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1 décembre 2014

Une issue sans voix, chapitre premier, suite et fin.

Chers lecteurs, le blog renoue avec la création littéraire par un début de roman, dont vous pourrez trouver le prologue il y a deux posts et l'incipit il y a un post, intitulé : Une issue sans voix. Un professeur perd la parole ; je n'indique évidemment pas ici la portée parabolique de ce type de récit -qu'on pourra regarder comme une fable sociale, une critique de la métaphysique creuse de notre monde à bout de souffle, à bout de voix, ou simplement, le récit d'une expérience. Ce sera comme on voudra. Bonne lecture ! 

"Il prend son cartable, ramasse son carnet d’appel, ses stylos dans la stupéfaction généralisée. Il prend sa veste, et sans jeter un regard à la classe -car il a honte-, ouvre la porte et s’en va. Derrière la porte qu’il referme, c’est maintenant le brouhaha : « Il est timbré ou quoi ? » entend-il. « Cancer de la langue » gueule la voix de Florian, l’élève le plus agité de cette classe de première, celui qui lui avait clairement formulé que la « littérature, c'est juste bon pour draguer les filles » ; à quoi il avait répondu que « si on a encore besoin de littérature pour draguer, alors tout n'est pas perdu. ». Mais son extinction de voix relègue son sens de la répartie aux choses caduques, comme une photo d'une femme aimée qu'on aurait trop regardée et qui, malgré tout ce qu'elle éveillé en nous, demeure désormais muette.

Il court le long du couloir gris aussi vite qu’il peut. Il faut prévenir. Sa course est celle d'un homme en retard, d'un homme qui craint le courroux et le reproche. Il faut être en règle. Il a peur, il a toujours eu peur d’enfreindre les règles, d’avoir à vivre avec des fautes qu’il faut réparer. Et là, les élèves sont laissés à eux-mêmes dans la classe, si l’un d’eux commet une bêtise, il sera tenu pour responsable !

Les bureaux de l’administration : enfin ! Il toque une fois à la porte de celui de la proviseur : pourvu qu’elle lui dise vite d’entrer car il n’osera pas sans son autorisation. Mais là, il se rappelle qu'il n’y peut rien, alors qu'au moment de toquer, il a failli oublier que tout était inhabituel : il a des circonstances atténuantes nom de Dieu ! Un coup et il entre : il n’a pas attendu qu’on lui en donne l'ordre. L’effraction : il veut s’excuser mais pas un mot ne sort ; pourvu que le soupçon d’impolitesse soit levé le plus vite possible ! Il la voit mais il ne peut rien expliquer, il vient d’oublier l’idiot qu’il ne peut plus parler et que c’est précisément pour cette raison qu’il est ici !

Elle fait une drôle de tête, la proviseur, car elle n’a pas dit « entrez » et qu’il est là avec sa face hagarde dans le bureau et ses gestes désordonnés vers la bouche. Mais qu’est-ce qu’il a ? Il est givré ? C'est quoi encore ce cirque ? Ces profs, ces profs ! Geignards, névrosés, feignasses, lèche-culs ! Toutes les cinq minutes avec leurs doléances, on ne peut pas être tranquille ! Je bosse, moi ! Et jusqu’à pas d’heure en plus ! Voilà ce qu’elle pense, c’est ainsi qu’elle pense toujours quand elle voit rappliquer un professeur dans son bureau.

Mais comme ça commence à bien faire cette histoire de silence, elle l’invite à s’asseoir contenant un soupir d’agacement.

« Bon qu’est-ce qui vous arrive, Monsieur Dubois ?

Il se met à pleurer ; mais les larmes versées dans un silence opiniâtre offrent un spectacle étrange, indéfinissable. Le visage se convulse, obéit à des tensions déformantes comme si les yeux tiraient le nez vers le haut, une larme jaillit de l’œil droit aussi fort que le cri qui n’a pas pu être émis. Il hurle littéralement avec son œil : de douleur, d’impuissance, d’incompréhension. Et cette gorge déployée jusqu’à la luette en est presque indécente, un peu comme de montrer le fond de ses entrailles. La scène devient difficilement supportable. La proviseur est frappée par la laideur de ce visage. Non, plus que laid, monstrueux se ravise-t-elle intérieurement. Il faut qu’elle surmonte cette impression pénible, car il se passe pour le coup « vraiment quelque chose », quelque chose qui n'a rien à voir avec son tâcheronnage administratif.

Il cherche soudain un stylo dans son cartable, un papier, il s’excite, il triomphe enfin !

« Oui, écrivez, c’est une bonne idée » : la proviseur l’encourage maintenant ; elle voit sur son visage, une vraie souffrance, pas une simulation. Pour un peu, elle serait même compatissante. Mais il faut attendre de voir...On leur donne la main, ils prennent le bras, ce peuple-cafard.

Les mots défilent de sa belle écriture penchée : « Je ne peux plus parler, je ne sais pas pourquoi. Il faut que j’aille voir un médecin, veuillez m’excuser. Les élèves sont seuls dans la classe, prévenez vite un surveillant. »

Il glisse le mot vers elle : elle le regarde avec surprise, hésite encore à lâcher un regard d'empathie du haut de sa frange un peu raide. Une extinction de voix : on en guérit vite, pense-t-elle déjà en anticipant le nombre de cours ratés, les élèves gardés en salle de permanence, les parents mécontents face à ces fonctionnaires toujours fatigués de ne pas travailler... Bien, il n'a pas l'air de simuler, constate-t-elle néanmoins ; car les professeurs passent leur temps à simuler, selon elle ; ils iraient inventer l'enterrement de leur mère cinq fois par an pour se défiler de leurs obligations. Son sourire ne ment pas, cette foi, elle saisit le problème : « Mon Dieu, que vous arrive-t-il…Allez-y, on s’occupe de la classe et tenez-nous au courant. »

Il acquiesce dans un sourire soulagé : il est compris, lui qui avait eu tant de mal à se faire comprendre d’elle quand il avait fallu lui expliquer que la multiplication de réunions organisées par ses bons soins n’avaient pas grande efficacité et créaient une perte de temps considérable pour les professeurs. Que personne n’était dupe de la volonté « d’en haut » d’occuper la moindre parcelle de temps libre des professeurs pour calmer l’opinion publique persuadée qu’ils sont payés à ne rien faire. Pour que le maçon, le cafetier, le PDG, l’infirmière se disent de conserve : on les a mis au boulot ! Mais si on les a mis au boulot, on a oublié de dire le genre de boulot qu'on leur demande : du technico-pédagogique, du massacre linguistique, de l'ignorance élevée sur la meringue d'un mauvais savoir.

Oui, mais maintenant que Pierre Dubois ne peut plus parler, réduit au silence, il a une sacrée excuse, un truc plus fort que lui qui le place hors des justifications habituelles, des explications à fournir sur le fait d’être ou ailleurs. Il commence confusément, maintenant qu’il est hors du champ de son travail, à s’apaiser d’être loin des conflits récents qui ont agité sa profession. Une fois qu’il est loin du lycée, sur le parking, il éprouve un soulagement imprévu. L’affolement qui prévalait encore il y a quelques minutes, s’est tempéré : il met le contact à sa Peugeot 205 verte et pendant le trajet, il s’efforce de sortir un son. Il comprime l’abdomen, fait remonter son diaphragme comme si il allait soulever des altères, presse ses poumons : rien. Il aurait préféré simuler, se découvrir acteur, comme le sous-entendait perfidement le regard perplexe de la chef.

Il doit d’abord se rendre chez le médecin ; le paysage magnifique entre le lycée et le médecin de son village, défile sous ses yeux indifférents et seulement occupés à démêler ce qui se passe en lui. Mais cette indifférence, d'un coup, il la ressent comme si la conscience avait le pouvoir de réfléchir jusqu'à cette absence d'intérêt soudain. Comme si la colline, le rayon qui feutre son duvet de verdure en le mordorant, comme si la beauté lui disait : nous existons de ton existence : «  Peut-être. Mais toujours comme si. Il faut imaginer « comme si . Il faut être Baudelaire pour croire à la réalité des « Correspondances »... C'est drôle comme je nie les collines, comme je les vois comme des obstacles qui me séparent de mon objectif, alors qu'habituellement, je me fondrais en elles, elles se fondraient en moi. »

Le voici arrivé devant le cabinet médical ; le médecin va sans doute, en le voyant dans la salle d’attente, se dire « encore », car depuis quelques mois, Pierre revient souvent voir Monsieur Gerrac, le médecin de ce petit village de Provence. Pierre se sent fébrile depuis qu’avec Hélène, sa femme, les choses sont « compliquées » : il souffre de l’estomac, d’eczéma, du dos. Elle n’est pas contente, tour à tour indifférente et jalouse, pleine de reproches et fatiguée de son cas. Elle l’aime, ne l’aime plus : qu’est-ce qu’elle en sait ? Il voudrait vraiment faire davantage pour qu’elle se sente plus heureuse ; il sait que tout le monde en passe par là, tous les hommes, toutes les femmes, tous explosent vers quarante, cinquante ans et se retrouvent en miettes aux abords de la vieillesse, puis ils tombent amoureux, ridiculement amoureux, comme les adolescents qui s'approchent timidement de leur première conquête avec des tremblements dans les doigts et des bouffées de désir moites. Ils recommencent une vie avec un autre, une vie assez semblable à la précédente, ils jouent à recommencer, ils finissent par retrouver ce qui les avait éloignés de leur vie d'avant et ils traîneront avec eux les peurs, les crispations anciennes autour de leurs désirs, désirs qu'aucun ne pourra combler, ni le nouveau ni l'ancien compagnon ; et voici encore, les obstacles liés au rangement de la maison, à la confection des repas, à la fatigue du travail quotidien, l'éducation des enfants, au besoin continuel d'argent...Il est si rare de voir un vrai recommencement, il est si rare d'observer un changement spirituel à la source de tous ces changements qui finissent par n'être qu'un perpétuel recommencement ! Mais l’idée de perdre Hélène le panique follement. Il dort mal, il enseigne mal, il a peur d’exprimer son désir d’elle trop fortement puis, de trop la laisser venir, peur que « ce ne soit pas le moment ». L’idée que le silence se soit imposé à lui comme une réponse psychique fait son chemin pendant le trajet. Le pire est qu’il ne peut prévenir personne ! Le revers de la médaille…

Gerrac le reçoit après une heure d’attente alors qu’à cette heure-ci, à 15h30, il n’y a personne : heure creuse. Mais il faut le mériter, le médecin. Surtout qu’il n’y en a pas d’autre à dix kilomètres à la ronde. Il en impose le Gerrac, avec sa charpente de bâtisseur, ses sourcils levés à la Belzébuth : un peu caractériel, franchement sympathique, il n’aime pas qu’on le contredise : sa pensée est parfaitement géométrique, sans surprise, et qu’on ne lui parle pas d’homéopathie, de ces remèdes de sorcier ! C’est un homme respecté qui vieillit avec sa clientèle. Pierre n’aime pas en passer par lui, mais il a pris l’habitude d’enchaîner des tas d’actions qu’il n’aime pas accomplir. Son existence est remplie de ces menus faits qui, du lever au coucher, l’ennuient, pèsent sur sa liberté, son désir d’agir en conformité avec sa pensée. Mais tout ceci est si habituel, n’est-ce pas ? Depuis des années, il doit enseigner à des élèves dont un tiers se trouvera en échec, passer un temps infini à faire de l'administratif au travail et chez lui, à inculquer des valeurs à ses enfants lesquels le considèrent comme un extra-terrestre, à attendre le retour de flamme d'un désir éteint, à voir s'enfoncer la société dans l'injustice et le consumérisme : lui le professeur syndiqué, lui l'engagé politique, lui l'amoureux de la culture, il voit que ce monde veut en finir avec lui, que partout, il lui est signifié : ton temps est révolu.

« Qu’est-ce qui vous amène ici ? La question du médecin mériterait un développement de rigueur. La manie de l'exhaustivité. Evidemment, on retrouve l’embarras, le ridicule de la situation. Cette fois, Pierre n’essaie pas, comme il l’avait fait tout à l’heure, de sortir un mot. Il s’évite les grimaces : un papier, un stylo et vite. Quelques gestes de la main à la bouche auront clairement désigné le problème au médecin. Mêmes mots que devant la Proviseur -il s’habitue à être muet. Tout de suite, le médecin ausculte, demande à voir la gorge, s’étonne un peu : rien. Pas l’ombre d’une angine, d’une pharyngite. Faites « Ah » : il tente de le piéger, ça ne marche pas. Une obstruction totale, même pas le plus petit début d’un filet de voix rauque.

« J’appelle votre femme, mais pour l’heure, vous allez aux urgences. Je vous fais un papier pour être « prio ».

Etre « prioritaire » ! Voilà quelque chose qui ne s’était jamais appliqué à lui ! Un démocrate parfait qui avait appris à attendre son tour : il pouvait positivement se définir de cette manière. Non qu’il fût dénué de désir de dominer, de fouler aux pieds la sacro-sainte égalité ; peut-être même qu’un penchant pour la violence gratuite germait dans son cœur. Des rêves d’écraser l’imbécile, le méchant, le rival ou tout simplement, l’envie de triompher de la peur, de vaincre autrui par son charisme, sa présence écrasante : oui, quelque chose du « western » circulait dans son fantasme de toute-puissance. Et voilà qu’il n’avait rien demandé, qu’il était précisément privé d’un organe de pouvoir, du sans-pouvoir qui lui donnait du pouvoir. Sauf que le médecin faisait une drôle de tête : « Il faut qu’on écarte l’hypothèse de la tumeur. C’est pour ça que vous allez sans tarder aux urgences » Le mot était lancé. Il n’allait pas jouir bien longtemps de son petit pouvoir. Terminé avant d’avoir commencé : c’était trop beau. Une tumeur, le cancer, la fin : la folie incontrôlable au cœur des cellules, le ver dans le fruit. Il ferme les yeux un instant ; il croyait qu’il avait été malheureux, il comprenait maintenant qu’il y avait pire que cela. Se trouver dans la zone d’avant la création où le ciel et la terre ne sont pas encore séparés, évoluer dans le magma premier où lumières et ténèbres confondus mettent la vie et la mort à équidistance, un tout indivis où l’on verra ce que l’on voudra selon qu’on y tienne ou qu’on n’y tienne pas : être malade, ça implique de refaire tout le chemin depuis le début, comme si on venait de naître en somme. On commence par le chaos, puis, tout dépend des forces en présence, de la façon dont on engage la bagarre, et…retour de l’énigme. Toutes les hypothèses sont alors possibles pour déterminer l’élément décisif qui l’emporte.

Pierre sait qu’il va pénétrer l’épais brouillard de l’incertitude angoissée. Le médecin a repéré son trouble.

« N’ayez pas trop de crainte quand même : je ne vois pas de ganglion, pas d’inflammation ; la gorge est claire. Mais comprenez que la science ne doit rien écarter ; quand on ne sait pas, on doit tout envisager. »

La science a du bon, pensa alors Pierre. Et il s’efforça de rassembler ses esprits pour donner au plus vite la possibilité à la science de déterminer la cause de son mal. Pierre écrivit : « Merci, n’oubliez pas d’avertir Hélène. Il faut qu’elle soit rentrée pour les enfants. Son numéro : …. »

 

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