Lettre à un étranger,

Non pas de nationalité, non pas de langue mais bien de moeurs, de culture, et si j'ose dire d'"approche métaphysique". Vous êtes jeune, encore au lycée, pas tout à fait homme, plus tout à fait enfant, l'on vous ramasse parfois le samedi soir en état de coma éthylique, une grande fierté, et votre mot d'ordre est "profiter". La camaraderie est le noeud gordien de votre système et vous n'imaginez pas un seul instant vivre un moment de solitude "plein". Tout d'ailleurs s'organise ici bas, comme par un fait exprès, à vous éviter ce type de situation : Facebook, Twitter, téléphone portable, jeux en ligne, et bien sûr, rencontres au stade de foot entre amis : vous êtes un fidèle supporter de l'O.M.. Si vous ouvrez un journal, il pourra s'intituler L'équipe, voire la Provence, d'après la rubrique "Sports" assez étoffée. Et pour la lecture, vous aurez eu votre compte. Point trop n'en faut. Vous vous scandalisez quand un professeur de lettres vous demande d'acheter un livre et prétextez que vous "n'avez pas que ça à faire" ni d'argent à placer dans un objet inutile, que d'évidence, vous ne lirez pas. Autre chose, vous tenez en permanence un téléphone portable sur lequel vous tapotez des "choses" -souvent bégnines- et, vous constituez globalement le client idéal de toutes les nouvelles technologies. 

Et bien étranger, encore plus étranger qu'un africain de la brousse, qu'un indien d'une tribu reculée d'Amazonie avec lequel je pourrais apprendre quelque mythe étonnant, je vous le dis, plus encore que toutes les crises économiques, plus encore que toutes les crises politiques, c'est vous qui allez faire sombrer la civilisation occidentale ! Vous épousez le nihilisme de notre époque en justifiant votre paresse intellectuelle d'une falsification intégrale du Carpe Diem ! Ce "profitons" dont vous vous faites une devise, n'a rien à voir, de près ou de loin avec la sagesse des poètes qui l'ont malicieusement dévergondée ! Là où le raffinement méditatif s'adjoint à la célébration poétique, vous signez votre mort cérébrale en renonçant sciemment à toute forme de connaissance, à toute nécessité de concentration et, pire que tout...vous exprimez une grande autosatisfaction à afficher une ignorance que d'autres, en d'autres temps, auraient eu honte de montrer avec autant de morgue. Le "profiter" n'est plus alors que le corollaire du terrible "pas de prise de tête".

Un instant, j'ai interprété votre attitude, des plus courantes, comme une sorte de mutinerie philosophique contre ceux qui vous rabachent depuis toujours "qu'il faut écrire sans fautes", que la lecture comporte d'irréfutables vertus, que la connaissance est source de grande joie, d'émancipation par rapport à un milieu familial un peu étriqué, un milieu social enfermé dans son schéma, une vie trop souvent sur-déterminée par un environnement culturel rudimentaire...Mais point de mutinerie que dans tout cela, ou alors a minima ; je dois quand même concéder que vous me fîtes un argument non dénué d'intérêt pour quiconque souhaite un instant se pencher sur le cas de la lente déréliction des cerveaux et pour laquelle on s'interroge : est-ce un cheminement "fatal" de notre civilisation ou bien avons-nous une inclinaison -inconsciente-pour le suicide ?

 Voici, donc, en substance ce que je pus entendre dans un de nos entretiens (j'ai dû traduire quelques expressions : à la place de "Chaplin, ça me gave" j'ai tenté de structurer la maigre pensée qui, trop bien camouflée par des couches d'erreurs lexicales, syntaxiques et j'en passe, risquait de ne pas me parvenir tout à fait) :

 "Madame,

Voyez, la culture, celle qui vous fait rire à Charlie Chaplin -que vous trouvez, dites-vous, tendre et poétique alors que je ris plus volontiers aux sketches de Gad Elmaleh (comique du quotidien), elle n'est faite que pour nous frustrer. Je m'explique : en touchant de près une culture sophistiquée, raffinée en diable, je devinerais qu'il y a un monde beaucoup plus intéressant que celui que je serais amené à cotoyer tout au long de ma vie, ne serait-ce que professionnellement. Probablement, intégrerais-je le corps des techniciens (et ainsi me sentirais-je malgré tout au coeur de ce qui fait notre monde, alors que vous, Madame, vous serez du côté des intellectuels qui éprouvent des difficultés à vivre avec leur temps !) qui mettent leur génie à comprendre comment "ça marche" alors que vous, vous en êtes encore à "Pour quoi ça marche, au nom de quoi, ça marcherait, est-ce que ça marche vraiment ?" sans jamais aucune satisfaction au sujet de la réponse. Moi, je vis dans le temps présent. Je résous de cette manière l'angoisse qui habite la culture, angoisse de la mort (je n'y pense plus puisque je réduis tout problème à un problème technique qui a une solution), angoisse du déclin, d'être emprisonné dans un temps in-signifié (quand cela m'arrive, je cours acheter un gadget éléctronique, ou je vais en boîte, ou je mets "minable")...C'est pourquoi, je regarde Gad Elmaleh racontant ses déboires avec la machine à café plutôt que Les temps modernes. J'ai choisi mon camp : celui d'une jouissance, "décliniste" sans doute, nihiliste certainement. Mais comme la vie est courte et que je vais mourir, je veux la consommer avant qu'elle ne me consume ! Vous aussi, vous mourrez, et de quelle utilité sera tout votre savoir quand vous affronterez la dernière minute ?"

Je vous laisse alors, content de vos certitudes. Je répondrais seulement à tout ceci que je préfère quand même avoir usé quelque minutes d'une trop courte existence à l'exercice de la lucidité et qu'une vie en pleine conscience est la seule qui mérite d'être vécue, comme l'a dit Socrate. Même avec le malheur au bout. Renoncer à ce que Bakounine appelait les qualités proprement humaines, comme la pensée et la liberté, finira par nous ramener à l'animalité.

La planète des singes n'est pas derrière nous, mais devant. Au revoir, pauvre humain qui finit par saturer mon champ de vision ! Bientôt, les techniciens auront tout pouvoir et pourront nous humilier, nous écraser tout leur soul, nous autres créatures "pensantes" ! Là où il a fallu des millions d'années pour descendre des arbres, il nous faudra quelques décennies pour y remonter !

Adieu civilisation !