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9 décembre 2014

Fin du chapitre II : "Une issue sans voix"

 Fin de ce chapitre II ; plongeons dans la nuit avec Pierre.

Tous les épisodes de ce roman sont disponibles dans les posts précédents. Trame : Pierre a perdu sa voix mais il est enseignant ; cette fois, nous rentrons dans l'épaisseur de sa vie intime. Bonne lecture !

"Il se plonge dans la nuit qui s’accorde avec son silence : de la partie du lit où il se trouve, il contemple l’immobilité du grand chêne qui surplombe le chemin où Hélène et lui, ont fait bâtir leur maison quinze ans plus tôt. Dans cette portion de Provence, en lisière d’une forêt, en bas d’une colline où se dressent pins et chênes blancs, il vit, respire, aime, déteste, souffre, exulte. Ce lieu, magnifique, lesté de silence, l’angoisse parfois, comme s'il pouvait sentir que le Néant aurait raison de l'espace et du temps, que l'immobilité du paysage, l'éternité de la nuit, l'attestaient du plus lointain des silences ; à certains moments, il rêve de dormir au bord d’une autoroute, d’évoluer au milieu de la foule, de sentir la présence moite de la faune nocturne, les parfums violents des villes où les néons clignotent des appels aux désirs de la chair ; il voudrait mener l'aventure du monde d'aujourd'hui où l'explorateur se perd entre les jambes humides des rues sales et des cafés borgnes. Tout plutôt que dormir à côté d'Hélène sans la toucher, sans que sa chair ne lui parle au moins ; la voix ne dit rien, mais son corps a bien des choses à dire, bon sang ! A quoi ça sert d'être incarné si c'est pour réduire la voix à la bouche ? Ne peut-il toucher, ne peut-il caresser, ne peut-il s'enfoncer en elle et faire crier la nuit, lui décrocher un cri contre son silence ? Son corps ! Faudra-t-il qu'il se taise lui aussi ? Ne vaut-il pas mieux mourir pour de bon que de laisser son corps pour mort dans ce lit allongé comme Pharaon dans son sarcophage? Au moins quand il parlait, s'animait en lui, par d'euphoriques pulsations, l'illusion qu'il était fort, qu'il accédait à la puissance de quelque oracle ; mais là, devant la nuit, il n'est rien ; il n'existe plus ni dans son corps ni dans son âme. Les ténèbres l'accablent.

Pierre est professeur de Lettres, mais il est avant tout un homme « parmi les hommes » ; aime-t-il les hommes ? Il aimerait croire que oui ; et cette illusion lui étant nécessaire, il se déclare humaniste. Il a besoin d’eux, de se battre en leurs noms ; enfant, son père lui avait appris à se bagarrer physiquement et sa mère aimait les Evangiles. Et puis, il s'était plongé dans les livres comme l'échappatoire gratuite à la petite vie parfois étouffante des gens modestes, qui comptent et recomptent, s'endorment devant la télé le soir, s'abîment devant des distractions bêtifiantes ; il avait rêvé un instant de devenir écrivain ; mais il se souvenait de sa mère qui avait trimé comme femme de ménage et de son père, simple ouvrier dans un atelier de mécanique auto, le soir revenant avec les mains noires, calleuses, desquamées ; et sa mère fourbue, le dos brisé qu'il avait fallu redresser par des gaines et même des sortes de tuteurs rigides. L'individualisme du romancier lui avait paru comme une trahison par rapport à son milieu d'origine ; surtout que ses parents avaient passé leur temps à rendre des services aux autres, eux si mal lotis pourtant. Dans sa vie d'homme, il n'avait pas voulu totalement écarter le passé ; professeur de Lettres et syndicaliste : l'alliance de son aspiration singulière et de l'élan généreux dans lequel on l'avait baigné depuis l'enfance.  Vingt fois, trente fois, constatant l'ingratitude de ces petits professeurs si lâches, si peureux dès que le supérieur hausse un peu le ton, si médiocres intellectuellement, presque incultes pour certains ! -il avait eu envie de renoncer à soutenir « leur dignité » ; qu'ils aillent se faire foutre avec leur dignité ! Qu'ils se fassent piétiner par quelques furieux élèves qui s'emmerdent au milieu de leur crasse ignorance, par leur inspecteur, par leur proviseur, par les parents d'élèves : Qu'ils crèvent ! L'école ne lui a jamais rien appris, oui, le prof de Lettres déclare qu'il faut faire exploser cette machine à merde ! Quand il les déteste tous, il se ravise toujours très vite car on l'appelle ausitôt, on a besoin de lui : une malheureuse professeur vient de se faire insulter par un élève notoirement dérangé et elle a réagi à celui qui l'a traitée de "sale pute" par une gifle ; il faudra qu'elle rende des comptes pour ce geste. Car l'Education nationale, c'est comme l'Italie d'il y a quarante ans : la violée doit se faire pardonner auprès de son violeur de l'avoir provoqué juste pour être passée devant lui et d'avoir déclenché le démon de la tentation ! Chose alors jugée bien normale !

Hélène, au contraire, est une femme qui aime se retirer en elle-même, qui cherche à s’ancrer au monde par ses propres moyens ; elle est passée maître dans l'art de développer des pensées à usage strictement privé, dans une quête évidente d'auto-suffisance. Son carnet truffé de mots, de citations, d'horaires, de projets, d'impressions remplace toute conversation ; le contact qu'elle fuit comme un animal qui longtemps captif, s'accoutume peu à peu à la vie sauvage, s'est raréfié ces temps-ci. Elle enseigne, accomplit son travail, mais ne supporte plus d’avoir affaire à des hommes le reste du temps. Elle s’enfonce dans la forêt dès qu’elle dispose d’une minute. La lecture, l’occupe longtemps, la rêverie en général. La solitude est devenue plus qu’un état provisoire, c’est une présence revendiquée, une finalité « philosophique » pour elle. C’est une pierre d’achoppement entre eux : lui, souhaiterait bien s’engager davantage, politiquement, socialement, car il croit qu’il « est né pour ça » et surtout, il faut des hommes qui ont la force, le courage. Peu d’hommes sont conçus pour lutter avec ce qui pourrit leur existence : c’est une observation qu’il a souvent tirée de son engagement syndical, enfin lui, il préfère dire « politique ». Oui, il a depuis longtemps une lecture marxiste de son monde, de cette sphère occidentale qui a su partager le pouvoir, mais qui, ruse de l'Histoire, n'a donné qu'un pouvoir vidé de sa substance, un pouvoir creux ou presque, une épée d'Excalibur de magie éteinte. Malgré les lois, la constitution, la civilisation, la démocratie s'essouffle : les gens sont fatigués, a constaté Pierre, fatigués de voter et de se retrouver trahis en vertu de principes qu'ils ne jugent pas supérieurs. Pour Pierre, l’histoire de la lutte des classes n’est pas seulement une affaire de justice sociale ; c’est le nécessaire processus pour rétablir des valeurs qui ont été longtemps inversées comme celle du travail par rapport au capital, ou celle de la culture par rapport à la consommation, et dont la conséquence va frapper jusqu’à l’intime, jusqu’au dévoiement des relations humaines ; inversion maléfique qu’on observe même dans la façon dont les enfants considèrent leurs parents -des bourses pleines de fric à vider-, les femmes, leurs conquêtes -avec voiture et chauffeur si possible, les hommes, leur goût ridicule pour ce qui fait d’une femme un joli petit objet sexuel prêt à consommer…Et le savoir, le savoir…De moins en de moins de prestige, le savoir. Le professeur prolétarisé qui débarque au lycée avec son tacot d'occasion et qui fait pleurer de rire les élèves qui roulent eux, dès qu’ils ont leur bac en poche, avec des bagnoles flambant neuves ! Ah, la réussite, qu’ils disent, elle est belle votre réussite ! Et pauvre type, qu’ils pensent au fond d’eux, des loosers (un élève en colère était sorti de la classe en traitant Pierre de looser et puis il avait étendu son anathème à tous les professeurs « bande de loosers »).

Qu'il était révoltant d'observer le rabaissement programmé des professions chargées de veiller au bien de la population ! De voir infirmières, instituteurs, policiers relégués aux bas-fonds de la fonction publique, traités en subalternes par la société, en prolétaires dans leur fiche de salaire…Tous des pauvres types qui gagnent trois fois rien et qui ne pèsent pas un fifrelin face à un lingot en or massif. Celui qui soigne, qui instruit, qui protège, celui-là doit laisser place à ceux qui, arrogants, le toisent comme le sous-fifre, l’employé corvéable sur qui on peut cracher ou pleurer, selon l’humeur et le besoin. On a beau le savoir, se disait Pierre, mais qui réagira, qui s’impliquera ? Faut-il attendre après quelqu’un quand on n’accepte pas un état de fait ? Et après qui ? On se le demande ! Toujours à attendre après les puissants qu’ils fassent quelque chose pour nous, qu'ils nous sauvent, mais pourquoi sommes-nous réduits à attendre, pourquoi, se demande Pierre faut-il croire un instant que des puissants aspirent à nous sauver ? N’est-ce pas complètement insensé d’imaginer un truc pareil, pourquoi l’évidence de la lutte, qui est le seul recours ayant fait ses preuves dans l’histoire, pourquoi cette évidence-là s’est-elle avachie dans le renoncement, la résignation, la mollesse et peut-être bien la lâcheté ? Oui, car il revoit ses collègues piteux, qui veulent bien sortir plut tôt le soit plutôt que d’assister à des réunions vaines qui n’ont de justification que dans le fait de retenir un peu plus longtemps les employés à leur tâche, de les enchaîner à leur travail, oui collègues piteux qui n’osent pas dire : « Non, je ne viendrai pas à vos crétineries administratives » mais n’en pensent pas moins. Quelqu'un doit s'avancer, parler pour les autres : Pierre accepte son sort. Porte-voix ! Plus encore : il a crée ce sort et en a conçu un sens pour lui-même, une raison de vivre au moins aussi importante que toutes les causes privées.

Alors, quand Hélène a plaidé pour cette maison individuelle retirée en Haute-Provence, entre Digne et Manosque, quand tout de suite se sont imposés à elle le chêne, la colline, l’espace, Pierre qui craignait de se couper du monde, s’est prime abord montré « réservé » ; Hélène savait que ce n’était pas gagné ; alors, elle a usé de créativité « projective » : « Là, il y aura la balançoire, je pense que cet arbre peut recevoir une cabane pour Sam, dis-donc, en travaillant un peu, on peut se faire un potager énorme : légumes frais en hiver et en été. Mais, c’est un pommier là ! En le traitant un peu…Au fait, j’ai vu : collège à dix minutes, école primaire en cinq minutes, courses hebdomadaires à Manosque…La maison : ça prend six mois pour la construire. Le temps de se retourner, quoi. »

Il l’avait sentie heureuse et cela avait été absolument communicatif : Hélène avait des engouements si purs parfois ! Une enfant. Il l’aimait pour cette raison aussi. Outre sa joie, elle avait du strict point de vue du bon sens « raison » : ils versaient alors un loyer beaucoup trop élevé pour une surface trop petite dans la partie ouest d’Aix-en-Provence ; ce terrain, c’était leur dernière chance de devenir « acquéreurs » à un prix acceptable, dans un lieu magnifique. Et Hélène était enceinte de la petite. Il n’hésita pas longtemps et ne regretta pas, ou alors très peu, de façon sporadique et contradictoire. Car tantôt, il adorait cette nuit à peine ébranlée par le souffle d’une brise, qui sonnait comme un appel à la méditation, au repos de ce qui agite les nerfs dans la journée, et tantôt, il y voyait un augure de la mort, l’angoisse de l’anéantissement qui rend la durée insaisissable et l’oubli aussi léger qu’un souffle dans une nuit paisible. La nuit, c’était la mesure de deux absolus que l’on recherche et fuit, la sérénité absolue et l’angoisse blafarde qui trempe les draps de la sueur de l’insomniaque.

Et la nature lui apprenait le silence, le temps des saisons, la vie animale, l’attente sans objet, la surprise de la rencontre animale, végétale, l'instruisait de l'intensité de la lumière, de ses reflets, de son action sur les couleurs : mais pour Pierre, c’était évident, ça n’avait jamais suffi. Il lui avait toujours fallu faire commerce avec des humains, c’est là qu’on « se pense » disait-il quand Hélène l'invitait à ces interminables randonnées le week-end.

Hélène caressait au contraire de lui, la croyance qu’un retour à un minimum d’état de nature pouvait nous sauver de cette espèce de règne politique de l’homme. Politique qui la fatiguait, qui exigeait sans cesse des réajustements, des positionnements. « Alors que le regard d’un écureuil qui effleure notre présence ne porte pas atteinte à la définition « ontologique » que chacun s’assigne » avait-elle écrit dans ce carnet qui ne la quittait plus ; il fallait à Hélène l’arbre, la pierre, la biche pour la reposer du monde et l'y assigner. Pierre lui a souvent rétorqué que cette nature n’est pas la Nature, que son œil lui permet de voir de façon circonscrite et limitée, que c’est une vision édénique des éléments et, c’est ignorer que chaque protagoniste lutte fermement pour sa place, du gros scarabée à la minuscule fourmi, sans se contenter de s’effleurer du regard. Hélène a souvent répondu : « Il y a la lutte -incontestablement-, mais il y a aussi une vraie paix à se sentir dans ce « tout » ; cette paix est le corollaire de la lutte ; il y a donc équilibre ». Pierre est méchant intérieurement ; il ne comprend pas comment une femme intelligente comme Hélène ne voit pas que son rapport à la nature -ce qu’elle en croit du moins-, n’est qu’une construction, une représentation subjective d’un ordre soit disant équilibré. Mais cela, il se l'est gardé pour lui ; il faut savoir arrêter les discussions qui n’en finissent pas, qui n’aboutissent à rien, si ce n’est à révéler le vilain fonds de mépris pour ce que l’autre pense, ressent, même faussement et qui au-delà des idées, soulève le cœur, ramène ce dégoût primitif qui préexiste à toute altérité, qui enflé par ne serait-ce qu'un minime désaccord, irrite jusqu'au sang, jusqu'au point de corruptibilité irrévocable du couple- et qui pourrait enfler jusqu'au désir de nuire, ce n'est pas à exclure: Pierre aurait voulu lui signifier à quel point ces nouvelles extases devant les écureuils et les couchers de soleil lui semblaient stupides, que la nature ne forme pas une scène de spectacle habilitée à distraire des urbains fatigués et tout prêts à confondre « regard » et « méditation », laquelle méditation pourrait se bien produire dans un bouge.

Pierre n’était pas impliqué « politiquement » pour rien, même si ses engagements ne souffraient pas l’encartage : il se figurait que le « réel », qu’il soit composé d’un arbre, d’un supérieur hiérarchique, d’un bâtiment administratif, n'était en rien prédisposé à intégrer l’ « harmonie naturelle » par ses seules qualités intrinsèques. « Trop de gens travestissent une réalité pour l’accommoder à leurs besoins ; c’est de cette manière qu’on se réinvente le mythe de la plénitude, de notre accord avec l’harmonie cosmique, de l’astrologie, du new age mâtiné de zen », c'était le jugement sévère qu'il se dispensait d'exprimer devant Hélène. « On cherche les correspondances, idée belle, poétique, et peut-être fort juste pour l’intuition scientifique, mais qui n'est que l’effet de l’artifice, du génie humain. Les correspondances n’existent pas : elles sont le rapport dégagé par le langage et en lui ». Correspondance…il établirait bien une correspondance avec Hélène, dans ce lit, un peu plus que leur seule présence à la nuit. Mais elle dort, elle donne à voir qu’elle dort. Il entérine et demeure immobile. Enfin, le sommeil s’empare de la conscience, lui dicte ses inflexions baroques où se mêlent les échos des médecins, et chose curieuse sa propre voix, voix qui s’est éteinte brusquement au milieu des élèves l’après-midi de cette journée de novembre. Ce fut comme un couperet, une guillotine : la traduction littérale de « on me coupe le sifflet » ; il allait rappeler Cédric à l’ordre, Cédric l’élève agité qui ne peut pas écouter plus de deux minutes d’affilée et lire, encore moins. Cédric n’est pas un élève, c’est un symptôme. Un symptôme léger et grave de notre époque. Léger ? Oui, léger car le chahut n’est qu’une expression normale d’une génération vis-à-vis de celle qui la précède, léger car les instruments de la révolte sont des gadgets électroniques et que les trois quarts des choses qui s’y déposent n’ont même pas le poids du vent, léger car le Cédric grandira et qu’il passera, qu’il a tout le temps pour devenir un homme après tout. Et pour ces mêmes raisons, il devient incroyablement lourd, le Cédric. Car on a aurait tort et on a tort de l’appeler « le Cédric » : il n’est pas seul, il est de très loin la voie paradigmatique où se moule le néant de notre époque : il ne se concentre pas, ne s’instruit pas de la matière complexe des mots, ni d’aucune abstraction fût-elle mathématique, ne voit aucun intérêt à la culture et à ce qui ne touche pas de près ou de loin sa personne. Il pense, dans son ignorance, que le savoir n’a pas à exercer sa naturelle autorité sur celui qui doit apprendre : car Cédric ne sait pas qu’il a effectivement quelque chose à apprendre. Son ignorance est si vaste qu’il juge bon d’en rajouter avec ses greffons électroniques perfectionnés à qui il confie la mission dérisoire d’être sa « mémoire », une mémoire remplie de jeux virtuels, peut-être aussi de références musicales dont il n’aura pas creusé la source -puisque la source, c’est lui, c’est son cerveau qui bouffe, qui reçoit tout ce que l’époque lui envoie, qu’il en est la décharge où il se décharge- : il est le vase clos où le Néant se met en boule et s’auto-alimente en permanence, de sa propre déjection, bien sûr, n’en doutons pas. Mais Cédric devient comme ces séries de Warhols, la présence itérative de notre époque, du modèle dupliqué qui n’a de singulier que ce que lui autorise sa minute de célébrité démocratique, médiocratique : nous le tenons notre mouton, nous le tenons, mais le troupeau est planétaire, soyons-en sûrs.

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