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20 février 2016

Synchroniques II- un hommage à Herzog, roman de Saul Bellow.

Synchroniques II - A tribute to Saul Bellow -Part one-

(Herzog est le personnage éponyme du roman de Saul Bellow, Gallimard, 1966,traduction Jean Rosenthal)

 J'avais vingt-quatre ans, et je n'en savais pas beaucoup moins que vingt ans plus tard, à mes quarante-quatre ans que je fêterai dans quelques jours sans l'enthousiasme d'une avancée décisive dans le territoire de la sagesse ou du moins, d'un état d'esprit qui me permettrait de regarder l'intérieur, l'extérieur, sans exagération, sans déperdition de chaleur non plus. 

Me voici à vingt-quatre ans à la croisée des chemins, un pied dans l'université, un autre dans la rêverie, des idées confuses sur l'amour, l'avenir, la réussite, la littérature et déjà, déjà, oui ! un appétit trop grand, disproportionné par rapport aux possibilités de l'existence réduite à peu de choix, celui de réussir dans une norme pré-établie -l'université, les postes- d'opter pour une vie sans penser à demain -une marginalité assumée jusque dans le vagabondage urbain, la mendicité peut-être, les aléas des rencontres bonnes ou mauvaises, mais en tout état de cause, assez limitée -ou bien...ou bien quoi ? Une voie que j'entrevois par défaut avant que de comprendre qu'elle n'est pas un choix mais un pis aller ou un mieux aller, tout dépend du point de vue duquel on se place, une voie marrane - un paravent social et une vie intérieure libre, vagabonde, emplie de merveilles et de misères, à l'opposé parfois du personnage d'institution que je me force à jouer non sans me faire violence pour gagner mon pain et ma tranquillité d'esprit. 

Que pouvais-je faire d'autre ? M'ennuyer des années durant à chicaner sur des textes dont les théories ne serviraient qu'à arrondir les volutes de fumée savantes ondulant d'une narine universitaire à l'autre ? Oh, je suis d'une impayable mauvaise foi : je dénigre ce que je n'ai pas accompli, c'est classique. Reprenons : si quelques conditions plus favorables avaient entouré ces années, si, au lieu de travailler déjà à plein temps dans une boîte privée pour gagner mon salaire, mon toit à Paris, et finir par réserver le court temps qui me restait à des études qu'auraient exigé des années de station assise en bibliothèque, alors oui, j'aurais sans doute endossé la carrière d'éternelle étudiante moyennant quelques loisirs, échappées bourgeoises au royaume du divertissement, moi qui regardais Paris avec des yeux exorbités de banlieusarde, des yeux complexés et arrogants. Je me suis donc arrêtée aux pieds de la thèse, arrêtée autant par mon manque de volonté que par nécessité, mais disons-le, -avec ce que les lunettes que je porte désormais contre une presbytie récente sans lesquelles les petits caractères ne forment plus des phrases mais des lignes de pointillés, petits caractères qui se faufilent dans les grandes parties d'un texte et maintenant, comme dans une existence écrite par un subconscient trouant un brouillard, forme rendue visible que nous prenons pour un destin-, parce qu'autre chose m'appelait, un bouillonnement mental excité par mes lectures, romans de certains auteurs juifs américains, à commencer par Herzog de Saul Bellow, une aspiration à l'écriture, une puissante volonté d'ensemencer mon humus littéraire français dont la composition presque saturée de grandes plumes, réclamait de ses jeunes paysans non pas le labourage mécanisé de la grosse moissonneuse-batteuse des partisans du Nouveau Roman, qui quoique décriés, disparaissent laissant derrière eux un paysage uniformément triste, caillasseux, stérile, sans personnages irrigués par le sang et la sève, sans récits dont la forme dépasse la forme ; non pas l'entretien artificiel d'une littérature poussive et de plus en plus soumise à des boursouflures stylistiques formelles mais sans fond, comme celles de Sollers, non pas cette triste et lente adaptation au marché par la facilitation du genre auto-fictionnel, ces deux dernières tendances d'ailleurs se confondant pour se protéger, s'entretenir, se justifier dans une entente qui peu à peu a fini par s'apparenter à n'importe quel grand "trust", un monopole se réservant les plus grosses parts du gâteau "littéraire"-, mais bien d'amener à cette littérature malmenée ce que je savais de l'américaine, celle qui savait dire, avec une grande originalité, ce qu'est un homme du monde moderne, après la seconde guerre mondiale, tout comme la littérature de Mitteleuropa sut le faire pour la période qui la précéda avec le génie que l'on sait : Musil, Kafka pour ne citer qu'eux.

Arrivées à ce point de maturation, mes réflexions -qui avaient trouvé un accueil malgré tout bienveillant auprès de la sorbonnarde organisation avec un D.E.A (diplôme se situant après la maîtrise et avant la thèse) portant sur la façon singulière dont les auteurs juifs américains avaient embrassé l'Amérique par les Lettres et reconduisaient dans ce parangon de modernité un "mode d'être" qui s'invente dans sa tradition, expression, je le répète, qui avait pu exister en Europe d'avant-guerre-, n'avaient plus qu'à trouver leur forme pour s'écouler dans une création que je souhaitais, si je le pouvais, aussi inventive que celle de S.Bellow, piquante et drôle que celle de P.Roth, profonde que celle de B.Malamud. Rêverie de jeune étudiante, mais il faut bien commencer quelque part, y compris dans le désir irrationnel que je formulais, je vous l'assure, innocemment, sans immodestie (c'est parfaitemment exact : j'étais et je suis toujours d'une naïveté confondante et presque dénuée de "prétention" si ce n'est d'écrire, encore et toujours, des histoires en accord avec ma nécessité propre) de conduire l'admiration au-delà d'elle-même, dans l'imitation d'abord, et qui sait ? dans une forme singulière qui un jour me serait donnée à force de travail. Mais je quittais l'université définitivement, conservant le bagage nécessaire de ce qu'elle m'avait apporté, mon esprit mieux structuré et mieux nourri à la sortie qu'à l'entrée, remerciant la formation rigoureuse de deux années de classes préparatoires en préalable à mon inscription à l'université, regrettant dans mon for intérieur de ne pas lui avoir soutiré le supplément de réputation qui me fait défaut encore aujourd'hui, ignorant dans ma naïveté que sans lettres de recommandation, sans connaissance aucune du milieu de l'édition, sans un CV encombré de références et de fréquentations, de publications d'articles ci ou là, ma seule énergie, mon unique passion, ne devaient rencontrer que peu d'écho, autrement dit aucun débouché.

J'ai commencé par dire qu'à quarante-quatre ans, je suis aussi peu avancée qu'à mes vingt-quatre, moment où je m'évertue à passer le concours de professeur pour me dipenser d'avoir faim : c'est vrai, car si j'ai mené en ces vingt ans le projet d'offrir à Saul Bellow et à quelques autres une reviviscence dans mes romans mêmes, force est de constater que ma seule conviction me porte encore, que mes fidélités littéraires me soutiennent de façon un peu insensée, que je me sens bien seule dans cette entreprise comme à mes vingt-quatre ans, quand j'appris qu'une unique bourse serait attribuée au Département de Langue et Civilisation américaines pour tous les étudiants qu'il en comptait, et que ce ne serait pas moi qui en bénéficierai, mais un étudiant forcené, enragé dans la réussite, un animal politique comme on en rencontre partout. 

Comment donc, à vingt-quatre ans, aurais-je manqué de recevoir la lecture de Herzog comme un texte qui ne m'était pas spécialement destiné ? Comment cet homme en crise, qui a plus de vingt de plus que moi quand j'en ai vingt-quatre, ne pourrait-il pas être l'idéal projectif où mon âme commence à percevoir les cruautés sociales et les limites de ses forces à les surmonter ? Aurais-je dû être cet acharné de la réussite qui ravit la seule bourse octroyée alors que d'autres, plus nécessiteux que lui mais moins malins, y auraient vu un bon soutien à leurs efforts ? "Etait-il un homme intelligent ou un imbécile ? Ma foi, il ne pouvait guère pour l'instant prétendre être intelligent. Peut-être avait-il eu jadis l'étoffe d'un caractère intelligent, mais au lieu de cela il avait choisi d'être rêveur, et les malins l'avaient plumé. (...) Son visage révélait quels assauts la vie lui avait livrés. Mais il l'avait bien cherché et il avait donné des armes à ses agresseurs." (Herzog, p.15) Fallait-il que je voie, dans ce dernier regard lancé à l'université l'aveu de ma propre démission, de ma faiblesse ? Peut-être, peut-être me manquait-il l'intelligence qui convient au milieu spécifique, cette façon de s'y faire remarquer, d'écarter le rival, d'être sur tous les coups, presque en pâmoison devant tel professeur réputé pour ses affinités capricieuses et n'hésitant pas à répondre dans ses cours aux besoins de son impérieuse vanité par une promotion continuelle de ses ouvrages, de ses prises de paroles enregistrées, évoluant de référence en référence avec le naturel d'un singe se balançant d'arbre en arbre, tel un gymnaste souple qui à force d'entraînement ne laisse pas deviner, à l'exécution d'une contorsion violente, sa peine, son effort ; ainsi en était-il de P-Y P, spécialiste de littérature américaine, auteur d'un dictionnaire des auteurs qui trouvait, par-dessus le marché que la littérature des auteurs juifs américains n'avait d'intérêt pour l'étude que si on leur retrouvait des sources yiddish (certes, mais le choc américain...? Ca ne collait pas avec ses recherches), si on connaissait le yiddish : c'était sa marotte et il ne voyait absolument pas d'autres angles pour l'aborder. De fait, ma marotte à moi l'ennuyait, lui déplaisait ; il me le signifia, et s'il fallait ajouter une autre raison à mon départ, c'eût été lui, son jean tombant certains jours jusqu'à la raie des fesses et ses baskets blanches faussement "cool" alors qu'il débitait son cours à Normale Sup, rue d'Ulm refusant d'officier à la Sorbonne aux locaux trop "crassouilleux" pour lui (démocratiques ? populeux ?) ; à cause de lui qui s'évertuait, dans ce séminaire dédié à la littérature américaine, à baragouiner un américain plus américain que le plus texan des texans pour nous mettre bien dans le crâne que l'Amérique s'était enfoncée bien profondément en lui (accent que tout le monde faisait semblant de comprendre d'un air entendu), lui et sa demande d'adhésion immédiate à sa stature supérieure, mais avec une façon branchée que je n'ai pas, jamais eue, jamais voulu avoir (un refus qui me causa bien des soucis) et, pour cause, soit éducation, soit origine sociale, mais les gens de qui l'on ne voit pas la sueur couler à l'effort, me font peur. Décidément Herzog, c'était moi, mon double plus vieux, plus avancé dans la réussite universitaire tout de même avec une thèse aboutie, lui, sur "l'Etat de Nature dans la philosophie politique française et anglaise aux XVIIème et XVIIIème siècles", un livre théorique sur "Romantisme et Christianisme", mais le voilà, à l'ouverture du roman, au midi de sa vie, en intellectuel inabouti dont les postes de professeur ont été attribués sur la foi de ses premiers succès, et pour le reste : "Les résultats des travaux se trouvaient au fond de la penderie, dans une vieille valise (...)" (p.15), sans compter que Herzog n'a jamais montré le moindre talent pour écraser les autres de son ambition : "Son intellect aurait eu un meilleur rendement s'il avait eu un tempérament agressif, paranoïaque, assoiffé de puissance. Il était jaloux mais il n'avait pas un sens exacerbé de la compétition. Il n'était pas un vrai paranoïaque." (p.15) Je m'apercevais que je n'en étais pas une, non plus, en adressant mes adieux à l'université, qui réflexion faite, ne me retint pas, droite et figée pour en voir défiler d'autres que moi, forteresse dressée pour l'éternité, belle comme un rêve de pierres.

Ces quelques traits de Herzog, outre les différences d'âge, de situation, ont signé pour moi, d'une façon un peu définitive, ce qu'un personnage de roman peut et doit provoquer chez un lecteur qui un jour se met lui aussi à rêver de créer un personnage de roman moderne, contemporain : un personnage à mi-chemin entre un sentiment d'échec et de réussite mais le plus important, un personnage capable d'énoncer ses échecs comme ses réussites comme tout individu sommé dans cette époque moderne à contemporaine, à avoir conscience de son état d'invidu séparé des autres, processus étant le résultat logique de l'histoire occidentale (est-il hasardeux que cette super-conscience d'Herzog ait porté son étude sur "Romantisme et Christianisme" si ce n'est, dans la logique du romancier désireuse d'insister sur les tendances lourdes d'un moment où s'affirme le "je" et le début d'un existentialisme chrétien ?), logique d'affranchissement mais aussi douleur de se savoir seul bien qu'identiquement frappé de la même conscience à laquelle est appelé autrui : Herzog errant dans une solitude têtue  dans toutes les villes qui ont jalonné les moments de sa vie, quitté par sa seconde femme Madeleine pour un homme plus fort que lui, Valentin Gerbasch, quand on le découvre à l'incipit, caché plus que retiré dans la maison de Martha's Vineyard, recevant la seule compagnie des rats avec qui il partage son pain, errance mentale en phrase inaugurale du roman "Si j'ai perdu la tête, ça m'est égal, songeait Moses Herzog", errance de l'homme qui écrit des lettres à tout le monde, morts compris, dans une tentative insensée et indispensable d'offrir à cette conscience bombardée de cette exigence sommative à se ressaisir, à se rassembler, à unir le passé pour offrir au présent le soin, l'illusion peut-être, qu'une fois la jeunesse enterrée, une seconde vie l'attend, -et nous n'avons pas d'autre choix que d'y croire ou de faire "comme si" puisque nous ne mourons pas assez tôt : "Mort-, mourir-revivre-mourir encore-vivre", voilà ce que griffonne confusément Herzog, ignorant sans doute que dans ces mots, une lectrice comme moi trouverait ce qui compose la conscience déchirée d'après-guerre, ce que Herzog pressent dans sa crise morale quand il ironise sur ce qu'il est devenu, une "industrie qui fabriquait de l'histoire individuelle." (p.14), industrie, oui, le mot, parfaitement choisi est d'une extraordinaire prescience si l'on considère que le roman de S.Bellow inaugura les années soixante : on fabrique de l'histoire individuelle industriellement, n'est-ce pas amis des réseaux sociaux ?

L'individu contemporain pourrait répondre à cette rétractation-dilatation que Bellow ne cesse de décrire dans ce grand moment de "crise" que tout occidental qui se respecte rencontre après avoir fait l'expérience de son irréfragable solitude, qui dans le meilleur des cas, forge sa singularité au milieu d'un océan de singularités, finalement assez identiques (nouvelle douleur d'un effort de singularisation qui ne peut rencontrer qu'une masse, au terme de son processus). Cette leçon est, je crois la première que j'ai retenue et intégrée dans un roman, le premier qui comme tous les autres est le résultat d'une infusion de Herzog dans mes propres personnages. Dans L'âge de déraison, donc, mon premier roman, je déplace la crise d'Herzog vers une jeune femme artiste-peintre, car 1) la crise se vit jeune désormais puisque le monde de la "réussite" n'accorde aucune place à ce qui pourrait bousculer des installés, aujourd'hui plus que jamais ; et quand j'ai commencé à écrire L'âge de déraison, je n'en avais encore que de menues preuves par rapport à tout ce que la suite put me confirmer de cette première intuition 2) Herzog n'imaginait sans doute pas que sa crise, encore exotique dans le roman des années 50-60 prendrait des proportions considérables dans ce que chacun considère son droit de s'exprimer, de jouir, d'exister, de passer à la télé, de changer de sexe, de brandir son identité, de dire la sienne aux quatre coins des réseaux sociaux, comme il le faisait lui, de façon bien plus profonde et sincère dans ses lettres envoyées aux vivants comme aux morts. Ainsi, l'homme contemporain est-il extraordinairement conscient avec le revers que cette conscience comporte, extraordinairement désabusé. Arielle, mon héroïne se présente aussi de cette façon : "Pas bien vieille pourtant, elle en était déjà à l'étape de sa vie où l'on prend conscience, avec une terminologie bien rodée de la futilité du monde en même temps que de la vanité de soi." Mais cette vanité, comble du comble, au lieu de subir les assauts d'une lutte authentique pour la défaire, sera au contraire brandie avec complaisance comme la signature d'une époque fatiguée de chercher la perfection morale. Arielle dira ensuite : "Les illusions de nos aînés ne seront plus les nôtres. Mais que faire de notre lucidité ?" Mon personnage, ayant évolué par rapport à celui de Herzog, (dans le temps qui les sépare), mais dans cette évolution préparée qu'il craignait, offrira une version ultime de ce trait, dans la traduction de son époque, la moraliste sans morale, (dans un premier temps du roman, avant le déchaînement suicidaire de sa "crise"), qu'Herzog dans l'exercice de sa lucidité se refuse à devenir, malgré l'humiliation contre laquelle sa sensibilité d'homme quitté pourrait se révolter, d'homme au rebut dans un monde où il n'est plus utile à rien, sinon à jouir et souffrir du spectacle de sa conscience. Lucidité sans doute devenue la seule activité possible, et même érigée en sport de compétition dont la performance se mesure au degré de pessimisme atteint, mais que Herzog, contrairement à d'autres romans postérieurs n'accepte pas comme conclusion, bien qu'il faille vivre dans le vide de Dieu, vide auquel il adresse une de ses dernières lettres : "Comme mon esprit a lutté pour devenir cohérent. Je n'y suis guère parvenu. mais j'ai désiré accomplir votre volonté impossible à connaître, les acceptant elle et vous, sans symbole." (p.507) et plus loin "Je n'interpréterai plus les bizarreries de la vie. (p.533)

J'ai vingt-quatre ans et seul Herzog semble me répondre qu'à la fin, au bout de ce cheminement que je commence à peine et qui me torture déjà, je trouverai un moment où, ayant éclusé toutes les ruses de la pensée, passé les inévitables désillusions, connu trahisons, solitude, humiliations, fatigue immense, défaite, j'arriverai non pas à me faire une raison mais à la défaire complètement pour atteindre ce moment où il déclare n'avoir "aucun message pour personne. Rien. Pas un seul mot." : ce sont les dernières phrases du livre.

 

 

 

 

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