce qui avait été perdu dans l'adhésion rapide à ce qui lui apparaît désormais, dans l'acmé de sa crise présente, comme définitivement faux, mensonger, autant chez les êtres qu'il a fréquentés que dans les idées qu'il a édifiées. Ainsi réécrit-il toute l'histoire avec "l'esprit de l'escalier" qui le caractérise ; et réécrire, tout ré-interpréter, revenir à l'Histoire et à l'histoire, cracher ses quatre vérités au monde sur des bouts de papier ou dans des lettres envoyées au vivants comme aux morts, c'est ne plus se laisser berner par le présent, la "première idée moderne venue", tout le contraire des personnages de P.Roth tournés vers l'axe du présent par le désir, leur seul désir.    

 Voilà pourquoi Roth, en semblant plus "moderne" me semble, à moi, moins audacieux et curieusement plus conservateur que Bellow qui ose, lui, mettre toute la pensée, la culture -la sienne reçue d'enfance comme celle qu'il a acquise dans son rôle d'universitaire- à l'épreuve du réel, du maintenant et inversement, le maintenant à l'épreuve de la pensée ; la narration adoptée dans Herzog n'est décidément pas conçue pour les paresseux, alternant entre pensées théoriques -en italiques- et épisodes narrés avec des ruptures, des analepses ; et, bien sûr, si le succès de certains auteurs devait révéler quelque chose de notre époque, je dirais que la narration de Roth, plus fluide, (habile de ce côté-là), moins difficile dans la pensée (puisque la crise des personnages de Roth est celle d'un présent qu'il faut attraper), résume bien ce que Herzog, le mélancolique, voit arriver dans la "nouvelle sensibilité", un désir de facilité, un renoncement à toute grandeur dans la pensée ; en témoigne cette lettre (il en écrit à tout le monde) à un vieil ami (Shapiro) qui s'est laissé autant blouser par son ex-femme que par des idées "au goût du jour", à la mode :

"D'ailleurs Shapiro, je n'étais pas d'humeur à parler de Joachim Da Floris ni du destin caché de l'homme. Rien ne semblait particulièrement caché : tout était d'une pénible clarté. Vous savez, vous avez dit il y a longtemps, vous étiez déjà pompeux quand vous étiez un jeune étudiant, qu'un jour nous "rapprocherions nos points de vue", entendans par là qu'il y avait déjà entre nous des différences importantes. Je crois que cela a dû commencer lors de ce séminaire sur Proudhon et au cours des longues discussions que nous avions avec le vieux Larsen sur la décadence des fondements religieux de la civilisation. Est-ce que toutes les traditions sont usées, les croyances épuisées, la conscience des masses pas encore prête pour l'étape suivante ? Est-ce la grande crise de la dissolution ? Le triste moment est-il venu où le sens moral meurt, la conscience se désintègre et où le respect de la liberté, de la loi, des convenances, et tout le reste s'effondrent dans la lâcheté, la décadence et le sang ? On ne peut pas négliger les visions de ténèbres et de mal du vieux Proudhon. Mais il ne faut pas oublier avec quelle rapidité les visions de génie deviennent des mets en conserve pour intellectuels. La choucroûte en boîte du "socialisme prussien" de Spengler, les lieux communs de la Terre brûlée de T.S.Eliot, les stimulants mentaux de pacotille de l'Aliénation, tous ces connards qui pérorent et jacassent pour réclamer l'Authenticité et condamner la Solitude. Je ne peux pas accepter cette ridicule tristesse. Nous parlons de toute la vie de l'espèce humaine. C'est un sujet trop grand, trop vaste pour tant de faiblesses et de lâchetés, trop grand, trop profond, Shapiro. Cela me tourmente jusqu'à la folie que vous vous soyez ainsi égaré. Une critique purement esthétique de l'histoire moderne ! Après toutes les guerres et les tueries en masse ! Vous êtes trop intelligent pour ça. Vous avez hérité un sang riche. Votre père vendait des pommes.

Je ne prétends pas de mon côté que ma position soit facile. A notre époque, nous sommes des survivants, alors les théories du progrès nous conviennent mal car nous en connaissons intimement le prix. Comprendre qu'on est un survivant, c'est un choc. Quand on en prend conscience, on a envie d'éclater en sanglots. Lorsque les morts passent leur chemin, on a envie de faire appel à eux, mais ils partent dans un nuage noir de visages et d'âmes. Ils montent en fumée des cheminées d'extermination pour vous laisser dans la claire lumière de la réussite historique : la réussite technique de l'Occident. (...)"(p.109)

Reviens donc, a-t-on envie de dire à Shapiro, reviens à l'image de ton père qui vendait des pommes ; remonte le courant jusqu'à la source avant de donner à tes ennemis, tes futurs ennemis, ceux que tu ne connais pas encore, des arguments pour trouver qu'un petit Juif dont le père vendait des pommes avait bien de l'arrogance pour faire une critique purement esthétique de l'histoire. Que je te comprends Herzog ! Et plus que jamais comme toi, si mélancolique quand tu songes à ton Chicago natal, à ta mère, son accent, sa douceur, comme toi donc à remonter le courant comme le saumon vers de nobles origines qui ont résisté aux ballottements de l'Histoire pour que je puisse encore écrire, transmettre la résistance essentielle qui passe dans le livre, dans ce livre, que pour guérir de cette crise que je passe, que j'endure, je ne trouve rien de si réconfortant que de me relier à ce que j'ai aimé, à ces auteurs qu'il me faut honorer non pas comme une universitaire toujours à me faire valoir sur le dos de ceux qui ont crée (-j'avais commencé la première partie de cet hommage par le récit de mon départ de l'université, il est logique que je l'achève là-) faisant ainsi que "les visions de génie deviennent des mets en conserve pour intellectuels.", mais comme une femme de quarante-quatre ans dont l'acte d'écrire ne serait ni plus ni moins que le prolongement d'une histoire qui commence, aussi loin que je puisse la connaître, il y a longtemps, en Algérie, dans la région d'Oran, à Tlemcen plus précisément, avec ma grand-mère allant pieds nus à l'école. 

 

 

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