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20 janvier 2015

Chapitre VIII- dernier épisode, fin du roman : "Une issue sans voix".

Chapitre VIII, fin du roman : Une issue sans voix.

"La lutte est finie ; Rachel s'est pris l'assaut de cet homme qui semblait tout en la possédant ne jamais assez la posséder : lui plaquant les mains, écartant ses jambes, mordant sa nuque, fouaillant sa chair, convertissant les mots en cris, jouissant dans son corps de toutes les souffrances ineffables de sa contre-vie, délivrant la puissance retournée contre lui à la cavité offerte de Rachel ; ce fut comme un viol, le point d'orgue à toutes les transgressions de cette journée contre les bienséances : l'histoire commence toujours par un crime, une folie, un bain de violence. Le voilà sur le corps de Rachel repu de son humanité sauvage, de son chaos qui précède la loi, ivre de son atteinte à l'ordre vide de la parole des hommes d'aujourd'hui : il a remonté le cours de la bagarre primordiale entre les mots désincarnés voués à la mécanique des soumissions sociales et les silences qui renfermaient les secrets de la chair par quoi toute parole peut advenir. Il se sent Adam et Caïn.

Et Rachel ? Oh, Rachel a déjà depuis longtemps sacrifié sa vie à une mémoire où toute tentative de présent se pétrifie. Rachel attendait et n'attendait pas, Rachel aimait son fils et s'en fatiguait, Rachel seule, sans véritable amour, contrainte d'accepter tous les boulots alimentaires pour le petit, sa créativité endormie dans les noeuds de strangulatoires obligations : manger, payer le toit au-dessus de la tête, veiller au confort de l'enfant, courir travailler, s'endormir le soir sur un scenario ambitieux qui raconte les tragiques écartèlements entre les besoins d'absolu et l'ennui mortifère où nous précipite le mode de vie contemporain, l'histoire d'une femme artiste au caractère impossible qui à force d'être moulinée par des frileux, qu'ils soient producteurs ou amants, se suicide, une femme qui a dû surmonter des méfiances familiales, des traditions bégueules pour devenir ce qu'elle est, qui fuguait dès ses quinze ans, une femme accompagnée d'une solitude rédhibitoire et à qui l'amour était interdit...Oui, Rachel écrit la nuit quand le petit est endormi, elle écrit sa propre histoire, à part qu'elle ne veut pas laisser un orphelin trop tôt...C'eût été bon d'en finir avant qu'il n'arrive au monde, le pauvre...comme il sent, le malheureux, que sa mère manque de cette sociabilité forcée que montrent les autres mamans, comme il sent que la solitude la happe tel le reflux de la vague, mais le petit ne sait pas que ce soir, sa mère, pendant qu'il dort au deuxième étage de leur charmante maison de village, s'est mise à rejouer, sur le canapé du rez de chaussée, les instants de sa vie et de sa mort, l'amour par lequel il n'a pas reçu la vie, l'amour dont sa naissance a été privée. Pauvre Rachel : tout est si confus en elle maintenant ! Une attente comblée, une peur panique de répéter l'ancienne chute, un plaisir charnel inouï, l'homme qu'elle a toujours aimé au-dessus d'elle et lui caressant maintenant doucement le visage, détaillant délicatement de ses doigts chaque relief de son corps ; cet homme surgi dans sa nuit comme un démon, va-t-elle le laisser à nouveau lui voler son âme, son corps, -c'est tout un-, et s'évanouir comme un fantôme pendant seize ans ? Un instant, juste après la bataille, l'envie de le foutre à la porte l'a prise à la gorge, et c'en était presque fini de leurs retrouvailles ; puis, il a commencé à passer ses mains partout, à sourire, à embrasser. Désarmée. Et il y a eu ces mots qu'elle a entendus, ces mots soufflés à son oreille qu'elle n'est pas tout à fait certaine d'avoir bien discernés dans la confusion générale et irréelle de cette nuit ; elle pense qu'il a dit quelque chose comme "mon amour".

- Il faut que tu me parles, maintenant.

Il savait que ce moment viendrait fatalement entre eux ; il était peut-être minuit ou plus ; dans quelques heures, il irait rendre des comptes à tous ceux qu'il avait bafoués. Mais s'il se devait à quelqu'un d'abord, c'était à elle. Elle se dégagea gentiment de sa carrure imposante qu'elle retrouvait comme une présence irréfragable au monde. Elle enfila sa culotte comme pour se protéger d'un nouvel assaut, d'une nouvelle tentative de noyer le poisson. Et dans une suite de mouvements accélérés, enfila sa robe, ses collants, sa pudeur et sa prudence. 

- Va-t-il falloir que je paie seize ans de ma vie pour cet instant ?

Les choses sérieuses commençaient. Pierre se releva à son tour et se rhabilla. Le visage de Rachel qui était celui d'un animal farouche quelques instants plus tôt, s'était recouvert d'une fine couche de métal froid ; il la retrouvait telle qu'en elle-même... 

- Peux-tu quand même me donner à boire, même si à tes yeux je ne suis qu'un salopard ? J'ai passé des moments difficiles, je t'assure, peut-être pas autant que toi, durant toutes ces années, mais...

Rachel était déjà debout à sortir verres et alcools, son visage tout défait et c'était ainsi qu'il était le plus beau, selon Pierre qui avait l'impression désormais qu'il n'avait jamais quitté Rachel, que ces seize ans n'avaient été qu'une parenthèse où s'était préparé le moment, répété l'instant ; elle amena aussi des victuailles ; restes de poulet, fromages, fruits...

Pendant ce temps, Pierre se demanda ce qu'il pourrait bien dire, n'ayant avant ce jour jamais pensé à retrouver Rachel ; si quelqu'un lui avait prédit cet instant, il ne l'aurait pas pris au sérieux, de même qu'il n'avait pas pris au sérieux les justes prémonitions de Rachel seize ans plus tôt quand elle l'avait prévenu de ce retour vers elle, ce qu'il avait alors jugé parfaitement présomptueux.

Néanmoins, il lui fallait parler, d'autant que chaque mot qu'il dirait maintenant prendrait le poids de seize années de silence, du présent et probablement de l'avenir ; le moment de jouer, le temps des répétitions, des erreurs aveugles allaient mourir au moment où il ouvrirait la bouche ; il le savait.

Rachel était assise face à lui, le contemplant fixement,  avec l'air de dire : montre-moi ce que t'as dans le ventre.

Et Pierre se planta droit dans ses yeux :

- Rachel, est-ce que tu voudrais qu'on essaie de repartir ensemble ? 

Il improvisait, laissait ses mots dérouler ce qu'ils voulaient ; il se surprit d'avoir été si loin.

- Je ne comprends pas...Cette décision t'est venue quand, comment ? Je te rappelle que nos chemins se sont séparés, que tu es parti sans me laisser la moindre explication, que tu as refait ta vie avec une autre, que tu as deux enfants et que j'en ai un, moi aussi...

- Je vais t'expliquer, enfin, je vais essayer...mais je voudrais d'abord savoir si tu serais prête à tenter un nouveau départ avec moi ; on trouvera ensuite des solutions. Je vais quitter Hélène. Cela est sûr...Quant aux enfants...je ne les perdrais jamais de toute façon.

- Je ne peux pas te répondre si vite, enfin ! 

- Mais es-tu opposée à cette idée, Rachel ? Il lui prit les mains, tenta de saisir son regard désormais baissé vers son verre dont les miroitements semblaient réfléchir ses pensées mélangées. Elle soupira enfin...

- Si je dis oui, qu'est-ce qui se passe ensuite ?

- D'abord, je dois aller voir ceux que j'ai frappés hier ; et je pense que je vais connaître des ennuis avec des plaintes et des condamnations...

Et il se mit à retracer le mois de silence, la folle journée de la veille. Rachel écoutait les yeux écarquillés, le récit de Pierre la déplaçant d'un étonnement à l'autre, d'une envie de frémir à une envie de rire, de la joie d'entendre sa libération à l'inquiétude où elle le conduirait.

C'était fini, tout était dit. Silences bus dans des petites gorgées de vin. Mains s'entrelaçant, merveille de se charmer à nouveau. Peurs à la mesure des désirs exprimés. Joies d'incertitudes.

- Allons dormir, les journées seront longues, acheva Rachel. Tu te lèveras avant le petit. Il ne te connaît pas...Ma maison te sera ouverte le soir quand il dormira et la journée quand il ira à l'école ; je ne veux pas qu'il s'habitue à toi et qu'il soit déçu ensuite si ça ne devait pas marcher ; ce serait comme un abandon...Tu comprendras que les choses ne sont pas symétriques entre nous ; voilà ce que je puis te dire, maintenant et uniquement maintenant : je ne t'attendrai pas, je ne t'appellerai pas, ne te chercherai pas : mais, si ce que tu viens de dire est un nouveau mensonge, tu le paieras, d'une façon ou d'une autre, je te le ferai payer pour être plus précise...

- Qu'est-ce que tu me chantes, Rachel ? Tu me menaces ?

- Non, je suis lasse des imbéciles qui prennent tout à la légère, qui n'acceptent jamais de regarder en face ce qu'ils font ou ce qu'ils disent, qui foutent en l'air la valeur de la vie dans le baratin. Le monde est plein d'ineptes. Aller gifler ta proviseur n'est qu'un premier pas où enfin pensée, action et rectification vont ensemble : une baffe au mensonge, au mépris, au masque. Mais ce que tu lui as fait, je m'arroge le droit de te l'appliquer si tu te fous de moi...car une fois, mais pas deux...je te tuerai, sache-le..."

Elle eut alors un étrange sourire, serein, et plein d'assassinat. Et Pierre comprit alors qu'il venait peut-être de vendre son âme au diable, que les seize ans de malheur endurés par Rachel avaient lancé de puissantes vibrations au ciel retombées comme la onzième plaie d'Egypte sur ses cordes vocales paralysées au moment même où Hélène faisait de l'oeil à un autre, au moment propice de ses impasses militantes, pour le ramener ici, dans ses bras, dans la prison de la prémonition lancée seize ans en arrière : "Il y a des femmes qu'on n'oublie pas.", dans la lumière de la vérité insoutenable de laquelle il ne pourrait s'échapper que par la mort !

Alors, il sut qu'il avait aimé le confort de la médiocrité de sa vie avec Hélène, il avait aimé se sentir impuissant dans son syndicat ; il avait aimé sa propre souffrance et s'y était complu. C'était écoeurant. 

Rachel lui offrait ce que tout homme aurait dû accepter dans le fond : une femme en accord avec ses désirs, ses aspirations, ses douleurs. Et c'était pourtant ce que tout homme refusait la plupart du temps. Rachel s'amusait maintenant de le voir vaciller face à l'absolu, devinant ses hésitations mesquines, ses petitesses, ses charentaises, ses repas à heure fixe, ses corrections de copies, ses gueulantes syndicales sur-jouées...Elle qui vivait avec des bouts de chandelle, seule avec son gamin...Qu'est-ce qu'il croyait, hein ? Rappliquer comme Ulysse après son beau voyage, accueilli par une Pénélope en train de faire son petit ouvrage et de se morfondre pendant que Monsieur s'adonnait à je ne sais quelle magicienne, sirène ou Circée, qui transformait néanmoins tout ce qu'il avait de plus précieux en cochon ?

Tout ou rien. Les choses devaient se présenter ainsi. Et il sentit le mépris de Rachel s'abattre sur lui comme un coup de massue sur la nuque ; il sentit la lumière terrible que Rachel versait sur sa vie et la vérité de sa médiocrité : il avait voulu fuir seize ans plus tôt l'ironie acide de Rachel et il la retrouvait aussi tranchante qu'auparavant ; plus encore que sa chair, il était venu rencontrer son regard incisif. Soit il retournait comme un toutou à sa vie ancienne, soit il goûtait- qui sait ? - à la folie de la vraie vie.

D'un geste brusque, il se leva, ouvrit le tiroir de la  cuisine, en sortit un couteau de boucher, saigna sa veine du bras droit ; une giclée de sang tomba en flasque sur le parquet ; effarée, Rachel se redressa, pensa à un suicide, mais il la devança, prit violemment le poignet droit de Rachel, le retourna, lui trancha superficiellement la peau, laissa tomber le couteau, lui saisit la taille fermement: "Mêlons nos sangs. "

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