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11 avril 2014

Second et dernier extrait de "Devant, la nuit".

Donc, second extrait de Devant, la nuit, roman sur la vieillesse et l'approche de la mort. Situation : Martha, vieille dame très affaiblie, sentant la dernière échéance venir, convoque son fils à son chevet et lui transmet sa dernière volonté. Elle souhaite, avant de mourir, réunir les personnes encore vivantes qui ont marqué sa vie : elle dresse sa liste pour son banquet. C'est l'occasion pour elle de revenir sur quelques rencontres, de sa vie personnelle à sa vie professionnelle. Ici, un étudiant réactionnaire, à rebours de la mouvance soixante-huitarde, qui marqua Martha alors enseignante à l'université.

" La liste comptait une douzaine de noms ; Jacqueline, l’ancienne bibliothécaire qui perdait la tête, y figurait en bonne place parmi ceux que Martha souhaitait revoir ; il était question aussi de faire venir un ancien élève de fac que Martha n’avait pas vu depuis sa retraite, un certain Daniel avec lequel elle avait prolongé les discussions au café en face de la succursale universitaire. Un étudiant peu commode pourtant, qui sans cesse dénigrait les lectures critiques des plus éminents spécialistes comme Bakhtine, les critiques d’obédience marxiste comme Goldmann, et trouvait finalement Robbe-Grillet dénigrant la trame classique des romans de Balzac tout à fait pertinent. C’était le genre de position qui exaspérait complètement Martha : qui était ce « Robbe-grillade » (tel qu’elle l’avait rebaptisé) pour proclamer l’inanité de Balzac, lui qui ne fournissait à la littérature française qu’un rebut de texte ronflant à usage universitaire ? Et les marxistes ? Ceux qui avaient démêlé l’importance des problématiques de classe dans la littérature française ? Pourquoi ne valaient-ils rien aux yeux de ce merdeux d'anti-soixante-huitard qui, pour se démarquer des autres étudiants rejetant unanimement les valeurs bourgeoises, affirmait au contraire que les intellectuels procédaient tous de ce monde conspué qu’on nommait alors « ordre bourgeois » ? Daniel était beau, chic contrairement à tous les autres étudiants qui traînaient leur dégaine d’épouvantail hippie dans les couloirs immémoriaux de la Sorbonne. A quoi aspirait Martha en le rejoignant au café alors qu’elle avait d’autres chats à fouetter que de se frotter à celui-là en particulier ? Un beau matou quand même avec son petit air malicieux en coin et des yeux bleus d’une radiance insoutenable. Daniel venait la voir à chaque fois après le cours pour éclaircir tel ou tel point, si bien que Martha, qui devait céder la place au cours suivant, proposait régulièrement à Daniel de finir la conversation autour d’un café ; ce fut la raison technique qui l’amena à fréquenter un étudiant hors des locaux de l’université. Mais le plaisir inattendu qui vint ensuite, dévoila à Martha ô combien la satisfaction intellectuelle partagée avec une « jeune et aimable personne » pouvait lui assurer une sorte d’aura érotique qu’à ses quarante-sept ans, elle ne soupçonnait pas, ou plus. Très vite cependant, Martha mit un terme à ces rencontres qu’elle pressentit comme dangereuses, mais d’un danger ridicule : Daniel vint un jour avec un arbre généalogique attestant d’une appartenance à une vieille aristocratie de Province et une chevalière ; quant à Martha, elle devait participer ce jour-là à un séminaire sur « Démocratie et éducation ». D’un coup, son âge, ses revendications, son allure, qui au départ l’avaient amusée, intriguée et faudrait-il ajouter, attirée lui parurent absurdes. Il ne jouait pas à celui qui seul contre tous, incarnait la rébellion de la qualité contre la quantité avec cette lumière passionnée qui émane du regard des esprits vifs, non il cherchait la caution ridicule d’un monde révolu et réactionnaire, croyait à son rôle au lieu d’arborer la distance parodique de l’aristocrate qui faisait son charme, pire il devenait la parodie de son propre sujet en quêtant « un nom, un titre » ! Que serait-il arrivé si Daniel s’était avéré plus fin que prévu ? « Ceux qui nous attirent si fort, renferment en leur sein le motif qui nous éloignera d’eux ; c’est l’attirance même qui se retournera contre l’origine de son expression, c’est ainsi. » Martha l’avait décidé dans son journal : elle avait aimé en Armand ce qui la détournerait définitivement de lui, elle avait aimé en Jacques ce qui rendait leur union impossible…Et ce Daniel n’était qu’une lubie de femme dont le besoin de ranimer, à l’approche du grand rendez-vous biologique qui sonne le glas de la fertilité, la vie du corps, est plus important que l’objet même employé à cette fin. Daniel n’était qu’un objet « incident » placé sur son chemin, elle ne mit pas deux mois pour le comprendre. Ce fut l’occasion pour elle de redécouvrir le vrai amour qu’elle éprouvait pour Jean et qui, avec le temps s’avérait bien plus solide que toutes les passades qu’elle aurait pu saisir, ici ou là. Mais ce Daniel ne rirait-il pas aujourd’hui de sa vieille inclination ? A la fin, ne faut-il pas rire de tous nos égarements ? Le visage de Martha était désormais une satire du désir lui-même ! Et Daniel avait-il involué vers le milieu auquel il attribuait la force de sa singularité ? Elle le voyait bien en compagnie d’une Marie-Christine et père d’un petit Charles-Edouard ! Il pourrait rire d’elle autant que de lui désormais ! 

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