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20 octobre 2013

Artiste de la solitude.

Voici en cinquième visite du blog, un texte assez court intitulé "Artiste de la solitude". Réflexion sur la façon dont je suis venue à m'isoler pour écrire : raison interne et externe, volontaire et involontaire. 

"Déjà, c'était une habitante d'un pays qui se provincialisait : la France. Un pays de soixante cinq millions d'habitants au milieu de presque huit milliards que la terre comptait. Elle, comme d'autres, en avait le vertige : de plus en plus, l'idée de trouver sa place dans cette prison surpeuplée, lui devenait irreprésentable. Jusqu'où avions-nous besoin des autres pour exister ?

Dans son milieu composé essentiellement de braves intellectuels, l'humanité était porteuse d'espoir, de solutions rafraîchissantes à des tas de problèmes. L'écologie en était une. L'idée du partage en était une autre. Les personnes qui lui expliquaient la validité de leur conception lui semblaient toujours pleines de bon sens et de générosité. Mais, voilà, elle avait un "problème" assez sérieux avec la théorie politique ; pour elle, c'était comme un corps sans nerfs ou une façon artificielle d'accommoder la vue du monde à ses lunettes, bien qu'en elle un certain marxisme subsistât d'une jeunesse raisonnablement engagée. Elle ne votait plus, et se surprenait même à rire quand elle écoutait des dirigeants socialistes ou pire encore selon elle, communistes. Ca lui faisait un peu honte parce que cette abstention révélait qu'elle manquait quand même d'implication, d'intérêt tout civique pour son pays, mais voter, donner sa voix à un homme -qui pour elle n'avait qu'un pouvoir : celui d'imposer à marche forcée, le modèle dominant mondial- ne comportait que peu d'intérêt. Tant pis. De toute façon, elle prenait conscience qu'elle n'éprouvait pas non plus un amour immodéré pour le genre humain jusqu'à s'imaginer un idéal utopique fraternel avec eux, tout simplement. D'où lui venait cette méfiance ? Cette sécheresse de coeur, diraient certains ? Il y avait des éléments de philosophie -l'homme est un loup pour l'homme- des notions d'anthropologie -le cousinage avec un singe agressif, le chimpanzé-, d'histoire -surtout l'extermination des Juifs-, politiques -les utopies ratées, et bien sûr et surtout,  des choses très personnelles. Elle avait vu, dans sa banlieue natale, toute la panoplie des comportements face à un même fait : la laideur des paysages et le déclassement social. Certains savaient faire vivre un voisinage à coup de chaleur humaine, de bonne cuisine, d'entraide simple et directe. D'autres vous pourrissaient la vie. Vous menaçaient à la sortie de votre immeuble surtout si vous étiez une fille, vous empêchaient d'accéder à l'innocence due à votre âge en vous harcelant de mille manières. Donne-moi ton vélo. Si tu me regardes, je te casse la bouteille sur la tête, suis-moi là, connasse... Elle habitait alors la rue Jean Jaurès et ses parents étaient socialistes.

Plus tard, quand elle fut en âge d'étudier, elle vit aussi que les milieux sociaux plus élevés que ceux qu'elle avait connus dans son enfance, se protégeaient des influences extérieures, préférant demeurer dans une "société de bon aloi". Puis, quand elle se mit à écrire, la chose fut encore plus frappante. Là, résolument, on vivait entre soi, et les idées généreuses défendues par le milieu culturel n'avaient de réalité que dans les mots. Plus que tous les autres, les personnes bien élevées, au contact des idées irriguant la pensée du pays, n'admettaient en leur sein que les "valeurs sûres" de leur petite société. Elle avait donc fini par se méfier aussi de ces personnes qui auraient dû être objectivement ses "alliés". Une question lui était alors venue : pourquoi passer sa vie à chercher l'assentiment de ces personnes dont le seul pouvoir, la possibilité de l'amener plus vite à un statut d'écrivain accepté socialement comme tel, ne lui était d'évidence pas réservé ? Dans le fond, qui pourrait l'empêcher d'écrire ? Etait-il indispensable finalement, d'être intégré quelque part ? Ce qu'elle voyait, elle, c'est que personne ne prenait le moindre risque en appliquant des idées généreuses. Où voyait-elle l'amour universel à l'oeuvre à part dans quelques intentions très louables ? Il y avait bien des individualités magnifiques qui pouvaient racheter l'impression laissée par d'autres plus passives ou indifférentes, voire nocives. Il lui était arrivé de donner beaucoup d'elle-même aussi, poussée de temps à autre par des fièvres de justice. Mais une chose était certaine, l'amour universel pour le genre humain ne coulait pas dans ses veines de la façon dont les « encore-communistes » ou les « toujours-chrétiens » l'envisageaient ; elle ne trouvait même plus cette idée intéressante d'un point de vue pragmatique. La démesure, oui, de la démesure que ces histoires d'amour universel. Il aurait fallu peut-être dépasser ces constats désabusés. C'est ce qu'elle faisait parfois, parfois aussi, elle avait eu raison de contrarier son propre repli nourri de désillusion et d'égoïsme. En donnant un cours gratuit, là, un peu de son temps ici pour une action collective, Reine pressentait qu'elle accomplissait quand même une partie importante de son "programme humain". Et  quand on lui rendait avec gratitude ce qu'elle avait donné, elle retrouvait à nouveau une forme d'émerveillement, certes diminué, mais encore vibrant et tout prêt à s'enflammer pour la chose humaine.

Avec les années, des groupes idéologiques s'étaient formés, puis disloqués. Certains recomposaient un univers peuplé de légumes bio, de musique engagée, d'associations d'entraide. D'autres cherchaient du fric, des écoles privées pour leur progéniture et criaient leur haine des assistés à qui mieux mieux. Mais l'écrivain, elle, ne s'était trouvée d'autre place que sur un blog. La technologie l'avait sauvée de l'exclusion totale de la possibilité même d'être lue ; la technologie, c'était un miracle, bien plus grand, bien plus consistant que tous les miracles des livres de saints réunis. La technologie sauvait des vies, et pas qu'au sens figuré ; des petites caméras plongées dans vos artères pour extraire le caillot de tous les dangers, des mots lancés à la face du monde qu'une seule personne recueillerait et aimerait, des possibilités réelles, tout à fait réelles de mieux, de plus, à condition bien sûr, -c'est toujours la même chose- de ne pas croire autre chose que ce qu'elle offre réellement, de ne pas croire tout court, de laisser le réel épouser l'imaginaire, de donner au réel l'étendue de l'imaginaire de donner à l'imaginaire les limites du réel.

Un blog, Dieu que c'était dérisoire quand même. Cela lui évitait d'adhérer à un milieu, à un parti, de se sentir obligée d'être une parole officielle, une représentation d'une instance qui la dépassait en propre. La solitude n'était pas une panacée, à vrai dire. L'intégrité est toujours un peu forcée ; peut-être que si on lui avait donné les moyens de l'être moins, elle aurait fait comme la majorité. Son intégrité n'aurait plus alors été que de façade, rattrapée par le discours qui arrange le monde car les mots ont ce pouvoir de régler son compte à la réalité quand celle-ci ne répond pas comme il faut, à l'image d'un élève qui s'amuserait à répondre toujours à côté aux questions que le professeur lui pose. Faut-il nécessairement en ce monde tisser des sympathies pour être sympathique ? Le mythe que l'on entretient est que les artistes en général ne sont pas les plus adaptés à un fonctionnement social très normatif ; à certains égards, on pouvait le vérifier. Ce qui ressortait malgré tout, c'est que certains écrivains avaient compris que pour être un peu moins seuls, il fallait jouer un minimum avec les règles imposées par le "milieu" : intégrer un réseau, se rapprocher de la capitale, être familier du monde de l'édition, ne jamais dire de mal d'un autre écrivain et garder avec certains sujets sensibles, une distance raisonnable. A ce prix-là, on pouvait prétendre à rompre l'isolement. Mais un artiste qui n'avait d'autre but que d'écrire librement ce que bon lui semblait, n'avait aucune chance de trouver une main tendue. Non, il fallait faire partie du cirque, vouloir coûte que coûte planter sa tente dans la bazar littéraire et mondain, faire le beau en tendant la patte, présenter sa croupe aux mâles dominants du milieu ou bien singer les pintades qui confondaient la culture et le salon de thé. 

Que de haine, que de haine ! se récria Reine. Et bien quoi, un artiste qui se respecte ne peut-il pas, s'il le souhaite, envoyer valdinguer l'emprise des petits marquis ? N'est-ce plus une de ses prérogatives ? Reine se rappela que Kahnweiler, le célèbre galeriste qui avait décelé en Picasso le génie à l'époque où il avait réalisé ses Demoiselles d'Avignon, était le seul qui l'ait soutenu et compris. Personne d'autre ne comprenait ce tableau, tout le monde trouvait cela parfaitement outrageant et le pire, c'est que les artistes eux-mêmes n'y comprenaient rien. A l'époque, Picasso mangeait un jour sur deux et travaillait dans une solitude complète. Aujourd'hui où étaient les Kahnweiler, les hommes capables de prendre l'oeuvre de l'artiste sous son aile et de lui laisser carte blanche ? Elle se reprit : «Il y a des Kahnweiler mais je ne suis pas Picasso, c'est tout. »

Reine qui portait bien mal son nom (souveraine d'elle-même, riait-elle, et c'est bien là l'essentiel, finit-elle), s'était vu donc imposer cette solitude, faute de mieux. Mais au lieu d'en faire sa défaite, elle en prit son parti. Comment en était-elle arrivée à une telle discipline ? Quelle lutte ! Dans un monde où tout se passe dehors, au-dehors, avec les autres, toujours avec eux, elle s'obstinait dans la solitude.
Etait-il possible de dater précisément ce repli ? Cela avait-il pris un jour, une semaine, plusieurs mois ? Quelles étaient les raisons exactes, profondes et peut-être inavouables à ce goût revendiqué pour la solitude, sorte de mot qu'elle avait épaissi de nombreuses significations ? 

A toutes ces questions précises, elle avait des débuts de réponse, des bribes de pensée mais jamais d'explications en bloc, d'un seul tenant. On pouvait d'abord évoquer sans se tromper des raisons géographiques. Elle avait pris la direction du désert depuis dix ans. Entendons-nous par "désert" : hors de la capitale et de quelques centres urbains importants dans ce pays, il y a des déserts à perte de vue. La France est un pays de provinces, de petits patelins, de surfaces agricoles assez bien entretenues et maintenant, de zones commerciales, de périphéries dans lesquelles on passe plus de temps que dans les centres. Les périphéries sont les nouveaux centres et les centres historiques sont des vitrines. Entre les vaches et les cubes des grandes surfaces, rien. Et bien, elle qui n'avait rien connu du monde agricole, qui n'avait su des paysages que leur "fonctionnalité" moderne, se retrouvait au fin fond de cette campagne splendide, qui n'avait d'intérêt que cette beauté figée qui, à son tour figeait le spectateur dans une contemplation délectable mais délétère. C'était le pays de Giono et de tous ses épigones folkloristes. Giono l'avait pourtant bien montré dans ses romans à renfort de descriptions exactes, c'est le pays du choléra, du crime par ennui, et de toutes les plaies d'Egypte réunies. Un pays tranchant et renfrogné, criminel et rustique. Vivre ici, c'est se condamner à une retraite anticipée. Un enterrement de première classe. Pas un musée à la ronde. Une zone de non droit culturelle. Les chasseurs et les boulistes s'imposent à tous comme les seuls légataires de ces lieux. On voulait cheminer sur un bout de forêt ? Les chasseurs, leurs chiens et leurs gros véhicules avaient pris possession des sentiers avec leur tenue de camouflage et leur fusil en bandoulière. Boire un verre un dimanche après-midi dans l'unique bar du village ouvert ? Ils étaient là, à nouveau, gorgés de pastis et des récits douteux de leurs exploits. Et si on voulait voir autre chose que des chasseurs, il fallait alors se résigner à arpenter quelque vieux centre touristique bondé en été et comme abandonné par ses habitants en hiver.

Et pourtant, elle n'avait jamais autant écrit que depuis qu'elle vivait au milieu de ce provincialisme inepte. Il fallait, pour écrire, qu'elle éprouvât une sorte de dégoût pour les choses qui l'entouraient et qui lui rappelaient ses sensations d'enfance passées en Seine Saint Denis. Elle recherchait en somme, presque sans le vouloir, à revivre le sentiment de son incongruité. Les sensations d'enfance nous poursuivent,dit-on. Pour elle, c'étaient surtout celles, qui bien que pénibles, avaient forgé sa sensibilité particulière, son inhérence au monde. S'il fallait revivre quelque chose de l'enfance, c'était ce morne dimanche en banlieue où elle éprouvait l'inertie comme un état essentiel (avec ses mots d'enfant, elle ne pouvait pas le formuler ainsi) de sa présence, une déclinaison particulière du néant qu'elle aurait voulu rejeter loin d'elle mais qu'elle ne pouvait s'empêcher d'explorer par attirance glauque pour le raté, le cynisme, la faiblesse, la nullité. La banlieue, c'était la connaissance topographique de la vacuité. Et sa préférence allait en la matière pour les terrains vagues où elle avait aimé se salir, jouer des jours entiers, s'y écorcher les genoux. Non, elle n'éprouvait aucune nostalgie pour les sensations suaves, les petites joliesses de l'enfance ; elle ne se souvenait pas du bonheur passé. Là était sa vision particulière : une mémoire inscrite dans le bitume en guise de mythe fondateur. Le parking était sa madeleine, la tristesse en grisaille, sa teinte, la rue, sa drogue. La version moderne du crapahutage. Alors, quand elle découvrit les collines, la lumière intraitable, la terre sèche du pays provençal, elle retrouva de vieux réflexes d'enfant sauvage avec la satisfaction de fouler un territoire majestueux ; elle était passée du sauvage de l'urbain pauvre à la sauvagerie primitivement sublime de la nature provençale.  

Voilà pour la première raison. Elle avait bien vécu à Paris, durant ses années de formation et même au-delà. Mais Paris était une coquille encore plus vide que les déprimantes zones de banlieue et les campagnes désertes. Elle affirmait cela sans être tout à fait honnête, mais elle avait autant d'amour que de mépris pour la capitale. Paris était un trou bourgeois (Dieu que ç'avait été ruineux d'y vivre !), habité par des gens bavards et pompeux. Des consommateurs de culture qui, moins voyants que les banlieusards s'habillant en Nike, affichent leur distinction de classe à travers le nombre d'expos qu'ils ont vues. Rien à dire sur Paris ; elle s'y était formée, amusée, elle y avait étudié, erré, rêvé. C'était un chapitre élégant et romantique de sa vie. Mais elle y avait éprouvé pour la première fois la sensation du surnuméraire. Dans le métro, sur les trottoirs, sur la chaussée, dans les amphithéâtres bondés. Néanmoins, pour tenir un petit bout de Paris entre ses mains, elle avait toléré ces enquiquinements, comme on accepte les caprices d'un enfant trop gâté dont l'enfance nous   émeut et nous exaspère : on ne pouvait pas dire autre chose de Paris. L'excitation de faire partie d'une ville-monde qu'elle ne cessait de sillonner dans les coins et recoins, l'euphorisait jusqu'à en sentir une sorte de syndrome de Stendhal. Elle ne savait pas décrire autrement l'amour qu'elle éprouvait pour chaque pavé de la capitale.

Peu à peu, la loi des milieux sociaux à Paris devint intraitable. Il fallait user de codes dont elle n'avait pas grande connaissance, à part à travers ses lectures où ces lois étaient clairement décrites. Mais elle pensait que l'époque de Rastignac n'avait plus grand chose à voir avec son époque : elle avait tort. Dans les milieux cultivés, voici la posture recommandée : un peu de névrose affichée mais pas trop (juste de quoi se donner un genre), des citations élégantes, de l'insolence (mais pas trop), une capacité à parler de tout et n'importe quoi à partir de références autorisées (Bourdieu surtout et plus récemment Badiou, Pessoa pour la poésie, dans le roman, rester vigilant), se montrer multiculturaliste et anticolonialiste (pour les milieux de gauche, de loin les plus influents dans la sphère culturelle, associer à cela un anti-sionisme de bon aloi et ne pas hésiter à fustiger les beaufs qui votent FN : ces horribles haineux qui passent leur temps à cracher sur les arabes), de temps à autre, pour ses explorations intellectuelles audacieuses, se revendiquer de tel auteur réactionnaire comme Drieu (très en vogue) pour désarçonner l'assemblée qui vous voit alors comme un libre-penseur qui a l'amour à sa gauche et le mordant à sa droite...C'était fatiguant quand même. Grotesque, souvent.

Elle manquait de l'intelligence particulière de l'"adaptation" pour y trouver son bonheur. A dire vrai, son départ de la capitale pour la cambrouse, c'était aussi du dépit. Du dépit d'avoir laissé à d'autres, pas meilleurs qu'elle à ce jeu-là et pas meilleurs non plus dans l'acte sérieux de l'écriture, le loisir de réussir mieux qu'elle. Il y a souvent une part de mesquinerie dans les regrets et elle n'y coupait pas. Elle vivait donc en recluse dans sa garrigue à ratiociner ses aigreurs. La solitude de l'écrivain, elle se l'était imposée et en payait lourdement le prix et ce prix, c'était une forme d'art aussi. Mon art, c'est la solitude, artiste de la solitude, c'est ce que je suis au moins. Mais elle n'aurait pas tenu dans les impostures mondaines ; sa vie était infiniment préférable ici, dans le sein incendiaire de la beauté, dans les conneries provinciales, les sentiers foulés par les sangliers et le chevreuils, les arbres habités par de furieuses cigales, les rivières bondées de grenouilles sautillantes et croassantes.

Il fut des périodes où le libertin s'étant vautré plus que de raison dans la débauche, cherchât son salut dans la "Retraite", c'est à dire en dans l'éloignement de Paris. Pour la courtisane, il y avait le couvent. Pour l'écrivain actuel, il n'y a que deux options : Paris, la petite vérole attrapée dans les mondanités ou le silence des déserts de Province. A mi-chemin, on risque de rencontrer pire que le vice et moins glorieux que la vertu : la médiocrité. Reine ne considérait rien de pire que ces urbains provinciaux qui parodiaient le standing parisien, sans atteindre tout ce qui en fait son seul et unique délice : son élitisme cynique, sa certitude souveraine d'incarner le meilleur de la culture. Si l'on choisissait la province, il convenait de s'y frotter dans ce qu'elle a de plus éloigné à tout ce qui singeait "La cour". Vivre au milieu des machines agricoles, des engrais, des saisons..."Paysanne tant que vous voulez, bourgeoise, jamais" disait une amie aristocrate de Talleyrand. Se résoudre à être "L'étrangère" par honnêteté intellectuelle, c'est la moindre des choses. De toute façon, c'était où qu'elle aille une étrangère ; dans un cadre urbain avec béton environnant, elle ne l'aurait pas été moins. Au moins ici, il y avait des arbres aux profondes racines, des collines là depuis la nuit des temps et des ciels étoilés fabuleux en été. Etrangère ? Qu'importe ! Et si ses origines eussent aisément suffi à lui rappeler ce "statut", la condition même de l'écrivain la ramenait, volens nolens, à cette assertion première. 

Reine se demandait par moments ce qui adviendrait si le succès lui tombait dessus. Elle savait qu'elle pouvait devenir bête quand on la félicitait, ou alors complètement embarrassée. Elle aimait qu'on l'aime, bien sûr. Mais elle redoutait de n'être jamais à la hauteur du sentiment qu'on lui portait. Ce n'était pas de l'humilité (au contraire, elle était vraiment orgueilleuse), mais quelque chose comme une "conscience coupable d'être là" lui dictait une conduite réservée. Un écrivain avait résumé cette idée avec l'expression du « sentiment d'imposture ».

Pour accepter un succès, il fallait le mériter. Aussi supportait-elle stoïquement le long chemin qui la conduisait vers une reconnaissance d'estime ; c'était pour elle beaucoup plus supportable qu'un succès brutal, excessif, immérité surtout. Une grande gloire n'est pas toujours un cadeau pour qui la reçoit : comment ensuite ne pas craindre de décevoir ? De toute façon, elle n'avait pas le choix : les choses s'étaient présentées ainsi, avec modestie depuis le début. Elle pouvait néanmoins se targuer d'être à l'origine de chaque pierre posée sur l'édifice patient de sa reconnaissance. Jusqu'au détail. Jusqu'à la maquette de son premier livre, jusqu'au choix original de sa couverture, jusqu'à l'énergie dépensée pour le présenter, le vendre, le diffuser. Sa maison d'édition était éloignée d'elle, de Paris, et malgré sa bonne volonté, n'avait pas les moyens d'entreprendre la lutte avec les grands groupes. Il fallait donc se démener ou ne rien avoir. Elle et elle seule au milieu des clients, des journalistes qui lui faisaient l'honneur de l'interroger, des libraires pour négocier avec elles sur le nombre et la commission, des lecteurs pour qui elle demeurait accessible dans le "service après-vente". Les écrivains qui publiaient dans de grandes maisons, ne rencontraient pas cette dimension ouvrière, laborieuse qu'elle pensait, malgré tout, nécessaire. C'est une bonne chose de ne pas se couper de la matérialité du monde, de ne pas se figurer que la question technique du livre n'existe pas, que la technique est intrinsèque même à l'abstraction des mots du livre. Et la réalité pour l'écrivain est qu'il est de plus en plus, inventeur, ingénieur, prolétaire, vendeur ; de plus en plus l'écrivain fabrique son livre, vend son livre, l'écrit évidemment. Et donc seuls les écrivains les plus débrouillards pourront s'en sortir, bientôt les écrivains, s'ils veulent survivre au milieu des crises qui frappent le secteur, devront se rapprocher des lecteurs et leur expliquer inlassablement pourquoi ils écrivent, pourquoi ce qu'ils disent revêt un sens et qu'à l'époque où nous sommes, ce n'est pas rien un sens. Ils devront se frotter à ce contre quoi ils se protégeaient ; car écrire est un acte d'une parfaite lâcheté si l'on y songe. On se retranche derrière les mots, on s'isole du monde, on observe avec surplomb sans se mouiller, et on peut à l'infini ne parler de soi et que de soi. Certains ne se gênent pas d'ailleurs.

Une source unique de réussite, donc : elle, uniquement elle, ses efforts, sa sueur, ses doutes, ses angoisses, son travail. Finalement, elle avait fini par comprendre que cet état l'avait renforcée. Tout le contraire d'une enfant gâtée. La solitude, oui, cette solitude parfois amère, désespérante, c'était elle, ce qu'elle était devenue pour "être" et que cet état qu'elle avait cru provisoire, c'était la vie-même et peut-être, son sel. Elle était fin prête à tout recevoir puisqu'elle avait consenti, comme une novice en son couvent, au renoncement de sa vanité. Son succès à elle...

La solitude n'était pas une fin en soi au départ ; c'était la condition nécessaire pour édifier un art dont la teneur n'avait rien avoir avec les préconisations ambiantes. Un formatage en bonne et due forme de la littérature avait cours dans toutes les sphères éditoriales ; d'abord, parce qu'on admettait volontiers les écrivains qui en émanaient déjà et que le profilage de l'écrivain répondait à des normes "quasi industrielles" : parisianisme de bon aloi, affabilité avec les gens du milieu (avoir la mondanité facile), faire partie de la culture saluée par les branchés, ou bien quand on est une femme, aborder des thèmes intimistes, pas trop politiques, pas trop déplaisants pour la pensée du plus petit dénominateur commun. Elle se rappelait combien il avait été difficile de faire admettre qu'elle pût écrire un roman sur l'effondrement de l'économie occidentale à travers le regard d'un héros masculin, comme si on lui reprochait d'investir un domaine intellectuel pas fait pour elle. Dans un autre roman, le seul qu'elle avait réussi à faire publier pour l'instant, de nombreux hommes trouvaient que la première scène (une séance de masturbation féminine) était...à vrai dire, ils ne savaient pas trop comment la qualifier. Elle leur rétorquait quand même qu'ils en avaient vu d'autres avec la pornographie ! Et bien, non : ça ne passait pas. Trop cru ou pas assez. Les femmes par contre recevaient déjà beaucoup mieux cette entrée en matière...Une histoire d'homme quand on est une femme est mal reçue, une histoire de femme pour un lecteur homme est méprisable. Et il y avait aussi des origines collantes comme la crotte aux semelles : la banlieue, terroir repoussoir et...dans ses racines, quelque chose de pas vraiment catholique, un truc qui se cache comme une maladie honteuse et qui peut même devenir "inassumable", dangereux(quelque chose à voir avec les J..., devinez la suite) surtout quand on est pro-I et pas pro-P. Comprend qui voudra. Après tout ça, restait-il un volontaire pour se tourner vers elle ?

Pour ne pas se renier, elle préférait encore ce pis-aller d'un désert qui peut-être ne donnerait jamais à étancher la soif. 

La difficulté de notre époque est sans doute cet effort considérable qu'il faut engager pour trouver le sens en soi. Pas chez les autres, pas dans l'ailleurs, dans l'arrière-monde ou le monde à venir. Etre à soi un monde. Ce n'est pas utopique, c'est le contraire de l'utopie. C'est faire exactement ce que l'on peut avec ce que l'on nous donne, ce que l'on se donne en oblitérant les fluctuations d'humeur d'un extérieur dont on fait trop souvent dépendre sa propre vie.

Elle écrit malgré tout, avec tout. Envers la crise, contre elle. Dans la liberté de sa solitude, sans les miroirs captivants qui tentent de l'en extraire. Dans le déplié des sensibilités explorées par cet état assigné. Au coeur de sa propre incommunicabilité qu'elle surmonte comme elle peut depuis qu'elle est autiste. Elle n'a jamais su comment s'adresser aux autres et elle ne cherche plus à comprendre : depuis qu'il s'est passé cela au for de sa conscience, elle n'a jamais regretté "ce qui ne vient pas" et n'a jamais été plus prête à le recevoir. Ce vide était plein, ce silence, condition nécessaire d'une vraie parole et ce n'était pas jouer avec les paradoxes que de l'affirmer.

Quand elle rencontrait une personne avec la même forte densité existentielle, c'était toujours une divine surprise. Son état lui amenait "des perles" et l'écartait des ineptes. Ce n'était déjà pas si mal.

"Il faut se prêter à tout le monde  et ne se donner qu'à soi-même", Montaigne.

Il faut en venir, pensait-elle, aux faits, à la matière, à ce qui donne consistance à tout récit, à toute description : la consistance des jours, la charge des minutes. Elle avait livré à son portrait les raisons morales, géographiques liées à son époque : là où tout le monde rêvait la centralité parisienne, elle s'était excentrée ; si tout le monde s'accordait à dire qu'il fallait devenir l'animal le plus sociable qui soit, elle pensait le contraire. Mais une solitude si revendiquée soit-elle impose un rapport au temps qui admet l'absence, le silence, le seul dialogue entre une conscience incertaine et inquiète et la satisfaction autarcique d'une pensée qui n'a de compte à rendre à personne. C'était le bon côté de la chose. Ne plaire à personne. Délivrée de cette maladie qui gonfle l'orgueil à l'hélium. Ce n'est pas rien dans une activité où l'on cherche à savoir si le résultat peut atteindre quelqu'un, dans une activité qui résiste au "tout, tout de suite" de l'époque. Heureusement, elle pouvait se permettre cette solitude : son métier d'enseignante la ramenait chaque fois à l'importance de la transmission, de ce qu'il faut pouvoir expliquer d'un livre pour le faire aimer et comprendre. Lire et saisir la quintessence d'un poème de Baudelaire, d'une pièce de Molière, d'un roman de Flaubert : rentrer dans le corps du texte le plus loin possible, s'immiscer dans le derme des écrivains, et par imprégnation de l'un à l'autre, inoculer l'emprise des mots aux esprits en devenir. Solitude ? Elle triche. Des élèves, des étudiants, des auteurs avec lesquels elle a, par-delà leur vie physique, une communion spirituelle, ce n'est déjà plus une solitude "stricto sensu" ; et aurait-elle une vie de famille que le mythe de la solitude en serait définitivement aboli.

Pas de méprise. Reprenons. Elle parle de l'écriture et uniquement d'elle. Pour toutes les catégories de l'existence, il y avait nécessairement des compromis. Elle devait s'occuper de son état terrestre : mettre l'essence dans la voiture, nettoyer son intérieur, exercer ses responsabilités de tous ordres, se faire aimable le plus souvent possible, s'appliquer (autant que faire ce peu) dans la répétition quotidienne des devoirs qui incombent à l'individu ne se dérobant pas devant cette fastidieuse (parfois) discipline d'accomplir les gestes du maintien. Et il y avait un domaine où tout compromis lui semblait compromission : c'était l'art. Après tout, si chaque individu définissait une zone d'absolu, une zone où il plonge dans sa présence irréductible à ce monde, seul, sans les attaches habituelles auxquelles il se frotte tous les jours, avec le risque de soulever l'hostilité, l'incompréhension ou peut-être même l'indifférence, il y aurait, qui sait, davantage de cette densité qui manque si souvent et se mue en ballet nombriliste et insignifiant. Parfois, Reine se heurtait à la bêtise ou à la morgue de quelques homoncules mal intentionnés qui veillaient à ce qu'elle n'ait pas trop de succès dans son entreprise (les places coûtaient chers dans les milieux qui comptent ! Et certains n'hésiteraient pas à se comporter en chef de meute pour se conserver la "place"). Il y avait -et oui (même chez les esprits les plus nobles, chargés de brasser des idées) cette mesquinerie. Mais le travail, pour elle qui avait été longtemps d'une naïveté confondante, consistait à s'en défaire. Un jeune poète lui demanderait-il conseil ? Elle lui répondrait "aime la solitude comme toi-même et tout le reste -et même l'intérêt pour les autres, le vrai intérêt-découlera de cette maxime première ».

Ecrire...pour qui ? Pose la question ! Idéaliste, elle répondit : "Une seule personne suffirait". Ridicule, admit-elle aussitôt. La solitude, c'était un paravent  bien commode pour se tenir droit devant les autres. Car seul ou pas, rien n'efface l'idée que l'on se fait des autres. Mais quoi, fallait-il rentrer dans une arène pour complaire aux hommes en proie aux "longs ennuis", les divertir d'une présence au rabais à faire le clown dans un cirque mortel ? Ces questions revenaient souvent sur le tapis dans la conscience de ce que devait être son travail:1) était-elle capable d'affronter les sceptiques, les envieux et les blasés ? 2) était-ce là son travail ?

L'hésitation encore elle. "Décide-toi ! Tu es de quel bord ? Où te situes-tu ?" La voix la traquait. La voix résumait les êtres sévères et judicieux qui lui avaient authentiquement parlé au cours de sa vie. Elle avait toujours eu l'impression que les propos les plus durs étaient frappés du sceau de la vérité.

L'envie de répondre par une pirouette la démangeait ; elle céda : "Je me suis mise humblement au service des mots".

-"Insuffisant ! " rétorque la voix à juste titre. "Que de courage tu mets à être lâche !"

- Je voudrais simplement faire ce que je crois essentiel à ma survie

- Ta survie ! Tu ne t'occupes que de toi ! Mais enfin, où veux-tu en venir ? Ne crois-tu pas que tu serais plus utile à aider ton prochain dans des associations, par exemple ?

- Je n'aime pas trop aider les gens bénévolement ; je n'aime pas non plus venir en aide à des personnes que je ne connais pas. Je ne suis pas désintéressée ou rarement. Ecrire, c'est le seul moyen que j'ai trouvé pour ne pas me couper complètement des autres.

- Et tu crois que dans ta solitude qui n'est qu'une fuite, tu apportes quelque chose à quiconque ?

- J'y travaille. Certains en me lisant, rencontrent une singularité qui est faite aussi de la leur. Je m'efforce de ne pas écrire pour rien. Mais si je voulais vraiment être honnête, je te dirais que malgré tous les efforts que l'élaboration d'une pensée juste exige, je sais que je n'accomplis pas le travail du forçat, du paysan qui donne à manger par son labeur incertain, du manutentionnaire qui use son dos à porter des charges pour que les produits soient sur les rayons, de l'ouvrière qui travaille à la chaîne pour que notre soif des objets se trouve satisfaite. Je suis au chaud et je n'ai nul maître hors moi-même. Voilà qui répondra à ta récrimination : je suis réfractaire à toute autorité, c'est là que je me situe dans le "monde". Je n'ai jamais pu me plier à la moindre objurgation...

- Alors tu laisses ça à d'autres, c'est ça ? Obéir, courber l'échine, faire faire aux autres ce qui te permet de t'économiser le sale boulot ! Anarchiste de trois sous ! La vérité est que tu n'aimes pas l'humanité !

- Décidément, tu vas fort. Mais tu n'as pas tort d'une certaine façon. Je n'aime pas l'humanité comme espèce, j'aime l'idée humaniste de l'humain, j'aime quelques humains qui me donnent espoir et, à chaque fois que je décèle un trait d'humanité, je pense qu'il faut bien en laisser une trace. L'écriture que tu railles comme "le refuge du lâche qui ne veut pas se mouiller" peut bien être aussi la stratification des consciences, palimpsestes de mots ne se déroulant que par les mots. Tu diras : "verbiage que tout ceci".

-Agis et pense après.

-Il serait simple de te prouver que la pensée est une action et que l'action sans la pensée n'est qu'une agitation. Je ne me contente pas, figure-toi, de rester au coeur d'une solitude qui -du reste me rend mélancolique, songeuse, consciente de la tragédie de toute existence-, je m'engage, je transmets avec ma sueur. Tu croyais trouver l'écrivain planté dans sa tour d'ivoire...eh bien, tu te plantes ! Chaque jour, je suis mise au défi de combler la curiosité d'esprits en devenir. Fais-le, toi ! Mets-toi au milieu de trente-six personnes (si jeunes soient-elles) et passionne-les, une par une ! Je suis l'humble serviteur d'adolescents.

-Pour une fois, je te donne raison. Rien ne m'horripile plus que ces artistes "professionnels", ces fonctionnaires de la littérature qui mystifient leur travail d'écrivain en vocation christique alors qu'ils se contentent de recevoir leurs "à-valoir" et "droits d'auteur", qui ne voient jamais personne d'autre en dehors de leur petit milieu d'esprits suffisants et contents d'eux-mêmes !

  • Nous n'allons former qu'une seule et même voix, alors.

  • Le prodige de la conscience unie... » 

 

 













 

 

 











 

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Commentaires
B
Vous n 'êtes plus seule.
B
Vous n'êtes plus seule
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