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27 avril 2014

Fragments VIII

Voici un Fragment tiré d'une série de neuf Fragments.

Pour lire tous les autres fragments :

 

Fragments- Le journal d'une ombre. de Reine Bale sur TheBookEdition.com

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Fragments VIII

I- Comment rassembler les miettes éparses des pensées, des sensations, des souvenirs dans un tout indivis qui retomberait en pluie de lumière sur quelques énigmes ? Ce fatras de connaissances accumulées saura-t-il élire son rayon aux archives de la mémoire sans se perdre ou encombrer ? Des dossiers inclassables jonchent mon bureau et me sondent, de loin, griffonnés à l'encre narquoise de la lâcheté, de la honte ou de l'indifférence, voire de la négligence. En voici un : le désir. Dossier sensible...délicieux...douloureux...; brillantes réussites (passées, repassées), lamentables échecs (faut-il qu'il m'en souvienne ?)...indémêlable. Je l'ouvre : quelques feuillets volettent -incidemment ?- et s'échouent au sol : les inaboutis -ceux qu'on préfère oublier par égard pour l'amour propre dont on a encore besoin comme d'une drogue à laquelle on se serait trop accoutumé -, je le referme aussitôt, me saisis d'une vignette autocollante et rebaptise mon dossier : "matière romanesque" ; dans la transformation, on guérit quelquefois. On apporte à la question sa petite fable, sa "matière romanesque", son joli conte ; on satisfait l'enfant qui est en nous et interroge : quelle est la nature de ton désir ? Cette nature est-elle belle, rabaissante, humiliante, infantilisante ? Raconter par écrit devient alors ce petit miracle où le faux subsume le vrai, où la vérité surgit d'une invention...et...et dans ce pugilat dialectique, quelque chose vient à tenir debout en tenant K.O la vérité et le mensonge. La littérature est une zonarde idéaliste, une marquise qui fouille dans les poubelles, un voyou qui crache un molard plein de vérité à la gueule du passant, un métro en marbre, le métro de Moscou, par exemple.

II-Je suis adolescente : seize, dix-sept ans, qu'importe. Toutes les filles se pâment devant celui que je nomme crânement "le poster" ou bien "la gueule à midinettes". Il est très beau ; inutile de reluquer le détail qui en fait canoniquement un beau garçon, mais il a quelque chose d'Al Pacino qui n'échappe à aucun regard féminin : cette assurance toute virile et l'oeil gonflé de belle malice qui se tourne vers la cible de son choix, la désigne, et tout en la désignant, l'atteint.

La fille réputée la plus attirante du lycée, assidument courtisée, sera sa victoire ; ce couple insolemment beau, -bien qu'aucune fille ne trouve évidemment cette V. à la hauteur de ce gars pour qui elle aurait projeté "un peu mieux", c'est à dire soi-même- devient pour nous toutes une machine à fantasmes : au cours d'une réunion entre amies, dans le parc tout proche du lycée où nous nous allongeons sur la pelouse et devisons, une amie nous dévoile la façon dont elle imagine la scène où il déshabillera V. et la façon dont elle-même "à sa place" aimerait rentrer dans son intimité. Nous rectifions les détails, les enjolivons, y apportons notre touche de fantaisie personnelle et rions, rions de plus belle...

Notre amie se figurait la scène d'abord très tendre - un baiser sur le lobe de l'oreille qui descendrait, descendrait...- puis, le garçon emporté dans la fougue la plaquerait contre le mur (pour elle, il fallait que la scène se produisît debout, fermement, plaquage au mur), lui lèverait les jambes et s'introduirait animalement en elle. J'ajoutai mes impressions personnelles : j'affectionnai l'idée que le garçon s'arrêtât un instant sur le visage en fixant intensément V., ce regard que j'imaginais comme un prélude à la pénétration et au moins aussi intense qu'elle, qu'il caressât les cheveux également (et qu'elle fît de même en retour) qu'il baisât la nuque, et surtout que ses yeux demeurassent mi-clos : se regardant elle-même s'abandonner (dire tout ceci me faisait hautement saliver). Je précisai ensuite que je n'avais rien contre un plaquage au mur, mais qu'il fallait rajouter une modulation en passant par des caresses que la position allongée requérait, surtout pour les ondulations que je me plus à décrire ensuite... ; une autre camarade vivement émoustillée, nous fit part de tout ce que la position allongée lui inspirait...

Bref : nous nous amusâmes beaucoup à projeter sur le canevas visible de ce couple, quelques désirs tenus secrets, mais qui avoués, entrelacèrent les fils de notre complicité. Une complicité prolongée par des bruits et gestes grivois : contes délectables de la jeunesse. Dès lors, quand nous vîmes passer le couple "poster", un rire parcourut comme une onde les confessées, et le couple qui avait attisé tous les désirs, nous fit l'impression de deux comédiens qui auraient trébuché contre le registre sublime pour s'échouer dans le jeu burlesque, un peu comme ces personnages de Molière frappés d'un "caractère", persévérant dans leur être jusqu'à la folie, aveugles aux autres, aveugles à tout ce qu'ils inspirent d'envie, de dépit et de moquerie ; dans la distance entre le spectacle et le spectateur, s'infiltre un rire qui fait flancher l'idole, insinue le doute et le porte jusqu'au couple lui-même qui mettait un point d'honneur -conscient ou inconscient- à correspondre en tout point à cette idéalisation des regards admiratifs parvenus jusqu'à eux. 

Ce couple se défit. Je suis sûre que la honte ou quelque chose d'approchant, c'est à dire cette façon de ne plus sentir l'adhésion fascinée des autres, mina les tourtereaux, qui d'après nos sources, n'allèrent pas bien loin dans l'exploration de leur corps. Notre imagination aurait donc sécrété plus de salive entre nous que désir entre eux deux. Finalement, ce couple paraissait n'avoir existé que comme le désir de notre désir (fort désirant !).

Mais voilà...un jour, ce garçon me regarda ; le "poster", le séducteur de midinettes s'intéressa à mon cas. A moi, l'ironique, la railleuse, celle à qui on ne la raconte pas ! J'étais bien trop flattée, bien sûr, pour me refuser à cet intérêt aussi soudain que vif ! J'étais piégée par mon propre désir que j'avais tourné en dérision ! L'arroseur arrosé ! Comment résister à Al Pacino ! Mais les filles m'avaient entendue, j'avais participé à la fable où ce garçon avait, dans nos dires, accompli l'acte sexuel avec chacune d'entre nous et à la manière dont le voulions ! Il appartenait à toutes, de ce fait : et ce secret ne pouvait être rompu sans créer une distance irrévocable entre moi et les autres et bien sûr, entre moi et moi-même, un fort hiatus. 

Dès lors, je me cachais pour le voir : il ne comprenait rien ; les filles à l'oeil perçant ne manquaient rien de mes manèges. Et mon amie me demanda : "Alors, il t'a plaquée contre le mur ?" J'étais au comble du dépit. Je voulais Al Pacino mais pas les moqueries, pas les salaceries : elles me gâchaient le plaisir. Je trimbalais ma honte dans les couloirs du lycée et Al Pacino, lassé de ces mystères, me fit comprendre gentiment que je ne l'intéressais plus. Des tas de filles auraient été fières de s'afficher avec lui, alors, hein, pour qui je me prenais ?

Larguée par le poster, celui que j'étais censée trouver "bon pour les midinettes", moquée par mes amies avec lesquelles j'avais eu une franche dispute, je circulais honteuse au milieu de mon désir honteux, contrarié, et de mes anciennes camarades qui me voyaient passée "à l'ennemi". Je fus contente que l'année s'achevât : il était temps. L'année suivante, je fis en sorte de ne fréquenter aucune des filles qui pouvaient être au courant de ce fait peu glorieux.

La feuille est à terre...je ramasse. J'ai connu des humiliations plus cinglantes depuis ; des humiliations qui touchent au fond de l'enfance et de son besoin élémentaire de sentir une main aimante tenir la sienne.

Mais cette anecdote est ressortie et m'économise d'une certaine manière un étalage plus impudique et plus sincère : je crois que c'est pour cette raison qu'on écrit des romans; car l'on sait que tous les égarements de la jeunesse ne sont que des fautes naïves ; les premières fautes qui viennent après l'innocence de l'enfance portent encore avec elles l'enfance ; mais ce qui ressort par la suite de cette enfance, c'est l'innocence cruelle, la douleur essentielle par laquelle l'enfant fut expulsé d'un ventre pour se remplir d'un monde déjà instruit de son mal à venir.  

II- Dossier F : France.

Ah ! Bon : ouvrons. Des photos : paysages de banlieue, la capitale, la Provence. Les photos me font toujours l'impression d'émotions très éloignées, irréelles, artificielles. L'oeil, pourtant, l'oeil me dit-on est en prise bien plus directe avec le réel que les mots ; mais moi, je vous certifie que ce visage pris sur cette photo devant l'immeuble où je vivais, n'est pas le mien ; ce que j'étais, ne souriait pas ; ce que j'étais enfant devant l'immeuble, rêvait, ronchonnait peut-être. Et ce qu'il y avait dans cet immeuble, cette barre d'immeuble, c'était autre chose que cet alignement de balcons cubiques alignés sans surprise que l'on voit derrière ce visage souriant et même radieux, supposé être le mien. Ce béton était peuplé de visages d'ailleurs, basanés, des visages méditerranéens, des arabes, des juifs sépharades, des espagnols, des portugais, de yougoslaves...Dans mon souvenir, le bâtiment demeure une construction bigarrée, un paquebot surpeuplé au milieu de la mer du Nord, cette mer grisâtre où le ciel se confond avec la mer et l'horizon ; ce camaïeu de gris, à peine détaché du premier plan fait flotter la sensation d'un infini monochrome, pas cet infini qui nous insuffle vertigineusement l'intuition de la vie cachée, de la création tout entière ; non. Là, l'infini nous écrase dans sa morne redite grise dont il peint la surface comme la profondeur, l'uniformité étouffant toute trace de mystère ; à son contact, les choses et les pensées se teintent de la même couche, la couleur insipide, indolore, d'un néant endormi.

Plus tard, quittant ce port pour celui de la Méditerranée, les photos du pays changèrent du tout au tout : ce fut entre le précédent paysage et le nouveau comme le contraste entre le noir et  le blanc. Mais bien sûr, j'épargnerai au lecteur ces phrases toutes faites où le bleu est assurément azuréen, la lumière écrasante, la chaleur accablante, la beauté : vertigineuse, la roche du Verdon : puissance déplacée par des forces chtoniennes, ce paysage où mon corps endormi s'est revitalisé, où j'ai senti le contact sensuel de l'eau me prendre par tous les nerfs...et tout ce cirque descriptif qui est pour moi l'équivalent de la photographie, de son cliché, de sa pose, de son imposture, de son artifice. 

La France, donc. Je n'ai pas de racines bien profondes dans ce pays ; pourtant, toutes les fois où, comme de nombreux concitoyens, j'ai eu envie d'en partir par lassitude profonde, irritation réelle liées à cette conjoncture dépressive où trop de gens semblent perdre leur vitalité face aux incertitudes économiques (comme si nous étions frappés par la peste, quelque terrible famine ou autres calamités décourageantes), d'autres faits assez graves aussi comme les regains d'antisémitisme, d'extrême-droite etc..., j'ai trouvé là l'occasion d'interroger la réalité de mon attachement à ce pays.

Outre ma passion pour les auteurs de langue française, de Molière à Balzac en passant par Laclos etc..., la langue française en général-, j'ai compris progressivement tout ce que j'avais incorporé de la France. Là encore, j'épargnerai le lecteur de ces lieux communs à usage journalistique ou politique (avec ce ridicule trémolo dans la voix que certains adoptent en prononçant un touchant possessif : mon pays) que les exaltés comme les réactionnaires se plaisent à reprendre dans leur liturgie propre...et le couplet de la laïcité, et le refrain de la place de la France et l'universalité des Droits de l'Homme et la beauté du terroir et les fromages et les vins...

Je respire malgré tout ces atomes qui flottent dans l'atmosphère de France comme tout un chacun en ce pays ; et c'est sans doute dans cette familiarité de la grande idée et du bon goût, cette odeur spécifique d'idées conceptuelles qui traînent dans toutes les assiettes, cette haute gastronomie d'universalisme qui fleure bon dans chaque vin de pays, ce corps dans l'idée, les idées dans ces corps que je situe cet espèce d'attachement à la France. La France, c'est l'idée incorporée : cerveau cartésien, muscles monarchiques, graisses du gourmet, estomac républicain, nerfs révolutionnaires...peu de pays sont aussi organiques, peu de pays associent autant la sensation à la passion de la raison, peu de pays parviennent à être si philosophes qu'ils en sont fatalement déprimés quand il s'agit de regarder lucidement l'état de notre monde, -écologie et économie-etc...

La France est une maîtresse d'une beauté autrefois célébrée dans tous les salons mondains, une beauté un peu délaissée qui guette l'amant à la fenêtre dans un mélange de mélancolie, de rage et de dédain. Mais une beauté tout de même qui laisse à chaque prétendant le souvenir d'un esprit inégalable fondu dans un corps affriolant.  

Refermons le dossier F. Dossier difficile.

 

 

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