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9 janvier 2015

Chapitre VII, Une issue sans voix.

Une issue sans voix. Chapitre VII, début.

"Je suis un fuyard, martelait-il, un hors la loi, reprenait-il derrière à voix haute, tentant de saisir la puissance physique de chaque sonorité émise par ses cordes vocales dont les vibrations semblaient pourfendre l'air, ébranler jusqu'aux feuillages des arbres de cette forêt, petites feuilles dorées de la lumière presque crépusculaire de cette journée d'automne à qui elle donnait une étrange impression de mouvement par le déplacement progressif des ombres ; tout se déplaçait en lui aussi : la voix perdue au milieu des autres était recouvrée, mais désormais cette lumière de la voix le séparait à tout jamais des autres, obombrait la totalité des liens qui définissent un homme pour les autres : son travail, sa femme. C'est drôle, mais il n'y pensait même plus à sa femme, ni au coup de poing balancé à la tête d'un "représentant de l'Etat", sa conscience n'éprouvait même pas le besoin de justifier. Curieusement, il possédait la parole, mais avait franchi le seuil où elle n'est plus d'aucun recours, le seuil où la souffrance éprouvée et accumulée sort d'un corps physique où chaque mot, enfin, prend le poids de toutes les veines, muscles, ongles, os, pouls, estomac, sexe aussi ; il se pourrait qu'Hélène soit aussi effarée qu'excitée à son sujet maintenant qu'il a clairement aligné le gentil prof qui la faisait tellement rire...et mouiller, cette salope... Mais Hélène, s'il parvenait à se concentrer sur ce qu'elle est devenue pour lui, ne serait plus bonne qu'à recevoir son mépris. Non, Pierre pense à Rachel en observant les jeux d'ombre et de lumière sur les feuillages ; au spectacle de la nuit progressant, à l'incendie que propage le soleil jusqu'aux nuages qui flambent de toutes ses iridescences, la mémoire de la femme qui l'aima tant, qui aima cet homme plus qu'il ne l'avait aimée, qui aima jusqu'au bout d'elle-même, jusqu'à errer seule dans les rues sept jours et sept nuits quand il était parti, elle errait sans manger, sans penser à manger, se laissant mourir de chagrin, transportée enfin d'urgence à l'hôpital d'Aix dans une ambulance avertie par un passant qui l'avait retrouvée presque morte sur un banc d'un parc public, enroulée dans un manteau en plein été, en pleine canicule...Il était parti parce qu'il avait eu peur de cet amour, parce qu'il sentait qu'il ne dominerait plus rien s'il plongeait à corps perdu dans la passion que Rachel lui avait tendu comme une invitation à l'absolu ; mais cet absolu, il n'y avait vu qu'un piège où son âme se serait peut-être désolée, ou exaltée...Une autre femme s'était présentée sur son chemin, ce n'était pas encore Hélène, c'était une femme avec ses organes génitaux de femme, ses rires femelles, ses regards légers de femme, une femme qu'il pouvait désirer et sans conséquence sur son identité primitive d'homme qui porte avec lui l'héritage de siècles de misogynie profonde sur laquelle il dressait ses érections mécaniques, une femme qu'il n'avait pas besoin de considérer comme la véritable expulsion du ventre de sa mère puisqu'il rentrait dans ce corps sans inquiétude et en ressortait sans changement véritable sur sa personne à part dans cet espèce de soulagement physique, de quiétude provisoire subséquente à cette agitation convulsive où il rejouait sans drame l'entrée et la sortie, l'invagination et l'expulsion, une femme enfin qu'il pouvait regarder sans être inquiété car elle n'était pas bien savante...d'une intelligence moyenne et sans éclat, d'une culture à peine passable, d'une réflexion qu'elle ne convoquait que rarement à part pour rappeler à Pierre ce qu'il y avait de bon sens commun chez tout individu un peu informé : la nécessité de faire attention à l'écologie avec des petits gestes qui commencent par le tri sélectif, la peur des extrêmes en politique, la haine de la violence physique, le respect dû aux femmes...respect qu'elle ne comprenait pas jusqu'au bout de ce qu'il impliquait, respect qui aurait dû entraîner chez elle, si elle avait été jusqu'au bout, le mépris qu'elle aurait dû éprouver pour Pierre quand il la possédait. Avec Rachel, il serait entré, mais comment serait-il sorti ? Il n'en savait rien à l'époque et n'avait pas pris le risque du bouleversement de tout son être. Il avait agi avec médiocrité ; et partant du petit village où ils vivaient leur passion, il savait qu'il laissait derrière lui autre chose que Rachel : la possibilité inquiétante pour un simple mortel de découvrir l'immensité d'une vie dilatée dans un amour presque irrréel, une vie qui serait plus qu'une vie, la vie et la mort réunies, où chaque seconde écluserait son contenu de folie, de beauté et, retombant, un jour, ne laisserait à terre qu'un homme exsangue, prêt pour la mort, l'accueillant avec joie. Avec Rachel, il serait devenu ce qu'il avait toujours redouté : l'âme à l'écoute de son âme, le corps d'un homme explorateur du corps d'une femme, ramenant de ses expéditions la connaissance du Nouveau Monde, l'écrivain, l'homme qui maraudait dans un coin refoulé de sa complexion, cet homme qu'il avait jugé sentencieusement de petit-bourgeois individualiste. Il avait épousé Hélène, la professeur d'histoire-géographie qui ravivait le sens de sa lutte par sa connaissance du passé, militait au syndicat...et c'était du passé maintenant...Le soleil rougit une dernière fois.."Le soleil s'est noyé dans son sang qui se fige"...un vers encore, pas le cri d'effroi, pas l'interrogation anxieuse pour les heures qui vont suivre, les minutes lentes où s'écouleront les chefs d'accusation, un vers de Baudelaire, l'"Harmonie du soir"...Rachel, cette harmonie du crépuscule, ce coeur saigné à bloc...

"Quand tu me quitteras, lui avait-elle prémonitoirement déclaré, tu feras tout pour éviter de penser à moi ; mais un jour, tu reviendras si tu deviens un homme...on revient toujours vers ce que l'on a fui si le dégoût de ne vivre qu'à moitié nous étrangle un jour ; mais peut-être te contenteras-tu de peu ; je parie sur toi, mes conjectures ne sont jamais trop mauvaises ; ta passion te fait peur, la passion de vivre pour ce que tu aimes, même pour toi même, te tétanise ; tu n'as pas quitté tes parents en pensée. Si vraiment, tu devenais ce que tu es, tu arrêterais ce militantisme vain juste pour respecter tes origines prolétaires. Et tu sais bien que tu ne vivras rien, ou si peu, avec une autre femme que moi.  

- Prétentieuse ! Tu as une haute estime de toi-même ! lui avait-il répliqué avec la dose d'ironie qu'il arborait en toute circonstance, une ironie qu'elle ne supportait pas et dont il se cuirassait contre ses yeux verts d'ensorceleuse, son corps d'ensorceleuse, ses cheveux noirs d'ensorceleuse, sa peau laiteuse, ses mots de femme fatale.  

-  Il y a des femmes qu'on n'oublie pas.

- Mais toi Rachel, avec tes projets de film, tes courts-métrages, tes reportages pour lesquels tu dois passer ta vie à trouver des financements, tu as l'impression de vivre ?

- Oui, je souffre, oui, je suis payée au lance-pierre et tu sais que certains mois, le banquier a la dent dure. Mais quand j'ai fait le reportage sur les juifs qui partent en Israël, vois-tu, j'avais l'impression que je disais tout de mon enfance, tout de mon futur, que j'avais réalisé un film pour moi, pour les autres, pour la France, pour mes parents. Quand ta parole devient enfin un lieu de convergence, tu supportes toutes les avanies..."

"Un lieu de convergence", répétait-il alors qu'il s'en retournait à sa voiture...Rachel, ma belle Rachel, intelligente et passionnée, Rachel que j'ai laissée sans un mot, sans un regard. 

"Je penserai à toi chaque jour de ma vie, tu te marieras, tu auras des enfants et la littérature ne sera plus qu'un loisir pour toi ; tu imagineras donner un sens à ta vie par ton marxisme, mais ce modèle petit-bourgeois que tu exècres, ce n'est pas en devenant un écrivain que tu l'éviteras, au contraire !"

Elle avait eu raison bien-sûr ; et il l'avait aimée parce qu'elle le devinait si bien, et il l'avait quittée exactement pour cela.

Où retrouver Rachel, maintenant ? Seize ans sans l'avoir revue...Il avait appris son hospitalisation par un ami commun Benoît Reillanne, ce cher Benoît, ce cher scénariste avec lequel il avait suivi ses cours de lettres en licence, Benoît qui avait rencontré Rachel au moment où il s'initiait à l'écriture du scenario dans une formation privée à Marseille que dispensait entres autres Rachel pour arrondir les fins de mois difficiles entre deux tournages, deux projets. Benoît, secrètement amoureux de cette bombe à fragmentations qui attendait que l'amour explosif entre elle et Pierre soit dégoupillé et s'échoue au sol, dans l'espoir qu'elle accepterait qu'il relève son coeur ravagé. Benoît avait d'ailleurs déconseillé à Pierre de venir visiter Rachel à l'hôpital :  "Elle en serait bouleversée, trop fragile ; le mieux est de ne pas la revoir, de ne pas entretenir le moindre espoir" Il s'était rallié à ce conseil, le lâche ! 

Mais Rachel était revenue dans ses rêves, dans ses moments difficiles et parfois et parfois...oui, quand il faisait l'amour avec Hélène...quand il se souvenait la façon dont Rachel s'abandonnait complètement, se livrait à une véritable cérémonie, à un délire orgasmique extraordinaire et exténuant. Il ressortait d'elle vidé, lessivé, anéanti ; faire l'amour avec Rachel ne lui permettait jamais de retrouver cette forme de légèreté agréable qu'il avait coutumièrement avec une femme, y compris la sienne. Mais avec une autre, les autres, il n'avait vraiment jamais plus "fait l'amour" si toutefois, l'on veut interpréter littéralement cette expression. Il lui avait manqué, oh oui, il l'avait regrettée aussi ; et il avait illusoirement cru qu'il pourrait se détacher de sa chair, de sa voix et de tout le reste ; mais c'était faux, intégralement faux.

Benoît : il habite à Aix en Provence à une demi-heure de Manosque ; il l'appelle régulièrement, c'est un ami. Et cela fait peut-être cinq ans maintenant qu'il n'a plus eu de nouvelle de Rachel ; de ce qu'il en sait, c'est qu'elle aurait mis du temps à se reconstruire, un an, deux ans presque après le dynamitage de leur passion ; puis elle aurait essayé de vivre tranquillement avec un homme. Echec. Un autre : un enfant. Puis une séparation. Seule à nouveau, des amants. Voilà ce qu'il savait. 

Il veut voir Benoît ; il fera comme avant de rencontrer Hélène : il roulera à une vitesse "dépassant la limite autorisée". Au point de non-retour où il en est, un peu plus hors la loi, un peu moins... 

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