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9 août 2014

L'anéantissement, épisode VI

 Régina poursuit la description du moment où elle se fait quitter par Denis, L'anéantissement, épisode VI

Une autre scène atteste parfaitement du retournement systématique de mes arguments contre moi-même : c’est la fin du mois de janvier et je sais désormais qu’il me trompe après une scène primitive où je l’ai confondu. Il sait qu’il est contraint à un choix, qu’il ne pourra plus maintenir comme il l’a fait pendant les cinq mois précédents la situation à la fois confortable et pénible de jouer sur les deux tableaux. Je lui ai demandé, rapidement après le passage à l’aveu, de « clarifier ». Clarifier signifiant en l’occurrence, déclarer ses intentions : accepter le pardon accordé (avant même qu’il ne l’ait demandé : bonne, faible ? Faible, dirais-je), ou divorcer.

Deux jours durant, j’ai vécu chaque minute dans une transe fiévreuse, insoutenable, où toute ma vie d’alors et celle de notre fille se voyaient mises en balance avec une certaine Maureen, employée fraîche émoulue au CEA de Cadarache. Pour me rassurer, je convoquais tout ce qui dans notre couple semblait infaillible : un brin d’amour pour moi qui devait encore agir sur Denis, pour notre fille, pour notre entente qui n’avait jamais été mauvaise...Cet homme qui ne découvrait pas l’amour à quarante-sept ans pouvait avantageusement revenir vers son foyer, moi prête à le recevoir, à comprendre ce qui avait pu l’en éloigner. Non pas que je sois douée d’une grande âme ou mue par une exceptionnelle générosité de cœur, mais j’arrivais à concevoir qu’il pût se produire un emballement, une séduction, un désir pour quelqu’un d’autre que moi, et que vraiment je n’y voyais pas un fondement assez solide pour abandonner la patiente édification d’un couple, qui, depuis plus de dix ans montait brique après brique, pour former ce qui n’a pas d’autre nom qu’un « foyer ». Je savais bien aussi qu’on pouvait me reprocher mille et une choses, et qu’après tout il était peut-être encore temps d’établir une sorte de « check-list » des ingrédients absents à l’appel de son bien-être, mais je n’imaginais pas un seul instant qu’à l’issue d’à peine deux jours, il reviendrait du travail avec une décision frappée du sceau de l’irrévocabilité : « Je ne veux pas rompre avec Maureen. C’est ainsi. J’en prends la responsabilité ».

C’est drôle comme on est fait, mais ce qui m’a le plus choquée à cet instant, c’est d’avoir entendu « Maureen » pour la première fois dans sa bouche, qu’il ait prononcé son nom au sein même de notre maison, que ces deux syllabes imprégnées de son timbre de voix, aient corrompu l’air d’un parfum étranger aussi capiteux qu’insidieux en une fraction de seconde. En disant « Maureen », il entérinait sa relation, il l’ancrait des sentiments durables, l’enracinait autant dans mon esprit autant que dans le sien. J’étais retournée par le manque de ménagement, l’absence de conscience de ce qui me causait un tel chamboulement. J’entamai alors un dialogue forcément vain et masochiste :

« Je suppose que cette… Maureen, quant à elle, ne t’a pas laissé le choix. Quand tu es allé au travail ce matin, tu étais encore incertain ; te voilà revenu et « Maureen » est là, parmi nous…

Il était évidemment embarrassé. Nous étions dans la cuisine. Il était midi et il rentrait du travail juste pour m’annoncer la « bonne nouvelle ». Son air, plutôt doux en tant normal, s’assombrissait.

- Il fallait bien que je me décide vite ; je ne voulais pas vous faire attendre toutes les deux…

J’allai de Charybde en Sylla : le « toutes les deux » me fit dégringoler l’escalier de mes émotions, sans pallier, là, d’un coup ; désormais, il nous plaçait, moi, nous presque dix ans de vie commune, notre intimité, notre histoire, à égalité d’une femme qui, parce que « nouvelle », plus jeune, peut-être plus attirante (je ne l’avais pas vue) méritait tous les égards et moi aucun ? Et son visage tranquille, doux dans ses traits qui d’un coup se fermait à moi, se crispait d’une rigueur que je ne lui connaissais pas…Je vivais un moment de torture. Je voyais la métamorphose de Denis s’opérer sous mes yeux et je ne pouvais rien y changer. Il était comme un amnésique au réveil : en vous adressant un seul regard, vous comprenez qu’il ne vous reconnaît plus, mais vous ne pouvez pas l’admettre. Mes réactions tentaient de ramener le bourreau vers l’empathie, la raison tendre et humaine sans pouvoir bien sûr étouffer le début d’incendie qui se propageait de nerf en nerf.

- Tu considères donc que me faire attendre a le même poids que la faire attendre ? C’est absolument équivalent pour toi ?

A l’inverse de moi, il vivait un grand moment « d’affirmation » de son existence, même si j’interprétais ce qu’il disait comme une forme de déni. Une affirmation aussi solide que celle de l’esclave qui déclare : « Je suis désolé, mais la servitude ne me convient plus ; je préfère la liberté. » Ce contre quoi bien sûr, on ne peut émettre aucune objection. La servitude, c’était moi, la Liberté, c’était elle.

- Je l’aime, tu ne peux plus l’ignorer.

Je me rappelle à cet instant que j’ai lâché le couteau avec lequel je coupais des champignons en lamelles. Je ne savais pas encore que ce même couteau allait me servir à un usage moins inoffensif. J’étais encore dans le registre de « la raison raisonnante », seule arme que j’utilisais, sans me faire trop d’illusion. Si à cet instant j’avais songé à un quelconque usage du couteau, c’eût été pour le retourner contre moi.

- Mais cet amour, ce n’est pas passager ? Et si tu te trompais ? Tu n’as pas peur de te tromper ?

Je me rendis compte à quel point toutes ces questions ne faisaient que relancer la machine à m’humilier ; et Denis, que j’avais toujours connu gentil, prenait un visage désormais triomphant, comme si il découvrait son pouvoir sur moi. Deux femmes le convoitaient, quel ego même pas trop égotiste, aurait dédaigné l’encens dont on le nimbait ?

- C’est en restant avec toi que je me tromperais.

Cette fois, il s’était délivré de toutes les précautions ; le regard fixe, les yeux marron, brillants et aiguisés, il contemplait dans mon désastre, l’effet de sa force. Je lui offrais sur un plateau le fond masochiste qui nourrissait son nombril, deux fois léché, deux fois réclamé. Je pleure désormais, augmentant ainsi son presque agacement…A vaincre sans péril…Ça devient très facile, trop facile. Une souris sous la patte d’un chat. On va voir s’il va jusqu’au bout.

- Tu veux divorcer alors ?

Maintenant, je nous fais peur. Comme si je disais, devant un précipice, « tu veux sauter ? » Il saisit l’importance du vertige ; il y avait pensé et savait ce qu’il convenait de dire. J’aimais de moins en moins ce regard, surtout que je voyais dans son visage une forme de lassitude, l’air de dire, « finissons-en que je retourne à ma nouvelle et très excitante vie »

- C’est toi qui as prononcé le mot. La responsabilité t’en revient.

- Je ne comprends pas. Qu’est-ce que tu veux ? Tu veux vivre avec une autre, n’est-ce pas ? Ce n’est pas moi qui veux cette rupture ! Et tu m’imputes d’avoir dit « divorce » comme si la chose ne venait que de moi, et qu’elle n’avait pas été induite par la situation que tu as créée… (Dieu, j’avais encore tant de force pour raisonner…)

- On peut se séparer dans un premier temps. Après, on avisera…

- Je ne comprends pas ces subtilités !

- Je voudrais d’abord nous éviter le choc des avocats, des procédures…

- Tu es trop bon ! Par contre, le choc de me quitter aussi facilement ne gêne pas autant que les avocats ! Il ne répondait pas.

J’ai compris par la suite qu’il voulait éviter le divorce pour d’autres raisons que « le choc des avocats » ; une séparation constatée pendant plusieurs années revient à un divorce d’office sans les frais d’avocat et suppose que la garde de l’enfant soit déjà réglée entre les deux conjoints. Il craignait en fait que je me lance dans des procédures infinies et lui conteste le partage équitable de la garde de Camille. Il n’avait pas tort d’avoir peur sur ce chapitre ; me séparer de Camille m’horrifiait tout autant de savoir que cette Maureen allait s’en occuper, peut-être mal, peut-être avec méchanceté, sans amour, sans attention réelle…Comment pouvait-il m’infliger ça ?

- Et Camille ?

Sa fille était ma dernière cartouche pour essayer de lui montrer qu’en renonçant à moi, il retirait à notre fille une certaine idée de notre famille, ce qui méritait réflexion. Camille était à l’école et à son retour, son père lui expliquerait que tout ce qu’elle avait connu devait s’effondrer…voilà ce qu’il fallait déduire de ses bribes de phrase.

…Puis le discours obligé, rassurant :

- J’ai connu des tas d’enfants qui vivent très bien cette situation à condition que les parents eux-mêmes soient suffisamment intelligents pour ne pas monter l’enfant l’un contre l’autre…

- Et ça ne te gêne pas de remplacer la mère par Maureen ?

- J’en ai déjà parlé avec Maureen ; elle ne se prend pas pour la mère, crois-moi.

- Si je comprends bien, vous avez déjà tout réglé, toi et Maureen, et je n’ai plus qu’à m’éclipser !

- Il fallait bien qu’on pense à tout ça avant de se décider ; on a conscience que ce n’est pas facile…Mais c’est à moi de m’en aller d’ici. C’est normal. Mau cherche un appartement pour que je puisse accueillir Camille…

- Mau ! Maintenant c’est « Mau » ! Une vieille copine, quoi ! Mais tu vois que quelque chose ne va pas ! C'est plus que je ne peux entendre !

- Tu vois ! On ne peut vraiment pas discuter normalement avec toi ! »

J’étais donc définitivement écartée ; et plus vite je débarrasserais le plancher et mieux tout le monde se porterait. Tout ce que vous direz désormais se retournera contre vous.

La suite, on s’en doute, fut la sinistre vérification dans toutes ses dimensions de cette célèbre mise en garde. Nul n’est censé ignorer la loi.

J’étais sous le choc comme quelqu’un à qui l’on annonce une grave maladie chronique et à qui l’on dit, presque normalement, « il faudra vivre avec ». Et la question de savoir si mon amour pour Denis était à la hauteur de la douleur qu’il m’infligeait, n’avait finalement qu’une importance secondaire. Le mal pouvait bien être relatif, je ne parvenais pas à relativiser le mal. Je ne sais pas si je l’aimais tant que ça dans le fond, s’il méritait mon rabaissement, mon pardon avant même qu’il m’en ait fait la demande (demande qu’il ne fit jamais). Mais il y a une chose que je ne pardonnerai jamais et que je n’aurais jamais pardonné s’il était revenu à moi : c’est la trivialité de la situation dans laquelle il m’a fourrée, ce trio, ce vaudeville, ces mensonges, cette bêtise…tout ce que l’âme humaine comporte de laideur et d’imbécillité, il m’a fallu le supporter. J’avais vécu pendant des années avec un être que je prenais pour un homme et qui n’était qu’un homoncule, avec une âme aussi élevée que la taille de son sexe : il me renvoyait, par un phénomène de « réfraction » les brisures des mesquineries qui remplissent le commerce humain et qui, tyranniquement, s’accaparent le langage du « droit » pour se donner consistance « j’ai droit au bonheur, MOI». La cassure est plus que « sentimentale », elle est -disons-le- ontologique. L’idée même que je me faisais de l’Homme se trouva d’un coup fêlée. Las !

Et quand la colère bouillonnait encore dans mon âme meurtrie, je parvenais à considérer ces deux-là avec ironie et mépris. Je riais de leur comique de boulevard, du bonheur qu’ils croyaient investi du frottement de leurs organes génitaux. Pauvres adultérins, comme ils sont laids et vulgaires ! Ils croient jouer avec le feu avec des désirs normés et parfaitement admis par les prestataires de service de la bonne parole sexuelle. Sur n’importe quelle radio qui ratisse large, un talk-show nous apprendra les vertus de l’ « ouverture », faisant de nos orifices d’étranges autoroutes de l’information, des lieux d’échanges et de communication d’une modernité éclairée ! Les voies basses subliminalement reliées aux voies hautes par une étrange mystique, où circulent dans le même fluide les sucs des organes génitaux et les pensées les plus élevées ! Philosophie du foutre, ridicule métaphysique du sexe, anus solaire, sexe lunaire, cérémonie de la fellation, orgies sacrées ! Bacchanales de bac à sable que ces deux-là avec leurs (j’imagine) « tu me rends fou » « jamais je n’ai joui autant » et leurs deux misères réunies, s’aveuglant mutuellement. Á les décrire ainsi, on se demande vraiment pourquoi j’ai fait l’insigne honneur à Monsieur d’attirer l’attention sur son organe phallique ! Ils se sont tellement vautrés dans l’idéal grotesque de la libido !

Finalement, je dois avoir ma part de médiocrité dans tout ça puisque je n’ai même pas pu prétendre éveiller le désir d’assassinat dans ce duo. Pourquoi d’ailleurs s’encombrer la conscience d’un meurtre, puisque le droit accorde la répudiation réciproque sans s’attarder ? Si l’on m’avait assassinée, contesterait-on le droit à une personne sensible à mon calvaire, d’écrire quelques pages sur l’odieux geste qui m’aurait fait passer au statut de martyre de la cause des femmes ? Un assassinat, c’eût été de la haine, de la vie encore. Pour moi, on eût organisé une marche silencieuse. Mais n’exister pour personne ou si peu, alors que mon corps ne cesse de réclamer « A manger ! A boire ! De l’amour ! Arrête de fumer ! », est une hérésie. Voilà ce que je dis. Perdue au milieu de sept milliards ! Que voulez-vous que je dise pour être un peu entendue, pour exister singulièrement ? Je ne suis ni sublime, même si la laideur n’est pas venue me disgracier, ni très jeune, ni riche, ni douée d’un talent extraordinaire, cultivée sans être érudite, de profession décriée, d’une famille comme toutes les familles : compliquée… A quoi puis-je prétendre ? A quel titre ? A quel bonheur ? Faut-il que j’écrase mes concurrentes en m’aidant de coach, de chirurgie esthétique, de sorties futiles et coûteuses pour espérer recevoir un succédané d’amour et d’intérêt ? Recluse dans un lieu que d’aucuns jugeraient sublime (les gens qui vivent dans des régions froides en général s’extasient de la lumière d’ici) parce que situé en Haute-Provence « au cœur du parc du Verdon », pour paraphraser le guide qu’on peut se procurer à l’office du tourisme, je crève. Depuis que l’avocat s’est mis à parler à ma place pour me défendre (une défense chèrement payée, quand même), je suis descendue dans le cœur du silence, piégée dans un hiver définitif, pétrifiée dans mon interdiction, hébétée dans ma contrition. Le langage administratif, c’est comme la banquise des polars islandais : du froid et des cadavres. (Amusant qu’elle parle de ça ! s’étonna Stéphane)

Chaque minute est un fardeau que je laisse s’échapper avec soulagement. Les collines sont insolemment belles, le soleil est singulièrement perçant, les coquelicots éclatent écarlates à ma figure et moi, j’avance courbée, la tête penchée en avant un peu comme une guenon triste qui a perdu son petit. Je ne suis pas sûre d’être aussi touchante que la guenon, en fait. Je suis très agaçante car rien, et quand je dis rien, c’est vraiment rien, n’arrive à m’extraire de ce qu’il faut appeler une dépression. Y compris cette beauté provençale ! Insoutenable pour une âme en peine ! Tout relève de l’effort, même le besoin le plus élémentaire. Quand je dois uriner, je me soulève par réflexe. Portée par d’anciennes habitudes, je me traîne aux cabinets. Puis, il faut sécher les gouttes d’urine ; ce qui exige un mouvement. Il faut ensuite remettre le pantalon, aller se laver les mains. Si j’ai faim, il faut encore accomplir des mouvements pour éplucher, mettre à cuire, nettoyer la table sur laquelle je vais manger. Je me lave quand la saleté atteint un seuil critique. Après tout ce cirque, je vais fumer une cigarette ; la cigarette s’est peu à peu mise à incarner, comme l’os pour les chiens en cours de dressage, plaisir et récompense, parce que le reste, tout ce qu’il y a autour de la cigarette, m’ennuie à mourir. Sauf ma petite fille bien sûr, pour laquelle je fais un réel effort. Et j’en suis à chaque fois exténuée, car devant elle je me suis imposée des limites à ne pas « fumer » : je fais mine de contenir la dérive. Je me demande si elle y croit ou si elle fait semblant aussi. Nous nageons peut-être tous dans une illusion et l’entretenons mutuellement pour ne pas flancher dans l’irrémédiable. Pourtant, ses besoins d’enfant tyrannique et contre lesquels je n’ai plus grand moyen de lutter, m’emportent par moments loin de Denis ; il m’arrive (jamais très longtemps) d’apprécier de me retrouver avec elle, surtout le soir, quand il faut aller se coucher et qu’elle réclame qu’on se blottisse l’une contre l’autre pour lui faciliter le sommeil. Le miracle est, que de cette manière, je m’apaise moi aussi. Mais, c’est quand même faire marche arrière du strict point de vue de l’autonomie. Des années de lutte pour qu’un enfant parvienne à dormir une nuit complète dans son lit, comme si de cette manière tout le monde gagnait une victoire contre la peur, les caprices, la tyrannie, enfin tous les petits démons de cette enfance que nous ne savons plus canaliser, et voilà qu’au moindre relâchement, le démon sort du placard et s’installe dans vos habitudes. Camille et moi dormions ensemble à nouveau. Quand j’entendais sa respiration, quelque chose de la densité du réel s’allégeait un peu, pour quelques heures. A nouveau vers deux ou trois heures, c’était le réveil, l’insomnie. A cette époque où Denis venait de quitter la maison, j’ai connu l’enfer de l’éternité, de l’heure qui n’avance vers aucun but, aucune délivrance. L’insomnie. Il passait ses nuits avec une autre pendant que j’errais des heures durant, comme un spectre condamné à veiller sur un territoire vide. Au matin, je parvenais à dormir un peu avant de recommencer une journée de mort-vivant. Heureusement, c’était la période où je n’allais pas au travail. Arrêt longue maladie. Ma dépression était sévère. Le médecin n’avait pas eu de mal à m’accorder ce répit : je ne dormais plus, je ne mangeais plus, je fumais, et pensais à la mort avec une constance certaine. Les cachets ingurgités me permettaient quatre heures de sommeil à peu près. Jamais davantage.

 

J’ai donc accompli le passage obligé de nos générations disloquées : le divorce. Néanmoins, j’ai l’impression que je m’en sors moins bien que les autres. Je n’arrive pas à croire au renouveau, à la vie d’après, à la reconstruction. D’après les nombreux témoignages, rien que de très normal. Mon entourage se montre confiant pour la suite. Même une collègue de travail s’est mise à réciter ce mantra de la « vie retrouvée » et mue par un réel élan de compassion, m’a confié le récit de sa « traversée du désert » pensant m’aider un peu. Elle est plutôt discrète d’habitude, et j’allais dire, de façon un peu cruelle, « transparente ». Avant la crise, je n’avais pas un regard pour cette Evelyne. Son visage sans relief ni beau ni laid, son discours sans éclat -disons convenu dans un cadre scolaire où l’on se ressasse que les élèves ne travaillent pas, qu’ils sont pris entre l’enclume de la réussite et le marteau de la société des loisirs- ne m’interpellait pas. Mais en me voyant amaigrie (c’était avant mon fameux étourdissement au beau milieu d’un cours), recroquevillée, peut-être même revêche, elle s’était assise gentiment à côté de moi, dans la salle des professeurs, à un moment où celle-ci était désertée. J’ai senti alors quelque chose comme de la tendresse dans la façon de pencher la tête vers moi, et de tenter l’interception de mon regard : un jour, m’a-t-elle certifié, on sort la tête de l’eau, on aime à nouveau, on y croit, quoi ! Alors, je lui ai demandé si elle ne se sentait plus seule : « Oh, si bien sûr, mais on s’y fait, on y trouve même quelque agrément. On fait des rencontres, on a des amis, on part en voyage, on va danser… » J’aurais dû lui dire merci pour le réconfort. Mais là, j’ai eu envie de hurler. Ce qu’elle me servait, c’était le tableau pathétique de la femme sans qualité qui cherche désespérément avec « ses petits bonheurs » à regagner le niveau de médiocrité déjà atteint en couple. Elle m’a refilé le cafard ! Une consommatrice de la société du loisir, qui va jusqu’à un âge « indu » se trémousser dans les boîtes de nuit, renflouer les caisses du tourisme à coups de trekking dans le désert marocain, vivre « en réseau » en passant son temps sur internet et sur son portable à envoyer des twits, imposer son instabilité sentimentale à des enfants déboussolés ! Voilà ce qui se cache derrière le célibat des divorcés : une authentique économie parallèle tournée vers le divertissement ! Et la solitude dans tout ce cirque ? Encore plus glauque ! Une gueule de bois pour les vingt ans à venir ! L’économie de marché n’en finira­­­-t­­-elle donc point de nous vampiriser ? Seuls et pauvres, il nous faut encore la rassasier ! Sites de rencontres, speed-datings, voyages organisés, fêtes pour célibataires, cafés branchés… et raque ! et crache ! et tombe, tombe, toujours plus bas !

 

Pourquoi est-ce que je n’adhérais pas ? Pourquoi ? Suis-je faite d’un bois différent des autres ? Ne suis-je pas moi aussi, extérieurement, la statistique incarnée ? Femme de quarante ans, larguée avec son gosse, après un mariage assez heureux, une vie professionnelle correcte, et une impression globale d’avoir cherché au-delà des plaisirs immédiats, un sens à ma vie ? Peut-être que j’aurais dû m’affirmer davantage, vivre déjà à part a sein de mon couple : devenir un électron parfaitement solitaire -je ne dis pas libre- alors que Denis évoluait à mes côtés -peut-être, lui en électron libre, qu’en sais-je ?-. Faire comme lui en somme pour ne pas endurer le déplaisir de la séparation et de la pathétique recherche de plaisirs artificiels censés l’adoucir. Par exemple, j’ai toujours aimé écrire. Mais je doutais de ma valeur en tant qu’écrivain. Maintenant, c’est différent : quelque chose me dit que je n’ai plus le choix. Ou alors si, il y a un autre choix : celui d’entériner le Néant, l’absurdité de l’action, de la lutte. Parfois, j’hésite encore. Mais une chose est sûre, il n’y aura pas de compromission avec la société des loisirs. Je ne deviendrais pour personne le jouet de son abject divertissement. Face à cette désobligeante alternative présentée comme une « renaissance » par ma collègue, je préfère encore explorer les entrailles du monstre : la découverte in extenso du Néant, faire quelques pas de danse avec la mort, jusqu’au tournis. Pas besoin de grand-chose sinon quelques paquets de cigarettes, un minimum d’équipement (un canapé) et depuis peu, très peu, une télé. Car -est-ce un progrès ?- il y encore quelques semaines, il m’était impossible de regarder une simple émission. Une concentration sur autre chose que moi-même, doublée d’un refus obstiné de sortir de ma douleur (comme si j’étais happée par le désir d’en explorer le fond), m’était rigoureusement impossible. Maintenant, je ne peux plus m’en décoller.

Ma passion, car il en est venue s’en greffer une comme une verrue au cœur de l’ennui, c’est le drame, le vrai, l’information, la dépêche AFP qui défile sur le bandeau des chaînes d’information, la presse ! Je me gave de tragédies quotidiennes, de typhons dévastateurs, de krachs boursiers, de catastrophes aériennes, et de guerres intestines. Et quand j’éteins le téléviseur, je pousse un « ouf »…Ouf à toutes les galères que j’ai évitées. Enfin, je me force à faire « ouf ». J’essaie de cette manière de retrouver « la norme » qui consiste à se satisfaire d’être assez jeune (je n’ai que quarante ans, après tout), pas trop mal physiquement, avec un boulot correct, un enfant que j’aime, un toit, à manger. Ça nous aide à accepter le médiocre, les infos. Mesure de salubrité publique. Le réel deviendrait presque rassurant ! Comme quoi je ne suis pas si malchanceuse. En plus, je m’instruis. J’ai une opinion sur chaque fait et ce langage « de la moyenne » me rassure : j’aime entendre « plan de restructuration » au lieu de « bon débarras », le mot « pouvoir d’achat en baisse » pour appauvrissement galopant, « sentiment d’insécurité » en place de barbarie quotidienne ; ces mots « au régime » m’ont inspiré un nouveau jeu. Je m’amuse à re-qualifier ce que j’ai vécu dans cette langue d’enrobage technique à visée euphémistique ; voici le commentaire du reportage pour le largage de la Régina : « Après avoir signifié à Régina Basel son congé pour bons et loyaux services avec une indemnité à hauteur de son ancienneté, Denis Giudicelli a tenté d’insuffler à sa vie un vent de nouveauté. Avec Maureen, la jeune employée explosive et pétulante, Denis a retrouvé une seconde jeunesse en ayant préalablement conseillé Régina à faire de même. Car notre sémillant presque quinquagénaire ne compte pas laisser passer cette chance de pouvoir à nouveau mordre la vie à pleines dents. Relooking, silhouette amincie, adepte du bien-être, Denis ne lésine pas sur les moyens pour plaire à sa jeune conquête. » Le reportage « socio » se prolonge avec gros plan sur le bronzage de l’homme épanoui, la séance de botox de l’homme décomplexé, le massage zen, l’encouragement de la jeune femme elle-même retouchée…Je les vois en couple de télé-réalité et je ris.

J’aime bien les nouvelles les plus graves surtout. A ce prix seul, je parviens à occulter la terrible insignifiance de ma vie. Oui, il faut remercier les media qui nous rappellent heureusement que le monde danse au bord d’un abîme. Et ce n’est pas de la fiction, Monsieur. C’est « moi » additionné d’un supplément de tragédie. Parfois aussi je m’amuse franchement, comme avec le trio dévasté du président, de son ex et de son actuelle…Des petits gloussements, de bons gros ricanements : les vertus du vaudeville à la télé !

 

Denis a commencé à me tromper il y a deux ans ; il y a un an et demi, il m’a quittée ; il y a neuf mois, nous avons divorcé. Il vit désormais avec cette femme jeune, pimpante, pétillante qui lui a réinjecté la sève manquante. Il a l’air parfaitement heureux, régénéré. C’était le but de l’opération après tout. On dirait qu’il a rajeuni. Il s’habille avec des vestes en cuir « très rock », il semble plus sportif qu’avant. Je crois également qu’il accorde une attention particulière à ce qu’il mange : il s’impose tout ça pour ne pas être en décalage par rapport à elle, de qui il est « l’aîné ». Bientôt, elle lui réclamera un enfant, j’en suis certaine. Il fera mine d’hésiter un peu, puis quand il regardera devant lui, devant ce qui lui reste à vivre, elle dansera. Elle lui fera cracher un « oui » du bout de ses seins refaits. Et l’homme de quarante-sept ans bientôt ne connaîtra pas la mort, ni la vieillesse : il se lèvera la nuit pour donner le biberon, ne verra aucune objection à se voir défini comme un « jeune papa » et ses collègues admiratifs, qui éprouvaient encore quelque scrupule à passer d’une vie à l’autre sans se soucier des dégâts, verront là un cas de jurisprudence qui fera date. Un exemple à suivre en temps voulu, en temps de grandes crises « Lui aussi l’a fait et il y est très bien arrivé. Non, il n’y a pas de fatalité à se coltiner la même femme toute sa vie ! ». C’est simple : si un homme en est capable, les autres aussi. La morale ? On finit par la trouver intentionnellement odieuse, étriquée, on ne voit plus en elle le socle noble de la civilisation qui tient notre animalité sauvage en muselière.

La civilisation finit toujours par exhumer une part des instincts qu’elle s’imaginait avoir bridés, on le sait bien. Toutes ces prostituées, cette pornographie, ces adultères, et j’allais ajouter tout le côté illégal de la chose : viols, perversions, pédophilie, sont le fait majoritairement des hommes. Que s’est-il passé dans leur évolution ? Pourquoi la conscience n’a-t-elle pas intégré la sexualité à son développement ? J’ai une réponse partielle : les femmes ne sont pas en mesure de constituer un groupe et d’engager physiquement la guerre. Et une puissance exercée dans l’iniquité, ne prend jamais conscience d’elle-même, sans la contestation du groupe sur laquelle elle s’applique. Les femmes, ont dû donc attendre plus longtemps que les autres groupes opprimés pour prétendre à des « droits », ne disposant pas de la force physique pour s’imposer, ni de la force d’un groupe constitué. Même les esclaves ont été affranchis plus rapidement, les colonisés décolonisés avant le droit à l’avortement sans compter bien sûr, le scandale de la citoyenneté électorale si tardive… « Nous » sommes donc encore aux prises avec des mâles blancs entre trente-cinq et soixante ans qui dominent toujours la société. Et le divorce ? Les femmes le paient jusqu’à la fin de leur vie : leur retraite étant de 30% moins élevée que celles des hommes, il ne reste qu’à faire le calcul…

Denis n’avait nullement le comportement d’un horrible machiste, ce serait trop simple, trop caricatural. Il s’occupait de Camille magnifiquement comme tous les pères « nouvelle génération ». A la maison, il n’envisageait pas de me laisser à charge toutes les corvées domestiques. Non, la domination empruntait un chemin beaucoup plus subtil. Il pensait sincèrement qu’avec cette participation, je devais m’ « estimer heureuse ». C’était une conception un peu courte du bonheur : m’estimer heureuse ? De quoi ? D’avoir débarrassé la table ? Alors, quand je réclamais d’autres attentions comme une certaine délicatesse sensuelle ou bien l’expression plus directe de ses émotions envers moi, il me rabrouait souvent : « Tu n’es jamais contente. Qu’est-ce qu’il te faut à la fin ? » Il avait fait ce qu’il fallait, non ?

Il aimait beaucoup, même le week-end, rester seul à travailler sur certains aspects de ses recherches en physique nucléaire. J’ai fini au bout de quelques années à me faire à ce goût pour la solitude, en trouvant moi-même mes propres passions qui étaient déjà là, en germe. Je pensais donc que cette route était la bonne. Que chacun ait ses passions et qu’on partage le reste. Il avait induit cette projection et je m’y étais pliée bien que parfois, cette façon me parût taciturne, un peu repliée sur elle-même, rabougrie. C’est moi qui prenais les initiatives d’une sortie, d’un voyage et des amis. Lui, il suivait mes désirs d’emmener Camille au ski, en promenade et parfois, mais le coeur n’y était pas ; il accomplissait ses obligations familiales avec la joie du condamné. Et sa manière bien à lui de ne pas s’emballer, c’était le silence. Se taire et attendre que ça se passe. Du froid. Des glaçons. A la fin, il lui fut facile de me voir comme une « femme autoritaire » ! C’est simple : il ne demandait rien et j’osais émettre des désirs ! Oui, j’osais exprimer des souhaits, formuler des envies et parfois même qu’on les réalise ! Mais je n’avais pas compris le présupposé, un présupposé vieux comme le monde, à la source de tous les malentendus. Il était un HOMME, une créature qui avait dû abandonner certaines de ses prérogatives au nom de la civilisation, il devait se plier à la monogamie, au respect de la femelle de laquelle il devait pour accomplir l’accouplement, trouver le consentement…Une dépossession ! Il avait bien droit, pour ces pertes sèches, à un dédommagement ! Qu’on le maintienne symboliquement dans sa puissance, comme on maintient la reine d’Angleterre dans son rôle de représentante de la Nation ! Enfin, qu’on lui foute la paix au moins, qu’on ne lui demande pas, en plus d’avoir abandonné son statut de mâle alpha, de nouvelles concessions qui le féminiseraient ! Voilà où se trouve la peur ! Et quand enfin, se présente une jeune chimpanzé, prête à offrir sa croupe à tout moment au singe vieillissant, depuis trop longtemps descendu de son piédestal, il ne pourrait refuser ; comment passer à côté de cette reconnaissance tardive (mais mieux vaut tard que jamais) de la puissance naturelle et simplement réhabilitée ? Enfin quelqu’un pour recoller au bon Louis sa tête et la couronne qui la surmonte…Denis avait beau être un homme correctement éduqué, peu machiste, considérant la femme comme un être véritablement doué d’une conscience etc…, il n’aurait, à l’instar des trois quarts des hommes, pas renoncé au fait du prince. Mais, que la société avec l’institution du mariage laisse imaginer le contraire, peut vraiment constituer une sorte de grave préjudice, un mensonge sur lequel on bâtit des vies « factices » qui vont s’écrouler comme des décors, une fois qu’ils auront servi comme des toiles de fond d’un théâtre. On change alors le décor, les comédiens et on récite, avec des variantes, le même mensonge. Je ne vois pas comment ensuite on peut éviter la dislocation de la famille et la proclamation de haine envers ce mensonge fondateur qui en découle nécessairement ! Des années pour s’en remettre !

Alors, j’en suis arrivée à soutenir une idée un peu radicale. La tendance féministe qui se passerait volontiers des hommes pour exister. Non, vraiment, imaginer qu’on a besoin d’un homme pour vivre, c’est comme de persuader l’esclave qu’il a besoin d’un maître ! Et cette vérité ne mérite en aucun cas d’être renversée par je ne sais quelle fallacieuse dialectique qui verrait dans l’esclave « la raison du maître ». Comme tant de femmes, j’ai cru au bobard du mariage, de la monogamie. Mais je ne peux rien y changer. J’ai furieusement besoin d’amour et je croupis dans une solitude désespérante. Je pense que cette rupture a dénudé le fond de mes entrailles et me voilà aussi faible qu’un nourrisson. A croire que tout l’amour qui m’a été donné depuis le premier jour de ma vie n’a imprégné la mémoire d’aucun de mes organes. C’est peut-être lié à de cruelles absences dans mon enfance… oui sans doute. Mais, ce qui est vraiment dur à admettre, c’est que j’ai l’impression qu’on ne guérit jamais de ses premières douleurs, que l’amour n’est un remède que tant qu’il n’est pas le mal. »

 

Stéphane s’arrêta sur cette dernière phrase. La nuit, déjà bien entamée, tirait les derniers mots en écholalie « l’amour…remède…mal » dans la conscience à peine éveillée du jeune stagiaire que le sommeil avait fini par vaincre. Tout comme le récit de Régina, qui râlait comme un sanglot étouffé trop longtemps, dans une nuit qui avait duré dix ans.

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