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4 janvier 2015

Fin du chapitre VI, Une issue sans voix.

 

Fin du chapitre VI ; Une issue sans voix. Tous les épisodes disponibles dans les posts précédents.

"Qu'est-ce qu'un homme qui acculé à la vision irrémédiable de son échec peut imaginer pour son sauvetage ? L'homme qui ne peut plus proférer un mot pour dire sa souffrance, même pas laisser échapper l'instinct du cri, l'homme tombé de sa petite contenance sociale, l'homme échu de sa définition d'homme dans la figure imposée de ce monde, et maintenant, l'homme destitué de l'amour d'une femme, de sa femme ; femme, le foyer de tendresse et d'amour, devenue en un battement de cils, le félon qui vous a vendu pour un regard neuf, un petit frétillement du bas-ventre ? De l'effroi qui l'envoie péniblement se rattraper à la rambarde, du vertige qui confond ses émotions et ses pensées, il remonte une rage invincible, la lave invisible sous son Vésuve d'apparence inoffensif, mais prête à tout moment à remonter en un seule et violent jet qui ravagera aveuglément tout sur son passage, carbonisera la terre et ensevelira les maisons, forçant les habitants à s'éloigner puis à tout reconstruire : la sourde puissance d'un silence mis sous pression et prêt à exploser de la somme effarante des colères rentrées, des désespoirs accumulés. Un cœur qui bat est un cœur qui un jour ne saura plus s'accorder à la mesure des émotions acceptables, aux normes de ce monde ; un cœur qui palpite encore n'aura plus la faiblesse de se croire malade quand le galop de sa pulsation l'enverra courir jusqu'au bord d'un précipice où nul ne pourra le retenir, sinon l'impénétrable volonté d'un principe qui s'oppose à son élan, ce cœur, déclarons-le vivant et sain quand il prendra à la gorge le tyran qui bride la petite humanité en la tirant vers des règlements absurdes, infinis, morbides, injustes, et qui la réduisent de fait au silence ; que l'homme parle ou pas, cela n'a plus d'importance, car le tyran, et ses sous-tyrans ont déjà anéanti la parole, oui, par un tour de passe-passe digne de la plus haute prestidigitation, par l'illusion fabuleuse de la représentation, de la démocratie, du syndicat ! Oui aimons-le ce cœur qui explose de chagrin, de dépit, de jalousie, d'impuissance professionnelle, morale, affective, et qui lance Pierre à l'assaut de son orgueil désespéré dans ce que d'aucuns jugent et jugeront comme une folie pure, mais qui pourrait, si on accordait un instant l'estime qui revient à la vie, n'être regardé que comme l'unique geste par quoi la vie n'est plus cette latence contenue, mais bien un déploiement où le risque de la perdre s'équilibre, au milligramme près, avec la chance de la regagner : qui ne se donne le loisir un jour de donner une gifle, le seul argument philosophique irréfutable selon Hegel, n'aura été que le gentil servant d'une raison pour laquelle il aura cru bien faire de tuer son cœur.

Hélène voit Pierre, mais au moment où elle l'aperçoit, il est trop tard : ses yeux injectés de sang, son allure un peu folle trahissent ses intentions. Sa robustesse, torse bombé, mâchoire serrée, écarte les élèves qu'il croise, sans gesticulation, froideur échauffée vers son objectif, Moïse ouvrant la mer en deux avec son bâton. Le professeur mâle qui parlait à Hélène en provoquant chez elle un fou rire, opérant sur elle le charme d'une flûte sur un cobra, va payer désormais, payer pour les soirées humiliantes où Hélène le flanquait hors de son désir, le réduisait à errer comme un spectre pendant que sa femme mouillait en secret pour ce sagouin !

Le poing congestionné : le voilà. Hélène crie. On se masse autour du professeur d'anglais allongé au sol, le nez en sang, sonné par ce qui vient d'arriver. Hélène ne sera pas en reste : la bête sanglée par les cordages de quelques bras pacificateurs se débat et parvient à dégager sa main pour la coller sur le visage d'Hélène, tétanisée. C'est pour toi ma petite. Les cordages se soulèvent, mais la bête, comme de voile gonflée par un vent brusque, s'élance dans et hors du troupeau qui braille et gesticule, et il s'en va, emporté par la légèreté inouïe de sa rage.

Ce qu'il laisse derrière lui n'a plus d'importance, le nez cassé, la gueule en sang, la gifle sur le visage d'Hélène, et que tout ceci se soit passé dans « l'enceinte d'un établissement scolaire » provoque en lui une sorte d'orgasme de conscience, d'apothéose rouge-sang de sa violence primitive. Il saute dans sa voiture comme le dernier des mafieux qui vient de régler son compte à une ou deux petites frappes. Et là, au volant d'une voiture qu'il conduit trop vite, il revient à son lycée, le sien, celui qu'il avait fui quelques minutes auparavant. Pense-t-il ? Non, il ne pense à rien : tout a déjà été pensé, répété sans qu'il le sache. Fais attention à celui qui se tait, tyran ! Il arrive, gonflé de tous les mots que tu croyais avoir tués en lui, et que dans ta diabolique intelligence, tu pensais avoir dévitalisés une fois pour toutes ! Oui, tu l'as tué partiellement, en tout cas, tu as fait de lui l'instrument docile de ton pouvoir, celui qui est obligé de cautionner ton système idéal de dilution de la parole où chacun croit pouvoir dire la sienne et être entendu dans un vote qui n'est qu'une intermittence du silence des morts ! Peuple-zombie, écrasé sous le poids de ses remboursements de dettes, de son organisation inorganique, travaillant par contrainte et non par nécessité de s'élever de sa morne condition, le travail qui ramène à l'état inerte de la matière juste présente pour absorber et ingérer les directives d'instances sûres d'elles-mêmes, ne doutant jamais de bien faire quand elles nous imposent de n'être que les outils statistiques de la rentabilité, travail où chacun est sommé de croire en sa propre mission, mensonge qui fait passer la participation à la destruction intégrale des valeurs de la société pour sacerdotale, travail qui n'a plus de valeur que de tenir chaque homme dans une cage de laquelle le moindre mouvement sera épié, rappelé à l'ordre : l'esclavage volontaire bien plus habile que l'esclavage imposé, consenti par le plus grand nombre et miraculeusement tenu par la séparation des cages érigée en valeur irréductible de l'individualisme ! Oui, Bakounine avait raison, mon cher Stéphane, c'est dans le mouvement même de la destruction que nous retrouverons notre force pour nous rebâtir ! Et je veux bien, mon cher Stéphane, m'offrir en sacrifice sur l'autel de cette vérité irréfutable ! Il en faut un et ce sera moi ! J'ai perdu la voix pour m'ouvrir à cette évidence, j'ai été désigné par je ne sais quelle instance à ce dessein ! Je suis le premier homme !

Il arrête la voiture, en descend : des élèves cette fois fument sur le parvis ; il est interpellé vingt fois, trente fois, mais ne prête garde à rien. Le silence se mue en force d'action. Il se dirige vers le bureau de Mère Ubu comme l'avait justement nommée Stéphane. Regards interloqués, perplexes. Delphine, sa collègue, l'aperçoit : « Pierre ! ». Il ne se retourne ni ne flanche. Le bureau de la proviseur est là, se dresse comme une idole aux pieds d'argile : il rentre « Ah Monsieur Dubois ! Justement, j'allais vous appeler pour régulariser votre arrêt maladie et signer votre note pédagogique». Que connaît-elle de la pédagogie, cette dinde ? Que sait-elle à part signer des papelards administratifs ? Que fait-elle à part prodiguer le « pas de vagues » et emmerder le monde avec ses réunions bavardes et soporifiques ? Que dit-elle de pur, de beau, de profond à ceux qui restent la seule zone tampon entre la décivilisation par l'inculture et les fondements encore debout de cette civilisation ? A-t-elle jamais reconnu un rôle véritable, supérieur à ces professeurs à part pour incarner « le vivre-ensemble » qui n'est plus qu'un affaissement vers une soupe de tolérance insignifiante ? Quand Pierre avait amené les Evangiles pour expliquer la parabole de la scène du Pauvre dans Dom Juan, pour lire à quelles tentations Dom Juan soumettait le Pauvre tout comme le Diable avait tenté le Christ dans l'Evangile de Matthieu, combien de voix hostiles s'étaient alors élevées pour condamner cette référence ? Des parents laïcs, républicains, des musulmans qui n'appréciaient pas qu'on fasse référence à une religion ? Et elle, la proviseur, l'avait-elle défendu ? Non bien sûr. Pas de vagues. Epoque sensible. La laïcité, Monsieur. L'ignorance, Madame.

Il lui colle son poing en pleine figure et repart.

Ca crie. Ca hurle, autour et partout.

Sa voiture, rien que sa voiture. Il démarre.

Il rit. Mais, cette-fois, il entend son rire. Il a ri...à haute voix ! Il recommence : nom d'un chien, il entend le son de sa voix, c'est son rire, il recommence et recommence en conduisant ! Mais il rit fort ! Il redécouvre sa voix ! Il l'entend comme si c'était la première fois ! Où roule-t-il ? Qu'importe ! Il va parler maintenant.

Il atteint la campagne où il s'est dirigé mécaniquement ; rentre dans un chemin forestier. Arrête le contact, sort de la voiture et se met à hurler. Si un chasseur était venu à traîner par là, il aurait certainement fait courir le bruit que les ours sont revenus dans les forêts des alentours de Manosque. Pierre exulte, court, crie, parle, rit, recommence ! Dans cet instant, il a tout connu, la vie, la mort, il a tout vaincu, la peur, le silence : il parle et mérite d'avoir parlé ! L 'action, l'action rampait aux pieds des bavardages inutiles, la voilà debout l'action et l'homme parle !

Il remonte en voiture, se calme un instant. Il a reconquis l'essentiel, quelque chose qui était perdu, une parole qui était action autant que destruction, chaos et recommencement, mais il sait désormais que la société l'attendra au tournant. On ne lui pardonnera pas. On ne pardonne jamais à quelqu'un d'être sorti de l'inanité des mots qui ont perdu tout leur pouvoir dans ce monde ; on pardonne la violence symbolique mais jamais la violence physique. C'est ainsi. Il voudrait, avant d'être inévitablement rattrapé, pouvoir jouir de quelques instants de liberté, peut-être un jour ou deux. Ses seuls vrais jours de vraie liberté, s'il arrive à échapper un peu à la cascade de plaintes et de témoignages accablants qui d'évidence, l'enverront moisir quelque temps dans une cellule sordide. Il a son portefeuille, sa carte bleue. Et pourrait un peu conduire, partir, boire jusqu'à plus soif au fond d'un troquet de campagne. Oui, mais un autre besoin impérieux remonte en lui : revoir celle qui l'avait aimé avant Hélène, celle qu'il avait ignorée à part pour le plaisir qu'elle lui causait, cette femme-ange qui comme tous les anges étaient faits pour être salis par des imbéciles qui profitaient de leur générosité sans les aimer. Oui, il voudrait revoir la femme à laquelle il songeait parfois quand Hélène avait commencé à se détacher : Rachel.

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