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7 mars 2014

Work in progress.

Chers lecteurs, j'ai sur le feu beaucoup de projets en ce moment. Des corrections qu'il faut mener sur un roman afin de lui donner ses chances de publication et puis un autre que j'écris, tout neuf, écrit à sa moitié...Et je trouvais intéressant de vous faire partager les premières convulsions de ce travail ; le début que voici n'a pas été relu . Il n'aura sans doute pas cette allure à la fin ; mais justement, le comparatif entre le premier jet et les retouches peut être assez intéressant pour qui apprécie de rentrer dans le processus créatif. Alors, voici cet "incipit", avec lourdeurs, défauts...mais qui donne le ton, je pense. Titre provisoire : L'issue sans voix. AVERTISSEMENT : il y a sans doute des fautes...

D'abord, c'est un homme entre deux âges. Grand, robuste, la voix grave d'un ancien fumeur ; s'il joue un peu avec la lumière, son visage nous semblera vite présenter des zones nettes : une arête de nez franche, pas comme ces nez d'homme qui ayant franchi la maturité ont tendance à s'épater, à s'effondrer sur eux-mêmes ; ses yeux, assez enfoncés dans les orbites, marrons et clairs, brillent comme deux petites pierres mouillées trouvées sur la plage ; ses lèvres sont fines, un trait fin et déterminé ; et ses cheveux...ouf, ils flottent encore un peu au vent, bien que devant, là aux premières implantations du front, la peau gagne sur le poil qui s'érodant, laisse apparaître la naissance de la raie loin dans le crâne. Bientôt, l'anse serait une baie, peut-être d'ici cinq ans, à l'aube ses cinquante ans ; une petite marge, encore. Il pense de lui-même qu'il n'est pas repoussant, pas encore du moins, mais n'ose s'imaginer « bel homme » : il ne s'essaie plus trop à le vérifier, à vrai dire. Très vite, dès qu'il sort de la pénombre de son anonymat, dès qu'il se détache de la foule obscure, il prend cet air pédagogue, un peu pensif et concentré que le port récent de lunettes tire vers le « docte » ; avec sa serviette en main, sa tenue simple, tout sauf remarquable -un jean et un pull quelconque pour tout dire-, on le devine « professeur » ; j'aurais bien aimé ajouter « éminent professeur », c'eût été plaisant d'écrire éminent professeur ; il y a dans ces deux mots qu'on associe souvent, une alliance naturelle entre le statut -figé- et sa représentation -sa noblesse-, la dignité de l'humanisme, l'idéal de la civilisation en deux mots. Un monde de livres empoussiérés dans les bibliothèques duquel un homme tire la substantifique moelle pour en faire don aux hommes, croise l'image de l'autorité naturelle : « l'éminent professeur » apparaît pénétré des mystères les plus envoûtants, dans un halo de clair-obscur rembrandtien, et, dans sa générosité prométhéenne, il fait descendre le feu jusqu'à ses jeunes initiés, attentifs, zélés même dans leur écoute, jusqu'à l'hypnose.

Oui, l'adjectif « éminent » eût été beau à écrire, à « encrer » par puissance d'évocation. Mais, nous ne pouvons à ce point trahir ce que nous voyons et comprenons, même imparfaitement. Il y a bien des catégories d'histoires, celles qui trompent pour nous plaire, celles qui ne trompent pas parce qu'elles se figurent que la vérité est toujours bonne à dire ; je ne sais pas ce qui est « bon à dire » et je mets au défi quiconque pourra me guider dans ce brouillard. Mais, la parole vaut ce qu'elle vaut et la mienne pas moins que celle des autres ; je pensais entre autres choses, qu'au lieu de donner à notre professeur une allure « éminente » que d'évidence il n'a pas, je pourrais tout aussi bien expliquer que les lunettes, loin de lui conférer l'aura du Savant vieillissant, lui fichent un sacré coup de vieux, un air rabougrissant et périclitant, toutefois débutants.

La lumière qui accusait les traits de l'homme robuste, retombe net. Le ciel s'assombrit derrière la baie vitrée qui donne sur la salle des professeurs ; un collègue fait la remarque que les prochaines vacances risquent d'être bien tristes si le ciel fait du caprice. Notre homme robuste, juste professeur, réajuste ses lunettes, se frotte les yeux, nettoie ses verres avec un mouchoir, il essaie d'y voir mieux ; il jette le gobelet de café à la poubelle, range son sac, se prépare à sortir des coulisses et à entrer en scène : la sonnerie va retentir dans deux minutes, c'est un peu comme le gong, une piqûre d'adrénaline.

Il va attaquer les cours de l'après-midi : moins difficiles que ceux du matin. Ah oui, la seconde 2 de 11h à 12h est impossible ! Pas un qui sait se tenir tranquillement plus de cinq minutes ! Et ils sont trente-six...Heureusement, tout le monde partage ce ras-le bol, cette fatigue de la classe de seconde 2 ; mais on ne peut pas renvoyer les perturbateurs, il faut les garder jusqu'au bout de l'année, et même les faire passer dans la classe supérieure. Cet après-midi, heureusement : c'est mieux. Les élèves de première, même s'ils dorment à moitié sur leur table après le repas de midi, prennent quelques notes. C'est une première S, tout de même, le fleuron des élèves de lycée, les plus bosseurs à ce qu'il paraît. Ils vont passer leur bac de surcroît. Quand on leur donne un livre à lire, il y en a au moins 70% qui s'éxécutent tandis que dans les autres sections, c'est moins de 60%. La chance, le veinard d'être prof de la classe d'élite ! Les professeurs se les disputent, se les arrachent ; chaque année, au moment de la répartition, la guerre est déclarée. En première technologique, on tombe à (à peine) 40% de livre lus. Il faut trouver des livres très courts, pas plus de cinquante pages sous peine de faire échouer la lecture intégrale.

Voilà, la sonnerie a retenti ; elle a retenti des milliers de fois en vingt ans de carrière ; il faudra l'entendre encore vingt ans avant de pouvoir poser la serviette, rendre les copies à la mémoire amère des journées gâchées par la besogne...et d'accomplir le grand rêve d'Auto-Da-Fé : brûler les dernières copies, brûler les directives, les circulaires, les carnets de notes, les interrogations...brûler, brûler encore ! Et retrourner sur son lieu de travail comme on revient sur le lieu de son crime pour balancer ses quatre vérités à tout un chacun : que le masque tombe ! Il prendra à lui tout le poids de la Vérité et se retirera avec, allégé de l'avoir déposé devant les premiers concernés, et alourdi, il sait ce risque, d'être pris pour un fou, un vieux fou  Il dira ô combien nous participons tous à la Grande Illusion de « civilisation », que dans les faits, les cerveaux s'atrophient en de petites boules calleuses qui ne s'allument qu'au moment où les batteries de téléphone ou d'autres engins plus perfectionnés encore sont elles-mêmes rechargées : tout le cerveau du futur citoyen est là, dans ces petits circuits électroniques, un coup de blabla, un coup de réel (pas trop longtemps), concentration de lecture sur cinq à dix lignes, on regarde des images, on se géolocalise« où t'es ? », on se lance une banalité, une seconde, on écoute de la soupe musicale, on « visionne » une ou deux stupidités et le cerveau, le cerveau est comme la centrale de Fukushima après le tsunami. Submergé, explosé, irradié. Et avec ça, le Ministère vous fabrique 90% de bâcheliers. Un prodige que notre professeur de moins en moins éminent, ne s'explique pas. Et plus le niveau baisse, plus ses élèves réussissent. Dans vingt ans, quand il quittera ses fonctions, le Ministère arrivera sans doute à ramener les dix pour cent d'échec au bac à un taux plus honorable de cinq pour cent. Une réussite historique : nous sautons d'un sommet à l'autre ! N'en doutons pas : il y parviendra. On dit que la fiction éloigne du réel mais plus sûrement que toute fiction, il y a les chiffres. Si on veut faire d'un 9 un 90, il suffit d'ajouter un 0 ; comment ? Rien de plus simple ! Tel professeur doit corriger 100 copies ; il estime que seulement 50 méritent d'obtenir la moyenne. Le professeur est appelé ; des hommes minces, portant cravate et air pincé estiment que ce n'est pas « réaliste » ! Réaliste. Le réel n'existe pas, le réel est ce que l'on veut qu'il soit, il suffit de faire un effort de volonté pour que le rouge devienne bleu, que l'échec soit réussite, que ce qui s'est passé ne se soit pas passé ; le Ministère confisque le négationnisme à son compte : il est le seul organisme habilité à le pratiquer, non que les professeurs regrettent de ne pouvoir eux-mêmes s'abaisser à nier le réel, non, ce n'est pas ça, c'est qu'ils sont eux-mêmes le réel qu'on veut nier. Les fautes d'orthographe : trop sévèrement sanctionnées ; des devoirs présentant ne serait-ce qu'un résumé correct d'un texte méritent plus qu'un petit 10 sur vingt. Il semblerait que de telles facultés relèvent de l'exception : comprendre un texte et le résumer, alors qu'aucun exercice du bac ne réclame de faire un résumé. On arrive à augmenter de 20 pour cent la réussite ; on y arrive, on y arrive. Encore un effort ! Et Le 80%, le chiffre magique, le seuil du Paradis sera allègrement franchi. On croyait que le niveau baissait ! Mais non, illusion d'optique, falsification, pessimisme !

En attendant , il faudra travailler encore vingt ans. Chaque jour, il se demande comment pareil prodige pourra se réaliser, à moins qu'il ne meure avant : vingt ans à se traîner, vingt ans à maugréer, à répéter la rengaine du « taisez-vous, écoutez, sortez vos feuilles et stylos » ; à certains moments, il aurait presque envie de crever avant. L'ennui, c'était fatal, avait commencé à gagner du terrain tout comme la calvitie lissait peu à peu son front puis son crâne. Il se plaçait devant les élèves, et, d'avance, il connaissait les mots qui allaient défiler dans sa bouche, prendre place dans l'ordre de ses idées, certains feraient mouche, d'autres seraient relevés par une explication supplémentaire sous forme d'anecdote ou de digression. La détestation de Baudelaire pour Aupick prendrait une place particulière dans la présentation des Fleurs du mal, histoire de présenter, même artificiellement, la façon dont la sensibilité d'un poète maudit se forge. Que les trois quarts des poèmes du recueil n'aient absolument pas besoin de cette explication, ne revêtait plus aucune importance ; la poésie était si loin de la plupart des élèves qu'il fallait bien trouver un principe identificatoire ; les deux tiers de ses élèves étaient issus de familles décomposées avec beau-père, belle-mère, demi-frère...alors le coup du général Aupick ne pouvait que porter. Mieux en tout cas que n'importe quel poème du recueil...à part « L'albatros »...et encore.  

 

 

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