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28 novembre 2014

Chapitre premier : une issue sans voix.

Après notre prologue, voici le début du premier chapitre.(se reporter au post précédent pour savoir de quoi il retourne).

Chapitre I

« Parle, nom de Dieu, parle donc ! »

Il se tait obstinément. Les élèves attendent depuis trente secondes, mais le silence de celui qui doit parler et qui se tait, dilate le temps : c’est long, trop long. Les adolescents pensent que c'est un « effet », une mise en scène, voire une façon originale de manifester son autorité : les professeurs cherchent tous à se démarquer pour réclamer de la concentration, du calme, du silence. Et celui-ci en particulier sait déployer des talents de comédien, parfois suprenants, désopilants. Certains surjouent le professeur autoritaire, d'autres essaient de capter l'attention par le rire, d'aucuns n'envisagent même pas de lutter et s'arrêtent tout net de parler à la moindre interruption de leur cours. Mais là, pour notre professeur, l'effet est passé, depuis belle lurette, si toutefois il recherchait un « effet ». La voix intérieure qui lui commande de parler, exhorte à nouveau, crie, « Parle enfin ! » et s'échoue sur des cordes vocales réfractaires comme un objet qu'on aurait laissé s'éloigner du rivage et que tous nos efforts, cris, gesticulations, n'auraient pas suffi à ramener. Les lèvres bougent peut-être, maintenant : il ne sait pas, il ne saurait vraiment dire ce qui se passe en lui et hors de lui, mais plus une vibration n’ébranle ses cordes vocales. Les élèves si remuants d’habitude, l’observent en train de se débattre : le silence fait régner le silence. L'onde de l'inquiétude se propage dans les trois rangées, où les élèves, les uns après les autres, font tomber en dominos un air coi sur leur visage. De quel poids ce silence leste-t-il la classe ! En quinze ans de carrière, il n'avait jamais connu pareil embarras. Même les extinctions de voix, il n'en avait jamais eues. Une pharyngite ou deux, pas plus.

Enfin, une élève, la plus douce de la classe, la plus gentille, l'éternelle fille du premier rang qui rend toujours ses devoirs à temps et se distingue par une discrétion exemplaire, Marie en l'occurrence, avance son bout du nez un peu rougi par un rhume, prend sur elle d’enjamber sa timidité, surmonte l'épreuve d'être jugée encore une fois comme la lèche-bottes du professeur : « Est-ce que ça va monsieur ? Vous voulez un verre d’eau ? » Il fait un signe de la main que non, essaie de rassurer avec un sourire qui tente de signifier qu'il ne s'agit que d'un accès passager. En fait, il voudrait bien le verre d’eau, mais il ne veut pas la déranger ; il ne faut pas la déranger. L'envoyer chercher un verre d'eau, ce serait admettre que quelque chose ne va pas, qu'il faut agir, réparer un problème. On n'en est pas encore là, pense-t-il ; cela doit faire à peine une minute qu'il lutte ; on ne rend pas les armes au bout d'une minute. Il sent bien aussi que le problème ne vient pas de la gorge ; il n'a pas mal à la gorge, pas physiquement mal. Avant de rentrer en classe, il venait de mener une conversation tout à fait normale avec son collègue Stéphane, le nouveau professeur de philosophie, un jeune homme vraiment intéressant et ouvert manifestant un goût prononcé pour le débat ; la jeune recrue lui expliquait que chez Bakounine la destruction de la structure comportait en elle-même le ferment du renouveau : l'effondrement est une naissance : oui, ils avançaient tranquillement vers les salles de cours et devisaient sur la nécessité non pas de craindre l'effondrement, mais d'en épouser l'énergie qui servira à faire sortir de terre, en temps voulu, l'homme libre.

Ils s'étaient acheminés ensemble devant les salles où les élèves les attendaient ; celle de Stéphane était plus enfoncée dans le couloir, alors ils s'étaient salués et Pierre avait ensuite ouvert sa porte. Ses affaires posées, son stylo sorti, sa liste d'appel sous les yeux, lui-même prêt à égrener les noms, les élèves assis, l'entrée en scène classique, le rituel mille fois recommencé, rôdé, routinier ; et le blanc. Total. Pas un mot. Sans douleur aucune. Sans aucun signe avant-coureur.

Comme il est pénible de le regarder se débattre, comme ce qui se passe dans son esprit en ce moment est presque audible, en tout cas, physiquement perceptible ! un bruyant silence, presque un cri blanc emplit l'espace. Il s'efforce de faire bonne figure et d'aligner des pensées rationnelles : « C'est passager sans doute ; les choses vont vite s’arranger. Ne panique pas. Une faille psychosomatique. Plus tu désires que ta voix revienne, plus elle te résiste : un classique de la psychosomatique. »  Il cherche à mettre sous contrôle des pensées, à les organiser, parce que si « sa voix parle en lui », c'est qu'elle n'est pas si éteinte, que sa partition existe et qu'il faut juste mettre le volume pour qu'elle se fasse entendre. Debout se tenant la gorge, tordu de mimiques, lui, l'homme, que de nombreuses jeunes lycéennes s'accordent à trouver viril, « pas mal » pour un « vieux de plus de quarante ans », n'est plus qu'un clown livide tendu d'angoisse, grotesque ou pathétique, mais de plus en plus pathétique et de moins en moins grotesque ; des rires s'étouffent, et puis eux aussi finissent par répondre au silence de toute leur hébétude. Trois élèves se lèvent et l’entourent comme pour le protéger d’un début d’effervescence : on ne doit pas surprendre l’idole dans ses moments de faiblesse, sinon elle cesserait d'être l’idole et pour certains, très peu encore, la personne du professeur est consacrée de l'aura invisible qui les imprègne jusqu'à l'amour ou un de ses dérivés profanes, l'estime pour l'autorité, la fascination pour celui qui semble pénétré d'un savoir et qui, en vertu de ce savoir, est parvenu à s'arracher, même légèrement, aux lois de l'attraction terrestre. Malgré la chute définitive du monde dans le domaine du profane, il pouvait subsister ça et là quelques poches de transfert sacré, et le plus miraculeux c'est que ce transfert pouvait encore se produire dans un lieu comme celui-ci, un lieu d'institution républicaine, un bâtiment sans grâce pas du tout prévu pour les élans de l'âme ou de l'esprit, et de moins en moins vu comme possiblement enthousiasmant. Si on voulait dégoûter les enfants d'un savoir quelconque, on ne pouvait guère mieux s'y prendre ; mais voilà, il existe encore des hommes qui déclenchent cet amour, et Pierre y parvenait parfois, aspirait à cet état presque toujours ; c'était la vocation, le sacerdoce de sa vie. Oui, il disait « amour » et pas un autre mot, car plus qu'aucun autre métier excepté celui de médecin, celui-là exigeait la bienveillance, la considération égale pour chaque individu composant la somme de ses élèves. Il était encore de ceux qu'une jeune personne trouve passionnant et ceux-là ne couraient pas les rues. Tous ne saisissaient pas la portée de tel texte, les mots même du texte mais captaient l'importance, l'enjeu décisif que les mots du professeur autant que ceux du texte lui-même engageaient. Et la piètre considération de l'institution, de la société en général, n'avaient guère entamé sa passion à passionner, à émerveiller la littérature, à s'en faire un serviteur enorgueilli d'humilité.

Il se sent redevable : il n’a jamais senti à ce point l'altruisme inquiet et généreux de ses élèves qui a beau être dense pour la plupart, mais demeure diffus, presque abstrait dans le contexte quotidien de la classe, à part chez quelques uns, quatre, cinq, tout au plus. Il y en a toujours qui sortent du lot. Depuis le début de l’année, il considérait ses élèves comme des juges parfois injustes parfois neutres, mais pas à son goût suffisamment attentifs et présents à sa parole d'enseignant. Enfin, il avait la pénible impression que la passion qui le nourrissait de l'intérieur parvenait de moins en moins à se diffuser hors de lui ; en vieillissant, quelque chose dans la cérémonie s'effilochait ; son énergie diminuait-elle ? Les élèves avaient-ils changé ? Pour l'heure, il est touchant de savoir qu’ils peuvent avoir la bonne réaction à un moment difficile, incroyablement touchant et rassurant, mais il sent qu’il lui faut se lever et partir : c’est sûr, il n’arrivera à rien. Le silence a eu le dernier mot.

 

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