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5 décembre 2014

Chapitre II, "Une issue sans voix"

Chapitre II - Une issue sans voix ; pour suivre le roman, vous pouvez reprendre les épisodes précédents (trois) qui figurent sur le blog. 

Urgences, attente. Examen. Poumons, larynx. On fait venir le spécialiste de garde. Analyses : taux de globules rouges, globules blancs. Tout y passe. Pierre est un corps silencieux. Il attend, il redoute le pire. Et le verdict : rien. On a rien trouvé. Pas la moindre tumeur, pas la plus petite cellule folle. Même pas une grosse extinction de voix si fréquente chez les professeurs. On est perplexe : ses analyses sont parfaites, même pas une once d'anémie, ou un manque de magnésium qui pourrait expliquer la fatigue. Le corps non plus ne coopère pas, ne livre rien. Le mutisme. Un patient fermé à son corps défendant. Pierre pense alors qu’il aimerait bien que son corps aide la science, qu’il collabore à la recherche de la vérité, que son corps ne fasse pas attendre tout le monde, enfin ! Le respect infini qu'il éprouve pour ces personnes qui travaillent sans relâche sur le mal des autres... Les hommes ont du travail avec des souffrants qui crient pour de vrai. Il voudrait disparaître : tout entier, comme sa voix, d’un coup, sans laisser de trace. « Je vous assure que je ne veux pas vous déranger avec ma maladie indétectable ; quelle honte, quel embarras ! » ; pour s’excuser au moins, son corps devrait faire une trêve de silence. On ne s’excuse jamais assez d’encombrer les Urgences. Car même vides, les Urgences semblent encombrées. Sur le qui-vive, du matin au soir, du soir au matin. Le Purgatoire avec ces lits placés à la va-vite dans les couloirs, ces vieux entre vie et mort, ces jeunes égarés, ces âmes errantes qui échouent là par erreur ou parce qu’il y fait plus chaud que dehors. Dehors, de plus en plus, c’est l’Enfer. Le Purgatoire a fort à faire.

 

Il a passé des heures et des heures dans l’hôpital tout neuf de Manosque. Heureusement, il y a quelque chose de proprement rassurant dans ce lieu, dans la modernité même de ce lieu : on sent que la Science y affirme son pouvoir aux côtés de la Vie. Or, pense Pierre, rare est l’endroit où le génie humain se met au service de l’humain, sans se demander s'il faut être payé en retour, si la personne soignée mérite de l'être ou pas ! Par-delà le bien et le mal. « Pas une minute, je ne me suis senti seul dans cet hôpital, pas un instant. Ces moments, je les aimés » écrira-t-il plus tard, dans un de ces accès semi-tragiques où l'on se demande ce qui la vaut la peine d'être vécu.

Il en a même oublié, pour quelques instants, ses mésententes récentes avec sa femme, et le milieu professionnel en décomposition dans lequel il évolue comme l'enfant hagard dans un décor en ruines, appelant de son regard la mère qu'il n'attend plus, ses tracas qui le mettent à mal parce qu’il ne sait plus trop si ils viennent de lui ou pas. Il ne sait plus par exemple, s’il a raison ou pas de ne pas céder à la pression sur le travail ; d’autres semblent s’en satisfaire ou gardent leurs récriminations pour eux. Pourtant, quand il intervient au nom de tous, désigné par la lâcheté collective parce qu'il ose parler, lui pour dire: « Cette réunion nous prend un temps précieux que nous pourrions consacrer à améliorer la qualité de notre travail », là, les collègues sont contents. Ils viennent le voir pour être leur « voix » quand ils chient dans leur froc… à ces mots qui cognent dans sa tête comme une ancienne résonance d'une vie passée où il était le plus gueulard d'entre tous, Pierre rit ; enfin, il entend l'image acoustique de son rire ; il ne peut plus se fier qu'à sa mémoire. « Voix ». Eh bien voilà, on lui a coupé le sifflet ! Et s'il y avait un complot des Régnants derrière tout ça ?…Pendant la nuit, un représentant de la « chèferie » lui a peut-être bien sectionné les cordes vocales ; un inspecteur d'académie avec ses petites fiches didactiques, ses programmations de séquence, ses statistiques, ses circulaires, ses consignes, ses programmes, lui qui ne s'est pas retrouvé devant un élève depuis vingt-cinq ans et qui du haut de sa crasse technocratique, vous parle de l'art d'enseigner ! Et Hélène, qu’a-t-elle, pourquoi est-elle si fuyante, pourquoi semble-t-elle lui reprocher jusqu’au moindre détail de leur vie ?

Sa femme a appelé. Elle viendra s’il est hospitalisé. Mais il échappe de peu au passage prolongé dans cet univers en lisière du monde qu'est l'hôpital ; dommage quand, même. Il aurait bien aimé dormir toute la journée, qu'on lui emmène des plateaux repas et qu'on lui prodigue des petits soins. Pour aujourd’hui, ça suffit, a décrété l'interne. On lui fait un arrêt maladie et on lui prend rendez-vous à la Timone à Marseille en urgence pour le surlendemain ; ça n’a pas pu être possible avant. La piste neurologique est sérieusement envisagée : on doit le faire passer sous l’imagerie à résonance magnétique pour vérifier s'il n'est pas frappé d'aphasie. Ah, quand on commence à être malade, on rentre dans un tunnel qui nous amène à d’autres tunnels, plus longs, plus sombres, qu'on traverse en rampant comme des spéléologues de notre propre corps  ! On refait le circuit des nerfs, à l'envers.

 

Il rentre chez lui : sa femme l’attend, sa fille et son garçon sont là. D’habitude, quand il rentre, c’est un furtif bonsoir : son grand garçon de dix-sept ans a ses « occupations » et sa fille de treize, commence à en avoir aussi. Hélène, est elle aussi occupée : elle prépare ses cours d’histoire sur son ordinateur, corrige ses copies, veille à ce que les deux enfants fassent leurs devoirs. Bien. Tout le monde à son poste. Et lui, il a envie de repartir, de partir, d’aller voir ailleurs si j’y suis, de reprendre son habit de furieux leader syndical qui rêve de tout exploser parce qu’il couve une haine en lui, une haine de la lâcheté, une haine de la médiocrité, une haine de la servitude volontaire. Il voudrait donner sa vie à plus grand que soi, faire son devoir, d’accord mais avec un D majuscule, il voudrait que son grand gosse aime lire et pouvoir débattre avec lui, il aimerait que sa petite soit moins portée sur son apparence et que son Hélène l’aime fougueusement, le baise avec dévotion et perversité, au lieu de lui servir la soupe à la grimace. Parfois, il lui prend l'envie de la traîner par les cheveux et de lui relever la robe sans préavis, de la plaquer au mur et enfin de lui infuser son « venin, ma soeur ».

Mais les enfants attendent leur père aujourd’hui, debout, derrière la porte, à côté d’une mère inquiète qui compose la douceur de son regard. C’en est gênant et bien peu habituel ; factice ? Il serait tenté de le croire. Quelque chose de l’ « attention inquiète » l’émeut. Et c’est complètement inattendu : son fils l’étreint ; sa fille s’adjoint et la mère, attendrie, regarde la scène. Aucun artifice ne transparaît.

« On sait par quoi tu es passé aujourd’hui : le médecin des urgences m’a tout expliqué, dit-elle. » Elle est douce, vraiment. « Tu as l’air épuisé. Viens manger un peu. » Elle le prend par la main : il est un enfant guidé par une mère tendre et patiente. Ses enfants le scrutent comme une créature étrange, moitié homme, moitié enfant. L’aveugle est conduit à sa table. Hélène lui sourit, lui tend la main, lui caresse la main, elle passe la main dans ses cheveux. Les enfants assistent à l’échange tendre, étonnés, presque embarrassés, comme s’ils étaient témoins d’une grande intimité à laquelle ils ne devraient pas assister, plus assister. Ces derniers temps, c’est plutôt, vite servi, vite avalé, le repas. Ils ont déjà mangé et face à leur père, n’osent dire mot : ils ont peur pour lui et quand même, se demandent si le père ne cache pas un bon tour dans son sac ; le muet, quoiqu'il ne dise rien, semble par sa seule présence brider toute parole. Il dérange leurs habitudes si bien installées, si rassurantes qui font sentir chaque jour que l’on doit être là et pas ailleurs ; et puis si sa maladie était, grave, incurable ? Ils en ont parlé avec leur mère avant qu’il ne revienne de l’hôpital : ensemble, ils se sont inquiétés, interrogés. Et elle, la petite de treize ans s’est mise à pleurer, oui, Rebecca, la jeune Rébecca s’est mise à pleurer. Le grand, Sam, lui, s’est juste figé dans une méditation mélancolique, le regard vitrifié. Et Hélène, Hélène qui ne sait plus si elle veut de la vie telle qu’elle se profile, Hélène la quadragénaire qui se fatigue d’enseigner au collège à des petits morveux qui n’écoutent jamais un cours in extenso à part sous la menace d’une sanction, Hélène qui sent en elle bouillir un désir aussi puissant qu’un volcan sur le point d’exploser, Hélène qui doute d’aimer Pierre parce qu’elle ne sait pas si Pierre veut vraiment de l’incendie qu’elle est prête à allumer et si elle veut l'allumer avec lui, si la vie organique passe par la cohabitation avec cet homme...Hélène sent que tous ces doutes devront être pour le moment mis de côté pour assurer l’intendance et devenir à elle seule la colonne vertébrale de la famille. Mince, alors.

Il mange, Pierre. Ce n’est pas très bon, du surgelé réchauffé, mais il mange. Il a le regard vitreux de fatigue, de perplexité, de surprise : tout, depuis qu’il n’a plus de voix, est étrange. Un homme malade rencontre comme jamais la pitié, la vraie pitié, celle qui est faite du mélange de piété et de charité. D’un coup, et peut-être pour quelques heures seulement, il devient par sa faiblesse et sa misère, la raison d’être d’une profession, pour ses proches, il réactive la conscience de l’amour, du lien complexe nourri de tendresse et de culpabilité. C’est un homme gaillard, d’une carrure estimable et pourtant, il se sent petit, frêle, recroquevillé comme un asticot, rabougri. Il prend à nouveau un stylo, un papier ; il est observé comme si chaque geste maintenant comportait une forme secrète de cérémonie : « Ne vous inquiétez pas, tout ira bien, tout va bien. Et je peux encore écrire ! »

Pierre ne veut pas être l’élément qui oblige à changer des habitudes, à modifier un quark de la stabilité familiale, lui l'apôtre du changement social radical. Quelque chose l’a toujours poussé à incarner la stabilité pour les autres ; il a été l'arbre auquel l'on se raccroche, mais aujourd'hui, les branches cassent au mutisme involontaire de sa présence ; le mot est lu, et les enfants esquissent un sourire empreint de gêne.

Rébecca s’en va, émue ; Sam acquiesce pudiquement. Avant que les enfants se couchent, il ira embrasser sa Rébecca et son grand Sam.

Puis, seul avec Hélène...il la regarde, lui sourit ; ce silence les embarrasse car il semble dépouiller la facticité des mots employés comme les ornementations d'un vide de plus en plus prégnant entre eux depuis des mois. Ils font mine de découvrir l'ampleur d'un écart que le menu fretin du quotidien masquait. Mais elle ne détourne pas le regard, elle lui demande enfin s’il a besoin de quelque chose ; et dans ce regard qui a duré moins de cinq secondes, il a entraperçu ce qu’il y avait « derrière la tête », la pudeur qui s’active au dévisagement, quelque chose qui s’appelle un trouble. Il n’ose pas penser « trouble amoureux » car il doute qu’Hélène laisse filtrer si facilement pareille sensation, et si même, ce genre d’émotion l’habite encore. Il profiterait volontiers de la situation pour pousser sa recherche plus loin, mais alors, elle saurait qu’il ne s’inquiète pas du tout, mais alors plus du tout de son état de santé. Il doit maintenir l’inquiétude autour de l’énigme de la voix disparue : il faut se contraindre aux émotions propres du « moment », car les éprouver hors du cadre, serait décalé, inconvenant, indécent. Comme une femme qui aurait enlevé le haut à la plage, et qui aurait oublié d'enfiler un tee-shirt pour aller s'attabler au café du trottoir d'en face ; là où la nudité est acceptable, elle devient, par une sorte de règle tacite, inappropriée.

Pierre se concentre alors, au bord du lit, sur cette inquiétude qu’il ne ressentait pas et qu’il serait opportun d'éprouver maintenant, parce que c’est le moment et qu’il n’y aura peut-être pas d’occasion aussi « idéale » d’être inquiet. Il peut et doit jouer de cette soudaine attention qu’il suscite. Pourquoi n’est-il pas inquiet? Mais déjà Hélène le regarde comme un homme perdu, qui lit dans cette vision « au bord du lit » quelque chose comme le vertige de « au bord du gouffre », contourne le lit, s’accroupit et lui prend les deux mains. Elle est dans sa chemise de nuit bleue, la petite lampe est allumée et, la position, la finesse des traits de son visage qui, quand ils sont habités par l’amitié, paraissent étrangement émouvants, rappellent la beauté sobre d’un tableau de De Latour : Pierre, est frappé par la tonalité du recueillement, du « jeu » géométrique de l’arête du nez d’Hélène et du rais de lumière net qui en délimite le contour : il connaît avec elle maintenant, un grand moment, ce genre de moment, où l’essence de notre propre attente descend miraculeusement sur l’être aimé : le carné de l’amour qui cesse d’être projection de l’esprit et vibre de la flamme sacrée résonnant avec un lointain souvenir fixant à tout jamais, le dessin recherché dans le visage de l’autre. Avec Hélène, récemment, il avait connu plutôt, l’esthétique criarde du théâtre de boulevard. Il lui est infiniment reconnaissant de lui avoir donné la possibilité de retrouver l’image originelle de leur amour. En a-t-elle seulement conscience ? Il aimerait qu’il y ait préméditation et pour ne pas laisser l’instant s’évaporer sans qu’il soit certain de l’importance qu’il recèle autant pour elle que pour lui, délicatement, il pose sa main sur son visage. Ses yeux, un peu plus baignés dans la pénombre par la main qui se pose, brillent. Quel cadeau, pense­-t-il ! Quelle beauté ! Dieu, qu’il est sensible à la beauté, à l’équilibre des éléments et de la lumière, à l’équilibre de la tension et de la sobriété, de l’élévation et du terrestre ! Le sacré est là, sous ses yeux ! Elle sourit : «  Ne t’inquiète pas, tu n’es pas seul. »

Il essaie encore de capter son regard, il essaie à nouveau creuser la profondeur des mots, d’enfoncer la petite brèche que le mot de réconfort laisse entrevoir, aller au­-delà du brillant du coin de l’œil, le sacré est là et méditons-le, n’est-ce pas, n’en finissons pas, jusqu’à la transe !…la tension se relâche : ce sera tout pour ce soir et, songe-t-il, pour Hélène, c’est déjà trop. S’il avait pu parler, il lui aurait dit, « ne te force pas à dire des mots aimables, si tu ne les ressens pas. » Mais comme il est bête ! S’il pouvait parler, elle ne lui aurait pas dit : « Ne t’inquiète pas, tu n’es pas seul. » Elle ne lui aurait d’ailleurs rien dit ; décidément, c’est son mutisme contre le sien désormais. L’ironie des situations...ce renversement qu'il n'avait eu de cesse de relever tout au long de sa vie se composait d'une intime connaissance des ressorts humains, des faiblesses, des orgueils, des incisions par lesquelles les éléments de la chute présents en puissance, s'activent, se libèrent comme le pollen dans l'air au printemps. Comment croire que rien ne pense à part nous ?

Il reprend le fil ; Dieu que ça parle en lui Il est tout sauf mutique ; la caresse de sa main est venue chargée, concentrée, à point nommé, il peut le jurer. Tout était parlant depuis le geste jusqu'au toucher. Le silence ne fait que le rendre plus bavard. Elle pourrait dire un mot mais ne le fait pas. Il se couche pour ne pas resté figé, elle aussi. Il s’autorise à la prendre dans ses bras ; elle se laisse faire. Bien sûr, il s’arrêtera au seuil du « tacitement autorisé ».

 

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