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4 novembre 2014

L'éditeur et le Néant.

Voici l'intégralité d'une nouvelle : L'éditeur et le Néant. Après le dernier épisode de Civilisation perdue, nous reprenons nos déambulations dans le blog.

 

L’éditeur et le néant.

            Nouvelle.

 

Marie-Françoise est à n’en pas douter la meilleure assistante qui soit, se dit Daniel ; jamais elle ne le dérangeait, jamais elle ne venait l’interrompre dans ses tâches sans que le sujet méritât vraiment son avis. Surtout, et sans qu’il le pût vérifier vraiment, il la croyait loyale et pourvue de véritables qualités humaines : sérieuse, même un peu austère, d’une ferme discrétion et très à cheval sur les principes. Elle tenait en horreur les écarts de conduite, les inconstances d’humeur surtout quand il s’agissait de la politesse, de la correction du langage et de l’arrogance. Dans la vie d’une maison d’édition, ce genre de personne constituait un véritable rempart contre les caprices des écrivains qui, dès lors qu’on acceptait de publier les livres, avaient tendance à oublier toute humilité. Ainsi, Daniel à qui la lourde responsabilité de diriger la maison incombait, pouvait sans crainte déléguer à Marie-Françoise une bonne partie de la gestion quotidienne, celle qui est faite essentiellement de tracasseries infinies pour se donner tout entier au maintien et à la progression de son entreprise. Ce qui signifiait d’abord ne pas passer à côté d’un vrai talent, fournir à ses auteurs toutes les entrées pour se faire connaître, organiser la représentation de sa maison dans tous les salons existants et évidemment la prise en charge d’une bonne partie du travail administratif. La déroute financière demeurant une menace de tous les instants pour une maison d’édition d’envergure moyenne, il convenait de prendre les bonnes décisions et de ne rien négliger. Par exemple, il fallait impérativement au cours d’une année faire deux ou trois coups médiatiques, c'est-à-dire lancer des livres pseudo-polémiques au contenu vaguement scandaleux couvrant les thèmes de la politique, du sexe et du monde des célébrités pour permettre aux ouvrages plus confidentiels mais de meilleure qualité littéraire, d’exister. C’était la stratégie qui permettait à la maison d’édition « Mourir de lire » de ne pas connaître le sort peu enviable des petites maisons qui se faisaient racheter par les grands groupes ou qui disparaissaient purement et simplement.

Ce travail qu’il accomplissait maintenant depuis dix ans alors qu’il venait d’en avoir cinquante, avait été en somme le but de sa carrière, le couronnement de son ambition. Il avait dû jouer des coudes dans le milieu pour en arriver là ; d’abord, il était rentré à vingt-huit ans dans la boîte en tant que lecteur-correcteur après avoir passé un an à enseigner dans une banlieue de la région parisienne, à Champigny sur Marne précisément. L’expérience de professeur lui avait paru décevante bien qu’il eût, pour obtenir ce poste, passé un concours fort difficile. Mais l’ennui, c’est qu’il n’était pas parvenu à transmettre à des collégiens en majorité d’origine africaine et nord-africaine, la passion qu’il éprouvait lui-même pour la littérature. Une autre raison plus immodeste le conduisait à penser que la carrière de professeur n’était pas propre à assouvir ses ambitions et mettre en valeur ses qualités intellectuelles. Il caressait pour son propre compte un avenir plus brillant fait de rencontres avec des auteurs, de soirées mondaines dans les meilleurs milieux parisiens. Il ne le niait pas, il avait voulu faire partie de ce gratin intellectuel et les élèves qui parlaient mal le français, l’emmerdaient. Etre prof revenait à intégrer une sorte de prolétariat de la pensée, condition qu’il avait fini par mépriser et reléguer au rang de « gagne-petit ».

La seule chose qu’il regrettait de son passage-éclair chez les profs, c’était l’absence de considération pour le profit, l’ignorance des ennuis constants liés à tout commerce en fin de compte et qui l’obligeaient à faire des choix artistiques bien en deçà de ses exigences. Décidément, la médiocrité s’accrochait ferme à toutes les franges de la société.

A vingt-huit ans, donc, il intégra le milieu fermé de toute maison d’édition et se distingua rapidement en dénichant deux talents qui firent faire des gains prodigieux à l’entreprise ; d’abord, un auteur de romans historiques qui vulgarisait toutes les périodes de l’antiquité mésopotamienne avec des intrigues légèrement mâtinées d’ésotérisme, du style : « Babylone ou le mystère des étoiles » et un autre, journaliste de son état au Canard enchaîné et spécialiste du scandale politique, qui permit dans un livre écoulé à 60 000 exemplaires, de mettre à jour les relations entre les milieux de la finance et le pouvoir politique. Rapidement, il fut intégré à l’équipe s’occupant de la stratégie d’expansion, puis après deux ans à bûcher comme un dingue pour faire ses preuves, il fut promu directeur de collection à trente-cinq ans tout juste ; ce qui fut envié, jalousé, contesté. Durant cette période, il gagna des ennemis, perdit beaucoup de cheveux et la candeur de ses jeunes années. Il était devenu un vrai animal politique.  

Toutefois, c’est à ce moment qu’il comprit le lien entre son statut professionnel et son pouvoir érotique ; tant qu’il n’était qu’un petit prof puis un lecteur-correcteur, il passait au mieux pour un homme intelligent au pire pour un petit binoclard. Il n’avait eu que de gentilles histoires sans grande passion. Une fois directeur de collection, tout fut facilité : au cours de dîners, il rencontrait des représentantes de la distribution, des écrivains femmes, des employées des maisons d’édition qui en goûtant à son sexe, croyaient prendre un peu de son aura ; il eut au cours de ces cinq années des relations de toute sorte, mais aucune n’égala celle avec laquelle il était placé en directe concurrence : la directrice de la boîte « Mourir de lire » qu’il dirigerait après avoir pris sa place cinq ans plus tard après une houleuse passation de pouvoir.

Au moment de leur rencontre, elle avait quarante deux ans alors qu’il en avait trente-six ; il passait pour la figure montante du milieu et elle la directrice au style imposant, autoritaire et sans concession surnommée « la Générale ». Sa vie sentimentale, mal connue de tous les employés, semblait négligée par le sens qu’elle accordait à ses responsabilités. Avait-elle des amants ? Nul ne le savait ; tout ce qu’on disait d’elle, c’est qu’elle avait divorcé d’un homme très doux à qui elle ne voulait pas donner de descendance. Une dame de fer qui broie les employés et les hommes. Mais, incontestablement, Gaëtane avait du style : c’était une vraie femelle avec des griffes de chatte, des yeux effilés en amande, une bouche fine mais correctement dessinée et des cheveux noirs, lisses un peu comme ceux des asiatiques ; quant à sa morphologie, elle se maintenait malgré une configuration d'évidence tournée vers le plantureux. Il y avait sans doute d'âpres efforts pour contenir un corps enclin à l'assouvissement de pulsions.

De fait, ses efforts payaient: quarante-deux ans, des dents alignées et blanches, l'impression de ne jamais hésiter dans les décisions. A quel prix ? Daniel se le demandait souvent quand il la croisait dans les couloirs et qu’elle le gratifiait d’un sourire qui flottait entre l’affectation et l’affection. Et lui ? Etait-il prêt, comme il le supposait d’elle, à renoncer à une vraie vie personnelle pour atteindre ses ambitions ? Depuis qu’il était directeur de collection, la question ne se posait pas vraiment : il était bien trop pris dans la valse des désirs et des sentiments, qui comme les parfums trop forts, enivraient d’abord et soûlaient ensuite.

Un soir, après un bouclage, c'est-à-dire la conclusion d’une période d’un intense travail où le manuscrit est fin prêt –une fois passés corrections, mise en page, bons à tirer- pour l’imprimeur pour être ensuite distribué en librairie, Gaëtane proposa à Daniel, qui était le seul à être resté au bureau, d’aller boire un verre au café d’en bas. Daniel qui ne savait pas si c’était le fait d’une faveur ou d’un savant calcul politique, fut ennuyé ; il n’avait pas envie de prolonger sa journée qui avait été suffisamment chargée. Avec sa directrice, il ne convenait d’avoir que des conversations formelles. Il avait envie de se décontracter et pas de jouer indéfiniment le rôle sérieux auquel l'assignait sa fonction sociale. Autre chose aussi, l’intimité avec une supérieure serait embarrassante à assumer devant les collègues. Tant qu’il maintenait ses distances avec elle, il pouvait prétendre conserver la confiance de ses collaborateurs ; qu’en serait-il ensuite ? Mais, Gaëtane, avec ce sourire ravissant qu’elle pouvait afficher quand elle voulait se montrer persuasive, ne laissa pas grande marge au refus ; néanmoins, elle ne voulut pas paraître trop impérieuse :

«  Si vous n’avez rien prévu d’autre, bien sûr…

- Non, je n’avais rien prévu, à part revenir à peu près debout demain. Buvons rapidement un verre avant que j’aille m’effondrer chez moi. »

La petite crêperie juste en bas de l’immeuble où ils travaillaient fermait à 23h30 ; ils y entrèrent à 22H00 ce qui soulagea Daniel « tout au plus une heure et des poussières à passer avec elle ».

Sous la lumière tamisée du spot qui éclairait les petites tables en bois où quelques clients s’attardaient encore un peu, Daniel put voir que Gaëtane était venue pour se détendre et avait de suite retiré la mine composée qu’elle arborait au sein de ses fonctions ; visiblement, elle n’aspirait qu’à souffler un peu avec quelqu’un qui trimait aussi dur qu’elle. La conversation s’engagea logiquement sur les espoirs que chacun misait dans le livre dont ils venaient d’achever le bouclage : « Je pense qu’on aura une bonne couverture médiatique » et lui de renchérir : « L’auteur présente bien à la télé… »

Les yeux de Gaëtane semblaient s’effiler encore plus par l’effet du vin qu’elle déglutissait par petites gorgées ; ses prunelles se couvrirent d'un éclat mouillé tandis que son  nez s’affinait. Daniel qui l’observait attentivement se fit la réflexion qu’elle était vraiment désirable en tant que femme.

« Et si nous mangions un morceau ?  lança-t-elle d’un coup, comme grisée par le vin.

- Bon, va pour une crêpe, accepta Daniel qui parvenait à se décontracter.

Cette fois, ils se mirent à parler de tout et de rien, de son parcours à lui de professeur à directeur de collection, et elle d’évoquer sa vocation ratée d’écrivain : « L’édition, c’est comme une sorte de maladie où le contact avec les livres me renvoie toujours à ce que je n’ai pas su faire, mais dont je ne peux me passer…et vous, c’est quoi votre rapport à l’écriture ?

- Je n’ai jamais voulu écrire, je n’en ai pas les capacités. » Ce qui était parfaitement vrai : Daniel aimait la littérature mais ce qu’il aimait par-dessus tout, c’était l’ascendant qu’il exerçait sur les auteurs et le milieu en général par devers lui. Il était d’ailleurs étonné d’entendre de la bouche de sa patronne qu’elle éprouvait des frustrations : n’avait-elle pas le poids dont tout le monde rêve dans l’édition ? De quoi pouvait-elle se plaindre ? A sa place, c’est sûr, Daniel ne se serait pas laissé aller à ce type de confession digne d’un enfant gâté. Pourtant, il vit dans sa façon de remuer sa mèche au moment d’évoquer « sa vocation ratée », une sorte de pudeur se confondre dans ses yeux et qui se perdit un fugace instant dans le verre de vin qu’elle tenait par le pied et tournait mélancoliquement. Sa sincérité ne faisait pas de doute ; Daniel eut envie un instant de caresser docilement l’ovale de ce visage si harmonieusement détaché de la lumière fumée et dont il venait de ressentir l’imperceptible frémissement. Avec d’autres femmes, aucun scrupule ne serait venu entraver son désir ; d’ailleurs, n’était-ce pas ce qu’elle attendait ? Il n’eut pas le temps de creuser plus longtemps la question… Les crêpes commandées arrivèrent sur la table et finalement la compagnie de sa supérieure hiérarchique ne l’embarrassa plus du tout.

Ce fut naturellement que la conversation déboucha sur des choses plus intimes. Oui, elle avait divorcé d’un premier mari qu’elle avait rencontré très jeune et qui n’avait eu au cours de sa vie aucune perspective sérieuse d’avenir. Elle l’avait porté à bout de bras, mais la dépression chronique dont il était atteint avait ruiné tous ses efforts. La séparation fut douloureuse à admettre et la remplissait parfois encore de culpabilité : son ancien mari vivait maintenant interné dans un hôpital psychiatrique. Mais c’était du passé maintenant « ce sont les aléas de la vie » ; heureusement, le travail avait compensé cet échec en lui apportant de vraies satisfactions. « J’ai fait exactement le même travail qu’avec mon mari dans cette boîte, sauf que j’ai réussi à sauver la boîte et pas le mari. Et vous, vous avez une famille ?

- Des parents, un frère, mais pas de femme et pas d’enfants. Mes parents me demandent souvent pourquoi j’en suis encore là à trente-cinq ans, mais la vérité est qu’aucune femme ne m’a fait succomber. Je ne suis pas un insensible ; j’ai même vécu deux ans avec une femme quand j’étais étudiant. Mais cette vie-là ne m’a pas convaincu. C’était un peu ennuyeux… Je n’attends rien de spécial maintenant.

- Je vous admire d’être si fort. Moi, je suis triste d’avoir échoué dans ma tentative de couple. J’aurais bien aimé avoir une vraie vie de famille. »

Daniel n’en revenait pas ; était-ce bien la « Générale » qu’il avait en face de lui ? Une femme dont personne n’osait contester les décisions surtout quand elle prenait un air dubitatif en tordant sa bouche devant un dossier qu’on lui présentait et qu’elle jugeait "mal tourné" ? Non, c’était une femme qui se déshabillait devant lui, qui s’épanchait de façon touchante, humaine et pour Daniel, presque érotique. A quoi rimait tout ceci ?

Quand il eut payé l’addition malgré les réticences polies de Gaëtane, il comprit, ­-s’il l’eut souhaité- qu’il n’aurait plus qu’à cueillir le fruit de cette heure et demi passée ensemble en l’amenant chez lui et en faisant correctement le reste. C’était évident : elle cherchait l’amitié ou l’amour ou les deux à la fois. Sa solitude lui pesait et elle n’avait d’autre intention que de la rompre ce soir-là avec un homme du même gabarit qu’elle. Et lui ? Que lui en coûterait-il ? Ce n’était tout de même pas anodin de se retrouver en si peu de temps dans l’intimité d’une supérieure : à se montrer trop entreprenant, il savait qu’il pourrait compromettre sa carrière. Elle était indiscutablement une femme renversante : forte et fragile, douce et agressivement belle, intelligente et humaine. Mais il avait appris les précautions d’usage dans son cadre professionnel : il ne faut pas toucher à n’importe qui sous peine d’activer des vanités, des passions, des rancoeurs qui finissent par couler un ambitieux. La seule exception, c’étaient les femmes d’écrivain qui se donnaient facilement par ennui et qui revenaient auprès de leur conjoint par orgueil d’ « être l’élue d’un artiste ».

Dans la rue Saint-André des Arts, où Daniel et Gaëtane marchaient tranquillement l’un pour regagner son domicile tout proche « rue Monsieur le Prince » avait-elle précisé, l’autre pour prendre un taxi par fatigue de marcher jusqu’à la Bastille où il habitait un confortable trois pièces, il n’y avait plus personne : la crêperie ferma derrière eux. L’air de la rue légèrement frais fit retomber tout désir dans l’esprit de Daniel qui s’apprêtait, en remontant le boulevard Saint-Michel, à quitter gentiment la patronne ; elle fut de toute évidence déçue d’après la moue que Daniel put distinguer dans la nuit. C’était préférable ainsi. Et il ne sentit pas peu fier d’avoir contrôlé ses désirs quand, rentré dans le taxi puis chez lui, il exécuta seul ce qu’il aurait bien aimé faire avec la patronne.

Insensiblement, Gaëtane reprit dès le lendemain les attitudes auxquelles toute l’équipe de travail était accoutumée ; Daniel put observer en cette occasion qu’elle savait dominer elle aussi ses passions et déceptions passagères sans les faire payer aux autres. Et à lui en particulier. Ca forçait quand même l’admiration. Peut-être lui lançait-elle un message qui disait en substance : « Tu vois, tu peux y aller sans crainte. Je suis une vraie professionnelle, je ne mélange pas tout ».

 Durant les quelques jours qui avaient suivi leur petite soirée, il n’avait cessé de penser à elle : son tailleur, ses jambes, sa mèche, ses yeux et ses seins qu’il osait à peine effleurer de son regard maintenant qu’il la croisait dans les couloirs. Ce fut donc lui qui, une semaine plus tard, prit l’initiative de l’inviter. Mais cette fois, bien sûr, il ne la laissa pas partir seule. En sortant du restaurant, il la prit par la taille puis s’aboucha à elle dans une étreinte que ni elle, ni lui n’eurent envie de défaire. Il fallut bien décider où aller : ce fut chez lui. Là, il l’avait déshabillée sans trop de précipitation : c’était quand même sa patronne, il ne pouvait procéder avec elle comme avec n’importe quelle fille de passage. Il put ainsi se délecter de la vision de femme qu’il allait posséder. Sa gorge surtout présentait une ampleur magnifique qui descendait jusqu’aux seins ronds, galbés et érectiles ; il passa un long moment à caresser, à goûter cette poitrine puis, comme elle se cambrait, il la pénétra. Ce fut comme de naviguer sur une eau tranquille, légèrement poussée par la houle.

S’ouvrit alors une période tendre et sensuelle pour Daniel ; il voyait Gaëtane régulièrement et ses sentiments grandissaient de semaine en semaine. Ils tenaient leur relation cachée des employés de la maison d’édition, mais la clandestinité ne faisait que rajouter du piment à leurs retrouvailles. Parfois, quand tout le monde était parti, il la prenait en levrette sur le bureau et dans un jeu qui les amusait, il prenait le rôle de l’employé humilié prenant sa revanche sur une marâtre directrice qu’il soumettait à ses désirs.

Au bout de six mois d’une relation épicée et amoureuse, Gaëtane se risqua un jour à parler à Daniel de leur futur :

 « Je suis lucide, j’ai quarante-deux ans, toi trente-six ; je ne peux pas attendre des années pour faire un enfant. Tu comprends, j’ai envie de construire une vie de femme avec une famille. Je t’assure que l’ambition à côté, c’est du vent pour moi. Si tu me donnes un enfant et une vie affective stable, je te file mon poste. Comprends-moi, Daniel, je ne rêve que d’être une femme au foyer. Epouse–moi, fais-moi un enfant. »

Daniel ne sut ce qu’il devait penser : jamais il n’avait songé à avoir un enfant, jamais il n’avait songé à se marier. Cela l’intriguait vraiment : avait-il le cœur sec ? N’était-il qu’une contrefaçon de la nature ? Il aimait Gaëtane, plus encore il aimait cette déclinaison de la féminité qu’il trouvait en elle. La combinaison de la sensibilité et du caractère, de la grâce et de la garce, de l’intelligence et du cœur ; jamais il n’avait passé en six mois une minute à s’ennuyer. A son contact, on pouvait même dire qu’il s’était bonifié en devenant plus respectueux de ses collègues et plus efficace en même temps. C’était un tournant à prendre et par défi lancé à lui-même plus que par un authentique désir, il le prit.

Il épousa Gaëtane qui malgré ses difficultés à tomber enceinte et à porter l’enfant durant la grossesse, put mettre au monde leur fils dans des conditions acceptables pour la santé de la mère et de l’enfant. Comme promis, elle lui confia son poste après avoir organisé intelligemment son départ, ce qui prit deux années supplémentaires. Bien sûr, ce ne fut pas sans remous, surtout quand  les employés apprirent qu’il s’agissait en fait d’une entente passée entre conjoints. Bon an mal an, ils furent obligés d’accepter ces conditions qui garantissaient en même temps une continuité politique dans l’esprit de la maison.

Daniel fut absolument heureux de la tournure prise par sa vie : il avait gagné un poste, une femme, un enfant. Et Gaëtane, quant à elle s’occupait de tout ; c’était une mère dévouée, une femme méticuleuse, et quand l’occasion se présentait, elle s’efforçait de jouer à la maîtresse avec son mari. Mais voilà ; une grossesse difficile à presque quarante trois ans avait laissé des traces sur le plan physique. Elle avait beau se badigeonner de crèmes contre le relâchement de la peau, suivre des régimes draconiens, faire des mouvements de gym, son corps s’affaissait, son visage se durcissait ; elle avait su conserver une fraîcheur pour avoir un enfant, mais maintenant qu’il était mis au monde, qu’elle avait rempli la tâche que la nature lui avait assignée, sa beauté se ternissait comme par le fait d’une intelligence perfide. Notamment, elle refusait que son ventre soit vu et touché par Daniel car creusé de vergetures. Il ne prêta pas attention à tous ces détails au début ; puis il lui apparut au fil des mois qu’elle perdait toute sa force érotique. Quelque chose qu’il n’avait pas désiré, se produisit : il n’eut plus pour Gaëtane le moindre élan sexuel. C’est alors qu’il se donna corps et âme pour sa boîte, rentrant tard, se levant tôt. Et bientôt, le couple connut d’horribles, de violentes disputes sous les yeux effarés de leur petit garçon qui avait alors tout juste deux ans.

Plus le temps passait, plus Gaëtane se laissait aller ; mais en fait, c’était le temps qui passait et gouvernait ses transformations physiques. L’écart d’âge entre elle et Daniel se faisait sentir trop cruellement. Daniel commença alors à avoir des maîtresses. Ce fut découvert. Ils divorcèrent quelques mois plus tard, acte par lequel il laissa à sa femme la garde de leur enfant, une confortable pension alimentaire et la moitié de leurs biens achetés ensemble, c'est-à-dire après revente de leur appartement parisien, une jolie somme pour chacun. Avec ça, elle pouvait se racheter un appartement et vivre quasiment en femme entretenue.

A quarante ans donc, Daniel redevint un célibataire convoité puisque directeur d’une maison d’édition de taille fort honorable. Il voyait son fils une fois tous les quinze jours, ce qui lui suffisait amplement. Pour le reste, il avait une vie sentimentale pas des plus excitantes. Il cumulait des aventures sans lendemain et comme ses ambitions avaient été atteintes, il ne lui restait plus vraiment grand-chose à espérer. Même les livres ne parvenaient plus à lui procurer l’excitation de la découverte, la sensation toujours renouvelée d’être en face « d’une perle ». De perle, il ne voyait plus que la forme lisse et identique à toutes celles qui s’enfilent sur un collier. Désabusé, il s’ennuyait sec avec les nouveaux auteurs qu’il lançait : la politique éditoriale consistant à prendre le moins de risque possible, il faisait en sorte que tout scandale n’en soit jamais vraiment un (d’ailleurs, même pour des sujets minimes, il fallait s’attendre à des procès) et de faire reposer les ventes sur les auteurs plus connus, voire quelques célébrités à qui l’on prêtait un nègre. Oser éditer un vrai artiste était devenu le cadet de ses soucis ; d’ailleurs, la littérature au sens fort du terme n’intéressait plus personne. La plupart du temps, on vendait du récit intimiste en faisant passer la pilule pour le sommet de l'extase. De fait en France, il était devenu quasiment impossible de citer un écrivain qui eût marqué les esprits : on publiait beaucoup mais on ne publiait pas les meilleurs en tablant sur le fait que le public était davantage attiré par l’insignifiance (voire le très mauvais) que la qualité : en prenant les gens pour des cons, on rentrait mieux dans les comptes. Et là-dessus, tous les éditeurs quasiment tombaient d’accord, si bien qu’il était absolument impossible pour un écrivain talentueux de trouver preneur.

C’est dans ce contexte morose que la vie de Daniel bascula à la veille de ses quarante-sept ans. Enfermé dans son bureau, comme à l’accoutumée, à régler d’innombrables questions de paperasseries, Marie-Françoise sa fidèle assistante qui s’occupait du Service des Manuscrits dans les bureaux du bas l’appela en interne.

 « Monsieur, je viens de recevoir un drôle de courrier.

- Quel genre ?

- Du genre particulier…

- Pouvez-vous être plus claire Marie-Françoise ?

- Un courrier qui est vous est adressé avec le mot de « confidentiel » dessus.

- Vous l’avez ouvert ?

- Oui, comme tous les courriers qui vous sont destinés ; et effectivement, c’est confidentiel.

- Bon, je descends »

Bien sûr intrigué, Daniel eut le temps de se figurer une ou deux hypothèses : était-ce une femme revancharde qu’il aurait traitée sans courtoisie un de ces soirs où trop ivre, il n’aurait pas même pas eu l’élégance de retenir son plaisir ? Evidemment, dans ce genre de circonstance, on s’imagine toujours le pire, la malveillance.

            Marie-Françoise lui tendit l’enveloppe et comme pour se justifier du fait qu’il n’avait rien à cacher, Daniel en sortit le contenu ; son assistante voulut le retenir un instant, mais Daniel se trouvait déjà face au pli qui renfermait une photo à caractère nettement érotique ; une femme très jeune (du genre étudiante d’une vingtaine d’années) posait allongée sur un divan comme un grand nu de Modigliani, la main glissée entre les jambes, suggérant par là qu’elle se masturbait, le visage affichant une gracieuse moue, des lèvres d’ailleurs très charnues mais surtout des seins adorables ; le tout gribouillé d’une écriture « jetée » : « En souvenir de notre soirée volcanique » signé une certaine « Rachel ». Daniel ne reconnaissait pas cette fille, c’était la première fois qu’il la voyait.

- Je vous avais dit que c’était personnel, dit Marie-Françoise en s’en retournant à ses dossiers et contenant mal son envie de rire.

- Je ne la connais pas, se défendit bêtement Daniel qui voyait clairement que Marie-Françoise n’était pas vraiment disposée à l’écouter.

Il reprit le chemin de son bureau, vaguement turlupiné par cette photo ; il vérifia le nom, l’adresse : tout était exact. Il essaya à nouveau d’identifier le visage de la jeune fille ; il ne se souvenait pas d’en avoir connu récemment de si jeune. Elle avait un corps vraiment beau, très féminin, tout en courbes ; c’est sûr, il n’aurait pas oublié une telle fraîcheur de peau.

            Il était quand même ennuyé de passer pour un type frivole auprès de Marie-Françoise qui incarnait le sérieux. Curieux que tout cela, mais quel autre choix que de ranger l’enveloppe dans son tiroir et de passer à autre chose de plus urgent ? Sa journée s’étira dans la même langueur terne que les autres jours et seule cette photo pouvait aiguiser une curiosité passablement éteinte.  

 Le soir, il fut sobre en tout point ; il essaya même jeter un regard lucide sur sa vie. Son fils ne le réclamait pas beaucoup, quant à son ex-femme, elle avait repris une activité professionnelle en tant qu’agent littéraire qui marchait tant bien que mal. Forte d’un régime draconien, elle avait perdu une dizaine de kilos, mais si l’on voulait être cruel, on pouvait observer qu’elle avait perdu en même temps toute sa jeunesse. Néanmoins, elle avait réussi à refaire sa vie avec un type bien, apparemment. Daniel lui, n’avait pas reconstruit de vie sentimentale et maintenant, il se barbait dans son métier. Il se sentit seul pour la première fois depuis toutes ces années de divorce. Il avait poussé le cynisme aussi loin que ses forces le lui avaient permis… et maintenant, il se sentait bon pour la morgue. Tout le stock était épuisé : il avait ri avec des écrivains, maintenant, il les trouvait ennuyeux ; il avait désiré des femmes, mais toutes, passées trente-cinq ans voulaient lui mettre la bague au doigt ; il avait convoité la direction de la maison, dorénavant ses responsabilités constituaient un poids. Et des amis ? Quand on passe sa vie à prendre des décisions, on n’a plus d’amis. Ah ! Planté tout seul dans son appartement de la Rive gauche, rue Bonaparte, il était à l’image de son quartier : un territoire blasé vivant sur les ruines d’une histoire littéraire prestigieuse mais ravagé par la médiocrité contemporaine. C’était l’histoire d’un ambitieux qui n’avait vu dans l’art que le prestige qui peut, pour ceux qui le côtoient, retomber sur ceux qui le défendent ; mais le prestige n’est que la maigre compensation de l’artiste sans art. Fort de ce brutal accès de lucidité, il se vit mourir, s’enfoncer lentement vers un Néant qui quoiqu’il fût, ressemblait déjà à sa morne existence. Il glissa jusqu’à la dernière extrémité de sa lassitude, puis dans un sursaut de vie, il se mit à repenser à la photo en s’endormant ; si seulement cette Rachel lui avait appartenu ! Peut-être aurait-elle su, elle, avec son corps, sa jeunesse, son impudeur lui redonner la sanguinité qui manquait à sa vie… Mais d’évidence ce courrier était arrivé là par erreur ; quoi d’autre ?

Le lendemain, il reçut à nouveau l’appel de Marie-Françoise :

« Cette fois, je n’ai pas ouvert…

- Quoi ?

- Le courrier confidentiel.

- Encore ?

- Je vous le monte ?

-Ne vous dérangez pas »

Cette fois, le visage de Marie-Françoise déplut vraiment à Daniel ; qu’insinuait-elle avec cette façon de le regarder par en dessous en glissant ses lunettes sur le bout de son nez comme une vilaine chouette camouflant à peine sa curiosité ? Daniel s’empara nerveusement du paquet que lui tendait Marie-Françoise et la rembarra d’un « merci » très sèchement articulé. Puis remontant les marches qui le menaient à son bureau, il ouvrit sans ménagement le paquet qui lui était adressé : une nouvelle photo d’ « elle » debout de dos laissant paraître son très joli postérieur. Un mot était joint dans l’enveloppe : « A ce soir comme prévu  à 21h au 22 de la rue des Rosiers ». Décidément, il n’était pas au bout de ses surprises. « Comme prévu » ? Que signifiait tout ceci ? On se jouait de lui, c’était on ne peut plus clair. En regardant le tampon sur le timbre, il voulut identifier la provenance du courrier ; c’était daté du jour même de la poste de Saint Germain ; donc, l’expéditrice connaissait son lieu de travail et peut-être son domicile. Mais pourquoi, si elle le connaissait si intimement, ne lui envoyait-elle pas l’enveloppe chez lui ? Il essaya de se concentrer sur le postérieur, tira son tiroir pour y reprendre l’enveloppe de la veille, observa à nouveau le visage : rien, tout cela ne lui disait rien. Il se souvint de deux femmes qu’il avait invitées chez lui : aucune ne pouvait avoir rajeuni autant ! Intrigué, voire inquiet, il se demanda si quelqu’un pouvait lui en vouloir au point de se payer sa tête. Bien sûr, il avait éconduit au cours de sa carrière des écrivains dont il n’avait même pas lu le manuscrit ; des milliers de lettres-type devaient à coup sûr mettre en rage des gens qui estimaient à juste titre être mal rétribués de leurs efforts ; mais c’était la loi du marché. On l’avait insulté parfois, on l’avait supplié aussi même avec des larmes ; il se remémora un moment particulièrement pathétique d’un homme qui était venu se plaindre du fait qu’aucune maison d’édition n’avait accepté son manuscrit :

 « C’est ma dernière chance, vous êtes ma dernière chance. Après ça, je serai sûr d’être définitivement un nul. Je n’y survivrai pas. Dites-moi au moins, pourquoi ? ». Cela, Daniel aurait été bien incapable de le dire ; il n’avait pas lu son bouquin. Des stagiaires payés au lance-pierre à cette fin, s’en chargeaient ; et quand bien même son manuscrit eut comporté des qualités, on ne pouvait pas laisser sa chance à tous les anonymes qui se présentaient ! Alors, on ne gardait que les plus connus, que ceux qui avaient fait des bonnes ventes et on ne prenait aucun risque. Une lettre-type avec une vague formule de politesse renvoyait tout le monde au bercail. L’homme d’une quarantaine d’années se mit à fondre en larmes : « Quinze ans que j’écris ! Et pas un pour me dire ce qui ne va pas ! ». Daniel lui expliqua qu’il fallait qu’il travaille encore, que son style ne lui semblait pas encore abouti, même si son livre recelait de véritables qualités ; il mentait bien sûr, mais que pouvait-il faire d’autre ? L’homme était parti avec son manuscrit sous le bras en séchant ses larmes. « Ouf, bon débarras ! » s’était alors exclamé Daniel.

On se vengeait peut-être de lui en l’appâtant avec une paire de fesses. Il décida donc de ne pas donner suite : il ne se rendrait pas à ce pseudo rendez-vous fixé sur le mot.

            Quand vers 19h30, il n’y eut plus que lui au bureau, il songea à la morosité de la soirée qui s’annonçait. Un dîner seul, pas de femme pour lui tenir chaud ; ça faisait d’ailleurs un petit mois qu’il ne voyait personne et qu’il n’avait même pas envie de répondre aux sollicitations toujours nombreuses de dîner avec des gens du métier. Il avait fait involontairement le ménage parmi les femmes en ne se rendant ni particulièrement courtois, ni particulièrement demandeur. A la fin, ce genre d’attitude finit par lasser même les plus persévérantes. Néanmoins, la perspective d’une solitude prolongée ne le réjouissait guère. Imperceptiblement, l’idée de voir au moins ce qui se cachait derrière le courrier, fit son chemin dans l’esprit de Daniel Et, pensa-t-il, « Je serai fixé. Ca me changera de mes soirées d’ennui. Je me tiendrai à distance raisonnable de l’adresse et de loin, je pourrai voir qui se cache derrière cette jeunesse affriolante ».

            Il marcha donc jusque dans le Marais où la dite rue des Rosiers se situe. Par bonheur, le printemps bien installé, permit à Daniel de sentir une certaine exaltation à sentir l’air gonflé du jour et ivre de la vie renaissante. Il y avait longtemps qu’il n’avait plus éprouvé un tel plaisir à flâner dans la capitale.

Au 22 de la rue des Rosiers, se trouvait un petit restaurant très animé servant une cuisine simple et bonne d’influence mêlée d’Europe de l’est et de Méditerranée orientale.On servait des harengs tout autant que du hoummous dans une ambiance que Daniel imaginait comme celle d’un bistrot typique d’avant-guerre, dans une capitale cosmopolite de Mittel Europa, quelque part entre Vienne et Istanbul. « Chez Marianne » : c’était donc là le lieu de rendez-vous fixé « par » la photo. Il était aux environs de 20h30 quand Daniel se posta devant le restaurant ; un peu indécis, il se demanda s’il devait rester devant la devanture ou entrer. Forcément, il se fit la réflexion qu’il était un peu idiot d’avoir cédé à ce genre d’excitation puérile. Bon, mais il est là maintenant, le Daniel ; les états d’âme, c’était avant qu’il fallait les avoir, hein !

            Il se décida à entrer. Pragmatique, au moins, j’aurai dîné.

 Quand il fut installé et servi, il vit à sa montre qu’il était 21h. C’était le moment ou jamais : il jeta un regard panoramique sur la salle de restaurant et se leva même pour aller voir à travers la vitre si, dehors, quelqu’un l’attendait. Personne, qui de près ou de loin lui rappela la jolie plante qui avait accéléré le flux sanguin dans toutes ses terminaisons nerveuses endormies. L’attente accentua le sentiment qui avait envahi ses pensées depuis quelque temps, ce Néant qui, dirimant, annulait toutes les réalisations de sa vie pour les fondre dans une nappe de négativité tel un brouillard effaçant les saillances dans une semi-invisibiité homogène. Heureusement, au bout de dix minutes, il aperçut une jeune fille, la jeune fille « Rachel » qui se tenait devant l’entrée. Il cogna à la vitre pour lui indiquer qu’elle pouvait rentrer. Sa tenue était extrêmement provocante : une jupe courte laissant ses jambes dénudées, un petit haut très moulant découvrant savamment la fente entre les seins. Son visage présentait un contour très fin. C’était vraiment une belle fille. Ils se reconnurent tout de suite. Le brouillard se levait.

« Asseyez-vous et dites-moi qui vous êtes.

-          Je suis Rachel, la fille des photos.

-          Je vous ai reconnue ! Mais qu’est-ce que vous cherchez ? Je ne vous connais pas ! Enfin, je ne crois pas…

-          Non c’est vrai. Mais, ne vous mettez pas en colère. Sa voix était vraiment douce, comme un filet d’eau limpide.

-          Je ne vous veux aucun mal, au contraire…poursuivit-elle en baissant le regard comme consciente d’une faute qu’elle avait commise sans faire exprès.

-          Qu’est-ce vous insinuez ? Allez-vous me dire ce que vous voulez ? Là Daniel se dit qu’il avait été joué ; belle ou pas belle, il était temps qu’on en finisse.

-          Calmez-vous…Avez-vous aimé les photos ?

-          Ce n’est pas le sujet !

-          Je vais tout vous dire ; mais répondez-moi simplement : avez-vous aimé les photos ?

-          Pourquoi devrais-je répondre à ça ?

-          Parce que si vous êtes là, c’est que…

-          C’est que rien du tout ! Je suis venu pour que tout cela cesse ! Vous n’avez pas le droit de venir m’importuner dans ma vie, vous comprenez ? Vous ne m’avez pas demandé mon avis, ça ne peut pas fonctionner ainsi !

-          Je sais…j’ai fait une bêtise…ne me grondez pas…je vais partir.

-          Ne partez pas ! Dites-moi pourquoi...

-          Et bien, je ne savais pas comment attirer votre attention ; disons que je voulais vous donner un manuscrit. Je savais bien que jamais vous ne le liriez jamais si j’avais pas fait un truc pareil.

Elle arborait une adorable moue faisant retrousser sa lèvre inférieure. Daniel observait tout son manège, hésitant entre l’envie de rire, de s’énerver ou de s’en aller. Mais la curiosité, l’ennui, l’envie de se gorger de la vue de ce décolleté…Il se radoucit et se fit pédagogue :

-           C’est une mauvaise méthode. De toute façon, je ne le lirai pas ; il y a un service des manuscrits qui s’en occupe. Vous rendez-vous compte ? » Cette fois Daniel avait parfaitement conscience d’être en face d’une gamine ; il soupira de soulagement et fit appeler la serveuse.

-         Qu’est-ce que vous voulez boire ? Il trouvait au fond toute cette démarche si inconsidérée qu’elle en devenait touchante. Toute nue ! De face ; de dos ! Il en riait tout seul alors qu’elle commandait fébrilement un coca.

-          Ecoutez, dans le fond, cela me divertit ; je me serais trouvé tout seul ce soir sans vous pour me faire votre animation.

-          Je bois mon coca et je m’en vais, monsieur.

-          Attendez un peu, vous ne m’avez pas tout dit…

-          Je n’ai rien à vous dire ; vous ne vous intéressez pas à mon manuscrit ? Et bien...rien à ajouter.

-          Donnez le moi votre manuscrit ; je pourrai au moins le transmettre à mon assistante.

-          Non, je ne veux pas de votre assistante ; je veux que vous le lisiez personnellement.

-          Et vous vous imaginez sans doute que la nudité suffira à m’en convaincre…

-  Oui, je pourrais même faire plus…

-          Quoi ?

-          Vous m’avez entendue ; je veux aller jusqu’au bout pour faire publier ce manuscrit. Vous voulez vérifier ?

-          Mais c’est de la folie !

-          Non, le monde est comme ça aujourd’hui. Sur quels critères vous basez-vous pour publier quelqu’un ?

-          Sur son talent, mademoiselle.

-          Faux, archi-faux ! Et vous le savez aussi bien que moi. Vous ne regardez pas les livres, vous ne regardez que le fric.

-          Il faut bien vivre…et je vous trouve bien véhémente d’un coup ; aurait-on refusé votre livre partout ?

-          Peut-être bien, mais il y a du talent dans ce manuscrit et la pléthore de connards de votre milieu s’en fout !

-          Ah ! vous n’y arrivez pas par les moyens classiques et vous pensez qu’en donnant votre corps…

-          Et alors, si vous ne le prenez pas mon corps, d’autres accepteront. Ce qu’il y a dans ce bouquin vaut bien un ou deux sacrifices.

-          C’est donc le livre du siècle ? C’est curieux que personne ne l’ait repéré.

-          Ne soyez pas cynique. Vous n’êtes rien qu’un pauvre tâcheron de la littérature. Tous les livres que vous sortez sont des semi-merdes ! Mon corps est bien plus beau que tout ce fatras dont vous vous enorgueillissez ! Et croyez moi, si vous êtes là aujourd’hui, c’est que je vous fais bander, gros connard ! » Elle se leva au milieu d’une salle qui malgré le brouhaha ambiant, avait très bien distingué les derniers mots de l’invective ; tout le monde se retourna sur elle quand elle franchit le pas du restaurant. Daniel se sentit fondre de honte. « Gros connard » résonnait encore dans sa tête. Cet échange était complètement surréaliste ; il en était sonné.

            En tentant de reprendre ses esprits pour quitter le restaurant au plus vite, Daniel aperçut que sur la chaise où la jeune fille s’était assise, traînait une enveloppe en kraft ; elle avait oublié le manuscrit, ici-même. Oubli ? Acte manqué réussi ?

Evidemment, Daniel s’empressa de sortir du restaurant avec l’enveloppe après avoir rapidement payé l’addition et s’être reçu un regard suspicieux de la part du serveur. Il héla un taxi qui le ramena chez lui en à peine dix minutes ; pendant ce court instant, il fut totalement submergé par les impressions de cette soirée et des mots prononcés par la jeune fille qui retentissaient comme un jugement porté sur toute sa vie ; n’avait-il été qu’un médiocre farci d’ambition ? N’était-il que ce mort-vivant que le cynisme avait défiguré jusqu’à ne plus considérer que la littérature, elle aussi, n’a plus qu’à se mettre à l’heure de toutes les compromissions ?  A vrai dire, il ne voyait plus de vrais auteurs, il ne voyait que des designers de l’écriture ; les écrivains eux-mêmes se laissaient faire, acceptaient tous les remaniements proposés par la maison pour simplement sortir de l’ombre ; par exemple, le matin même il avait dû demander à Eric, un des écrivains les plus en vus, de changer cette phrase qui figurait dans un roman évoquant les accointances entre le milieu journalistique et politique : « Ils avaient beau jeu de critiquer S. alors homme politique très en vue, ils ne faisaient qu’accomplir ce pour quoi ils existaient : faire et défaire l’opinion. Mais dans le fond, ils étaient tous pétris d’admiration et ressassaient dans la haine apparente la fascination réelle qu’ils avaient à le regarder faire. C’était surtout le cas D., journaliste à N. : il bavait devant l’homme au cours des dîners où il le rencontrait régulièrement et crachait sur le politique à longueur de lignes. C’était le nouveau politiquement correct ». Phrase trop nominative, risque de procès : il fallait élaguer. Eric n’avait d’ailleurs pas protesté.

            L’enveloppe à la main qu’il n’avait osé ouvrir durant son trajet, Daniel ne sut un instant exactement quoi en faire ; s’il voulait la renvoyer à son expéditrice, il fallait bien la décacheter pour en connaître l’adresse ; une autre pensée, moins glorieuse s’immisça dans ses fantasmes : et s’il acceptait ce marché pour de bon ? S’il prenait le corps, ce corps à la vérité très engageant ?  Je lis ton manuscrit contre le don de ton sexe ? Et si le manuscrit ne valait rien ? Au fait ne l’avait-elle pas laissé sur la chaise par calcul ? Que tout ceci était étrange. C’était la première fois qu’un événement le prenait de court. Mais pourquoi se sentait-il si perturbé après tout ? Il n’avait qu’à ignorer ce remue-ménage et dormir sur ses deux oreilles.

            La vérité cependant, c’est que ce remue-ménage l’occupait, l’intriguait, l’excitait alors que tout ce qui était lié à sa vie depuis peu l’ennuyait. Il s’était forgé cette pensée d’ailleurs, qu’un jour il vaudrait mieux en finir que de continuer à brasser tout le restant de ses jours, la même insipide teneur des jours. Pourquoi continuer quand on ne croit en rien, quand chaque action accomplie, chaque décision prise ne procède plus d’aucune conviction ? Pourquoi même l’amour, les sentiments, les étreintes ne parviennent même plus à vous remplir de la plus minime joie de jouir dans le corps d’une autre? Et quand les livres lus finissent tous par se ressembler, que le meilleur côtoie le pire dans un nivellement égalitaire ? Oui, il savait ce que signifiait « tout se vaut »…A quoi bon ? A quoi bon un fils qui vous regarde à peine ? A quoi bon sinon pour dire que vivre, c’est survivre et que survivre, c’est simplement ne pas mourir ? Et si l’on décidait que « ne pas mourir n’était plus suffisant » ?

Oui, il appellerait cette insensée, il la ferait venir, il irait pour une fois sur un terrain qu’il ne connaissait pas et il verrait. Ce serait sa dernière chance de vivant. On a tous le droit d'exaucer une dernière volonté.

 « C’est moi ; vous avez oublié le manuscrit…J’ai ouvert pour trouver votre numéro. Voulez-vous venir chez moi pour le récupérer ? soufflait-il de sa voix la plus fébrile et honteuse, le combiné à la main.

-          Je vois…Vous avez changé d’avis ? Dites-moi votre adresse. Mais le contrat c’est le contrat…Vous savez quoi contre vous savez quoi

-          C’est on ne peut plus clair, acheva Daniel. »

      Quand il ouvrit la porte à Rachel, il était 23heures30. Il l’avait attendue trois quarts d’heure dans une impatience nerveuse ; il n’osa jeter un œil que sur le titre du manuscrit et la première page : Un bon écrivain est un écrivain mort. Les premiers mots qu’il parcourut en diagonales étaient remplis d’une violence inouïe : « La dernière fois que j’ai vu mon père, il était pendu à une corde, les yeux exorbités, la langue pendante, la tête tombant sur les épaules, le corps ballottant et un filet de salive peinait à se décrocher de sa mâchoire déformée. Une lettre posée sur la table disait ses adieux au monde, ses excuses pour n’avoir rendu personne heureux avec ses illusions de devenir un jour un grand écrivain… ». Tout commençait à s’éclaircir pour Daniel, rien qu’à la lecture de ces lignes. L’hypothèse était simple à formuler : la folie d’offrir son corps au premier éditeur venu répondait à la volonté désespérée d’une fille reprenant à son compte la volonté du père. C’est terrible ! Elle portait avec elle le cadavre de feu son père ! Daniel un instant se ressaisit : « Je ne peux pas rentrer dans cette histoire ; c’est trop engageant pour moi », mais il n’avait pas oublié que Rachel offrait, avant le désespoir de son récit, le cadeau de sa beauté et de sa jeunesse. De toute façon, elle allait arriver ; il serait temps alors de voir ce qu’il conviendrait de faire.

Ce qu’il vit en ouvrant la porte accomplissait la promesse : Rachel transpirait de grâce et de fraîcheur sans pour autant avoir rien touché ni aux vêtements, ni à la coiffure qu’elle portait déjà au restaurant. Pas un mot n’eut cours entre eux. Et comme une vraie professionnelle qui comprenait que le client ne devait jamais se sentir indisposé par la présence monstrueuse de son désir, que jamais celle à qui revenait de l’assouvir ne devait faire sentir à quel point ce désir révélait chez un homme cette forme de cannibalisme refoulé, qu’au contraire elle savait qu’il ne fallait en rien inhiber cette fringale de chair rose et peut-être même l’aiguiser d’un regard entendu, elle fit un pas déterminé, net, le talon faisant résonner un bruit métallique. Elle s’avança encore vers lui, le regard étrangement fixe et comme pour s’élancer dans le vide, lui colla un baiser qu’elle accompagna de toute sa langue et de tout son corps qu’elle frottait maintenant à celui de Daniel. On aurait dit un mouvement un peu alambiqué et fascinant de danse contemporaine ; il semblait d’ailleurs que tout ceci avait été répété. Peut-être avait-elle songé mille fois à ce cas de figure, à la façon dont elle se saisirait du désir de l’éditeur à la manière dont l’assassin fond sur sa victime avec l’assurance du prédateur. Daniel n’avait pas eu le temps de se laisser envahir par les scrupules : elle était là pour obtenir une réparation que lui seul pouvait lui accorder…finalement, la réalisation de ce contrat valait bien quelques instants d’amour, même volés à la douleur, au remords, au cynisme, à la détresse de sa vie passée à elle, à la facticité de sa vie présente à lui. Daniel ne put alors s’empêcher de presser la taille de Rachel en laissant ensuite vagabonder ses mains sur ce corps si magnifiquement désirable ; il lui caressa les cuisses qu’il trouva lisses et galbées puis il remonta jusqu’à son sexe, la source chaude. Il la fit mettre nue, et pour la voir comme dans la première photo qu’elle lui avait envoyée, il la fit allonger sur son divan avec la même pause à la Modigliani. Rachel obéissait au doigt et à l’œil ; à la regarder faire si docilement, Daniel se dit qu’elle devait apprécier autant que lui le marché qu’ils avaient passé, qu’il ne s’agissait pas simplement d’un sacrifice au nom de l’art. Elle se tenait allongée, faisant ressortir les hanches par le creux de la taille ; pour Daniel, la délectation de parcourir des ses doigts cette partie sinueuse et douce fut comme une petite renaissance. Oh bien sûr, il y avait la pure excitation quasi mécanique, mais aussi une émotion intensément esthétique qui se conjuguait à la pression physique et la redoublait. Une odeur de sensation oubliée, aussi. Oubliée où ?

« Caresse-toi comme sur la photo » ; Rachel glissa ses doigts dans sa fente qu’une toison brune recouvrait. Daniel y joignit ses doigts alors qu’il se tenait agenouillé devant l’odalisque. Rachel eut alors un mouvement d’abandon en rejetant sa tête en arrière, les yeux maintenant mi-clos ; Daniel en fut électrisé : il jouissait littéralement de la voir se donner tant à elle-même qu’à ses caresses. C’en était trop : il retira son pantalon, son slip. Son sexe se tendait vers elle. Il fallait qu’il la possède jusqu’au bout de son abandon. Alors qu’elle se pâmait, il lui écarta les doigts et s’introduisit dans son sexe que son vagin enserrait ; ses seins s’offraient comme deux fruits juteux, ronds et tendres. Il les pétrissait comme un insensé.

« Dis-moi que ça te plaît, murmura-t-il. Elle ouvrit brutalement les yeux, surprise de la question. Surprise et comme déçue. Interrompre un pareil silence ! Un si rare silence ! Il la ramenait à ce qu’elle était venue faire là, l’imbécile ! Avait-il oublié le contrat ? Il n’était pas stipulé qu’elle devait jouir, qu’elle devait aimer ce cirque, sa concupiscence de chien à la vue d’un os !

- Oui, ça me plaît ; tu n’es pas du tout mon genre, tu me dégoûtes, mais j’aime ce dégoût.

Daniel s’arrêta net, sortit de son vagin. Ses mots le cinglaient ; il inspirait le dégoût !  Il venait de recevoir les mots les plus humiliants de sa vie et devait bien accepter d’être répugnant pour elle. Il était vieux, elle était belle, il n’y avait rien à ajouter.

« - Je ne veux pas te dégoûter. 

- C’est ainsi, répondit-elle calmement, mais le dégoût m’excite. » Elle s’empressa alors de lui saisir le sexe et de l’avaler entièrement ; elle allait et venait avec sa bouche pendant que Daniel l’observait ; il n’y comprenait rien. Mais la vision de cette femme s’excitant sur son membre le renvoyait à des images primitives où le dégoût attisait le désir dans un sentiment indivis ; il n’eut plus la force de protester. Oh oui, il pouvait bien la répugner mais il triomphait puisqu’elle se tenait à quatre pattes à le sucer ; la vue de son postérieur dans cette position ajoutée au dégoût qu’elle venait d’exprimer suscita chez Daniel le désir de la dominer et plus encore, de l’humilier. Il lui prit la tête violemment pour la retirer de son sexe, la retourna en la tirant par les cheveux. « Mets-toi à quatre pattes maintenant, tu vas voir si ça va te dégoûter !

Il était comme pris de rage ; Rachel tenta de protester : 

« Ne me faites pas de mal !

- Tiens, prends ça ! beugla-t-il en lui enfournant son sexe rudement ; il la tenait par les cheveux. Elle se mit à gémir de plaisir.

- Alors ça te dégoûte ? Tu veux que je m’arrête ! Hein, réponds !

- Non, non ne t’arrête pas !

- Alors, je vais jouir en toi !

- Oui, c’est ça ! »

Pour Daniel, ce fut violent : le plaisir qu’il venait de tirer du fait qu’il avait été contre le désir profond de Rachel s’était exacerbé. Il se sentait confus maintenant que tout était fini, un peu honteux en lui-même d’avoir profité de la situation, comme un vieux barbon dégoulinant de concupiscence pour une jeune pucelle, qui le soir du dépucelage jouit d’avoir arraché des cris de douleur à celle qui vient de perdre sa virginité. Après tout, c’était bien normal qu’un homme de quarante-sept ans répugnât à une fille si belle, si jeune.

 Lui-même, en se regardant de près chaque matin dans le miroir, il pouvait compter les pertes. Ces derniers temps, il avait perdu pas mal de cheveux (sa chevelure brune et souple avait constitué un véritable atout durant ces jeunes années), son ventre se distendait un peu malgré ses précautions alimentaires, des cernes entouraient de plus en plus fréquemment ses yeux à la moindre fatigue ; d’évidence, il n’était plus un homme très attirant, du moins pour cette catégorie de jeunes femmes au sommet de leur puissance. A son tour désormais, il se trouvait dégoûtant. Elle n’avait fait que formuler explicitement ce qu’il savait de lui depuis quelque temps ; ses idées morbides venaient probablement de là, d’ailleurs ; un homme de cet âge-là doit, soit se mentir à lui-même pour croire qu’il peut attirer sexuellement une jeune femme, soit  -et c’est préférable- doit être marié à une femme depuis déjà longtemps pour que celle-ci ait le temps de s’habituer à ces pénibles transformations. Mais, il avait raté le coche du mariage. Selon lui, dorénavant, ç’avait été une erreur.

Rachel allongée sur le ventre, regardait dans le vide tandis que Daniel méditait à sa vie, assis sur le rebord du canapé, la tête entre les mains.

« Pardonnez-moi Rachel, je n’aurais pas dû…

- Dû quoi ?

- Dû vous obliger à faire l’amour avec quelqu’un qui ne vous plaît pas.

- Vous me plaisez, j’ai beaucoup apprécié.

- Je vous dégoûte pourtant…

- Oui, je ne vous le cache pas. C’est qui est fait, est fait. N’en parlons plus.

- Ah !..Je… J’ai lu les premières lignes du manuscrit ; s’agit-il d’une autobiographie ?

- Oui, répondit-elle évasivement. Plutôt une biographie, celle de mon père.

- Je la lirai ; s’il est publiable, je ferai en sorte de l’imposer au comité de lecture, même à tirage limité.

- Oui, s’il vous plaît.

- Je vous appellerai sans faute la semaine prochaine.

- Je peux rester ici ce soir ?

- Bien sûr. 

- Avec vous… dans votre lit.

- Avec moi ? Ne vous sentez pas obligée de recommencer ; je vous promets que je le lirai, votre manuscrit. Je vois très bien que vous avez honoré notre contrat.

- Je ne vous parle pas de contrat, je vous parle d’humanité ; vous aviez votre sexe dans le mien, il y a encore dix minutes, ça ne compte pas pour vous ?

- Bien sûr, ça compte. C’est par délicatesse que je vous ne le propose pas ; c’est parce que je ne souhaiterais pas que vous vous sentiez obligée à quoique ce soit.

- Vous ne m’obligez à rien ; s’il vous plaît, gardez-moi ce soir »

Oh oui qu’il la garderait ! Il la garderait pour toujours si elle le lui demandait ! Cette jeune fille si belle et si blessée, si audacieuse et si enfantine maintenant, cette jeune fille qui avait perdu un père dans des circonstances horribles à cause peut-être d’un type comme lui, qui n’avait pas su comprendre, donner une chance à sa vocation d’écrivain, situation qui avait conduit sa fille à s’abandonner sexuellement au représentant des ennemis du père et tout ça, en surmontant le dégoût : tout cela semblait terrible à Daniel ! Si seulement, il ne l’avait pas touchée, si seulement, il avait simplement été sensible à l’insistance de sa demande pour être lue, si seulement il avait su être, comme elle venait de lui dire, plus humain ! Elle lui avait offert son corps pour honorer la mémoire d’un père qui n’était plus, peut-être par sa faute !

            Il la prit dans ses bras :

« Reste Rachel, autant que tu le souhaiteras. »

 Le sommeil de Daniel fut lourd et paisible ; il sentait le frôlement du corps de Rachel éveiller en lui des désirs qu’il s’interdisait aussitôt. Le matin cependant, Rachel l’enfourcha et lui fit l’amour avec une grâce émouvante.

« Je peux rester là aujourd’hui ?

- Tu es chez toi, ici. »

En partant, il prit le manuscrit avec l’idée d’en lire une bonne partie dans l’après-midi.

Ce fut terrible de plonger dans l’histoire familiale de Rachel : le père de Rachel avait été un raté toute sa vie durant. D’une grande bonté, il avait toujours été le premier à aider un ami dans la difficulté, mais la réciproque s’était produit rarement. Peu de gens l’avaient soutenu quand, la librairie qu’il avait ouverte dans une petite ville de Seine et Marne, fut déclarée en faillite. Nullement désespéré, il décida de considérer cet échec comme une chance de réaliser ce qui le tenait à cœur depuis toujours : l’écriture. Il s’y employa avec une force hors du commun ; pendant ce temps, la mère de Rachel, s’était lassée d’un homme qu’elle jugea avec le temps trop sensible, trop déconnecté de la réalité ; elle le trompa avec un autre plus fort que lui, un des pompiers du village. La séparation fut difficile pour Rachel, enfant unique de cette famille ; on lui demanda de choisir entre les deux : ce fut le père. Elle ne voulait pas de « l’autre », le pompier, et grandit avec un ressentiment extrême à l’encontre de sa mère. 

Rachel essaya tant bien que mal de soutenir son père dans son désir de voir son talent reconnu ; mais ses poèmes comme ses nouvelles ne furent pas retenus. Trois ans après la liquidation de la librairie et les tentatives de publication, il mit fin à ses jours ; des lettres-type lui étaient renvoyées du genre : « Nous regrettons de ne pas pouvoir retenir votre manuscrit dans nos collections, mais ils ne correspondent pas à la ligne éditoriale… » C’étaient des sanglots étouffés la nuit, des humiliations insoutenables; Rachel le retrouva pendu en rentrant de l’école alors qu’elle venait d’avoir quatorze ans. Depuis, pas un jour ne passait sans qu’elle ne se dise : « Ce que papa n’a pas pu faire, moi je le réaliserai pour le venger et honorer sa mémoire ». Avant de mourir, le père avait brûlé tous ses manuscrits. Rachel dut alors retourner chez sa mère qui fit de gros efforts pour ne pas brusquer sa fille complètement traumatisée. Elle ne la contraria pas non plus, quand celle-ci décida d’arrêter sas études de lettres pour écrire. « Mais ne fais pas comme ton père, garde la tête sur les épaules. »

Depuis, elle bossait à mi-temps dans une boutique de vêtements branchés qui lui payait le loyer de sa chambre de bonne et le reste du temps, elle écrivait.

Le style de le narration était simple et brutal ; en tout cas, assez achevé pour une jeune fille de cet âge. Ce genre d’histoire pouvait même être susceptible, d’un point de vue commercial, de devenir un succès : l’émotion crue, les difficultés de la vie, l’histoire d’une vocation ratée, la jeune fille comme le passeur innocent d’une tragédie. Daniel venait de découvrir un vrai talent, mais surtout, il était bouleversé par une histoire qui maintenant le concernait de près. Oui, il ferait le « forcing » pour l’imposer comme un jeune talent ; il lui devait bien ça, après tout.

                        Le soir, en rentrant chez lui, Rachel l’attendait : elle lui avait préparé le repas, rangé sa maison.

« Pourquoi fais-tu tout ça ?

- Je ne travaillais pas à la boutique aujourd’hui ; je t’ai attendu.

- Attendu ?

- Oui, tu n’es pas content ? » A vrai dire, il n’en savait rien. Il ne savait plus quoi penser ; tout était si précipité. Fallait-il qu’il demeurât prudent ? Fallait­-il qu’il ne pensât à rien d’autre qu’à la belle jeune fille qui lui avait ouvert son corps et maintenant qui lui préparait si gentiment le repas ? Dans son for intérieur, il n’aspirait qu’à cela, qu’à retrouver les joies trop oubliées de l’amour, qu’à vivre avec intensité les étreintes qu’il s’étaient figurées toute la journée ; et cette jeune femme était là, qui lui offrait la vitalité perdue…mais jusqu’où ? Jusqu’à quand ? Ce soir encore ! Et demain ?

- Je ne sais pas… Tu es très jeune.

- Cela n’avait pas l’air de te déranger hier !

- Mais que veux-tu ?

- J’ai simplement aimé être avec toi hier et ce matin. J’ai dormi tranquillement à tes côtés ; j’ai passé une journée à lire chez toi. C’est tout. Quand on est bien, on a envie que ça continue. On a tout le temps pour voir si c’est une bonne idée !

- D’accord, on peut essayer. »

Les jours succédèrent aux jours de la même manière : excitante, envoûtante, sensuelle. Daniel se sentait amoureux ; la vie s’était délestée de son contour grisâtre pour reprendre ses couleurs vives. Il renaissait littéralement. Il se sentait lavé par l’amour des fautes commises dans le passé.

                        Le projet de publication excitait l’amour, l’amour excitait le projet. Quand enfin, il fut distribué dans toutes les librairies de France et couronné dans la foulée du « Prix du premier roman », ce fut un triomphe remporté sur toutes les compromissions médiocres de ces années ; mieux encore, il permit à la maison « Mourir de lire » de passer pour une société intègre, n’hésitant pas à dénoncer les méthodes cyniques en vigueur dans la plupart des maisons d’édition à travers le destin tragique du père de Rachel. La polémique à ce sujet valut à Daniel une publicité qu’il ne méritait sans doute pas, mais qui lui permit d’être considéré désormais comme un modèle d’éthique. Le livre, par le scandale soulevé –que de nombreux témoignages d’écrivains éconduits sans ménagements relayaient- fut vendu à 50 000 exemplaires, ce qui pour un premier roman est tout à fait exceptionnel.

                        Rachel exultait de bonheur : elle passait son temps à répondre sur les ondes et à la télé aux questions que les journalistes curieux et pleins de convoitise lui posaient ; elle se prêtait fort bien à l’exercice. Seule Marie-Françoise ne semblait pas totalement réjouie : elle n’oubliait pas la photo qui, un jour était arrivée dans son bureau... Et comme elle se méfiait de tout ce qui pouvait manquer de netteté, d’intégrité, elle craignait l’imbroglio entre vie professionnelle et privée.

 Au bout de quelques mois, la pression médiatique retomba. En rentrant chez lui un soir, Daniel s’étonna de ne pas voir Rachel dans le canapé l’attendre comme à son habitude ; il inspecta l’appartement ; d’évidence, elle n’était pas là. Sur la table basse du salon, il aperçut une enveloppe : « Pour Daniel ». C’était l’écriture de Rachel. Il débarrassa vite la lettre de l’enveloppe.

«  Du jour où Un bon écrivain est un écrivain mort  est paru, j’ai voulu te quitter. Je n’en ai pas eu le courage tout de suite, mais j’avais d’ores et déjà rempli le contrat moral qui m’unissait à mon père.

Il y a quatre ans, mon père est venu te voir : tu étais sa dernière chance, disait-il. Il a eu honte parce qu’il s’est mis à pleurer devant toi et que tu lui as simplement dit de travailler davantage son style. Il n’a pas compris ce que cela signifiait. Il est revenu à la maison complètement défait. Trois jours plus tard, il s’est pendu. Je suis en quelque sorte morte avec lui.

                        Du premier jour, je n’ai eu que du dégoût pour toi ; tu n’étais qu’un criminel à mes yeux. Pourtant, j’aimais baiser avec toi, comme une victime peut aimer l’attention malsaine que lui porte son bourreau et qui la fait exister. Tu me désirais, je te tenais et ça m’excitait. Au fil des jours, j’ai même pu éprouver de l’amour ; c’est pourquoi, j’ai eu tant de mal à te quitter. Tu as été bon, tendre avec moi ; j’ai conscience de commettre quelque chose de mal, mais tu comprendras que je ne peux pas faire ma vie avec un homme qui a été aussi décisif dans la disparition de mon père.

            J’ai obtenu un contrat d’une maison d’édition très renommée pour mon second roman qui raconte la vengeance d’une femme…C’est de bonne guerre.

J’espère simplement que mon exemple servira à rendre le monde de l’édition plus humain.

                        Rachel. »

                        Daniel laissa tomber la lettre et se mit à pleurer longuement. Cela avait été trop beau pour être parfaitement vrai. Il se haïssait d’avoir plongé la tête la première dans l’illusion. A son âge, on devrait savoir que les contes de fée n’existent pas…Quelle honte ! Mais maintenant qu’allait-il devenir ? La risée du tout Paris, l’homme seul et sans amour à tout jamais, l’exemple même du cynisme quand le second roman sortirait racontant la façon dont il avait joui d’une jeune femme innocente, doublement victime du même homme, cynique dans son métier, pervers dans ses rapports intimes.

                        Les jours suivants, Daniel ne se rendit pas à son travail : trois jours durant, sans prévenir. La rumeur enflait déjà dans le monde éditorial qu’une sombre histoire de vengeance se mêlait à une trame sexuelle torride. Saint-Germain tremblait, frémissait d’un plaisir non feint.

                        Marie-Françoise s’inquiéta de l’absence de Daniel ; au bout du troisième jour, elle appela la police qui se rendit à son domicile le soir même.

Le corps de Daniel fut retrouvé pendu. Il avait laissé un simple petit mot :

 « Ma vie aura été d’une parfaite inutilité et d’un inintérêt complet. Pardon à ceux que j’ai  offensés. Ils seront, je crois, vengés. J’aurais pu employer mon travail et ma vie à des fins utiles, à aimer  mon fils, à donner aux vrais artistes, une chance, à éviter d’user de cynisme et d’indifférence dans tous les domaines de mon existence. Ceux qui tenteront de comprendre quelque chose à l’annonce de ma mort, verront là, j’espère, la plus rude morale du plus cruel des contes de notre monde contemporain dans cette inanité faite Néant »

Daniel. »

"...il était pendu à une corde, les yeux exorbités, la langue pendante, la tête tombant sur les épaules, le corps ballottant et un filet de salive peinait à se décrocher de sa mâchoire déformée. Une lettre posée sur la table disait ses adieux au monde, ses excuses pour n’avoir rendu personne heureux...". Un bon éditeur est un éditeur mort. 

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