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16 avril 2012

Le Mal des origines -II-

 

Le Mal des origines.

Dans le billet de blog du 25/02, j’ai livré mes réflexions au sujet d’un court voyage à Birkenau que je souhaitais comme une première phase vers une tentative d’envoyer les mots vers les régions innommables où le monde, dessaisi du langage, nous rappelle, dans son dépouillement, la présence irréductible d’une primitivité mystérieuse et originellement violente. De ce postulat, j’ai projeté de me rapprocher à travers une série de portraits, de descriptions de paysages, lieux intimes ou lointains, du Mal des origines, de cet indicible pourtant imprégné d’intuitions,  projet qui de loin en loin, se veut comme la tentative de suivre le plus finement possible la pointe fine du burin qui, en creusant la matière, finit par  révéler les aspérités du monde. Un miroir dont les failles ne seraient pas en creux mais en relief.

Le Mal des Origines.

II-Juif.

Pour les autres, je le savais, j’étais ésotérique. Juif. Quand je disais : « je suis juive », j’entourais cette révélation d’une précaution calculée, comme le comédien qui voudrait dans une tirade attirer l’attention sur un mot censé résumer l’ensemble, mot dont l’effet dramaturgique serait le faîte d’une chaîne logique et qui, se déployant sur la suite, en embraserait le contenu. « Juive ». Dans la banlieue parisienne où je suis née, on répétait « juif, t’es juif ? »  L’accord au féminin semblait dans la plupart des bouches, une incongruité. Et il me fallait rectifier sur un ton presque affligé « Oui, oui je suis juive ». Je connaissais l’effet produit par cette reprise en écho : je montrais à l’autre ô combien j’avais intériorisé la déception qui se produisait en lui. Tout ce que j’avais fait ou dit avant trouvait une explication ici-même, tout ce que je ferai ensuite sera analysé à partir de ce mot. Avais-je refusé de donner un bonbon ? Radine, juive. Etais-je la première de la classe de façon persistante ? Ma volonté juive d’écraser le monde.  

A l’instant même où je découvre l’ampleur de cette tare héréditaire, je m’observe comme un film d’horreur, une pellicule où se déroulent les cauchemars de l’humanité, un corps exécré et voué potentiellement aux gémonies. J’exsude ma judéité par tous les pores : mes tresses de petite fille modèle transpirent le juif, mon premier bouton d’acné est juif, ma honte est juive. Volontairement, je me mets à l’écart. J’ai intégré l’idée que je n’étais pas tout à fait digne d’amour. Comprenez, je suis…

 Personne pourtant ne sait quoique ce soit au sujet de la petite communauté juive de cette banlieue de Seine Saint Denis ; nous évoluons, dans le début des années quatre-vingt, (alors que j’ai à peu près dix ans) comme les pestiférés autrefois, en périphérie du monde, cachés, discrets pour déclamer quelques prières en hébreu, langue qui pourrait exciter la méfiance. Des policiers à l’entrée du pavillon qui sert de synagogue, trahissent notre présence. Ils ont l’air de se dire que c’est un boulot comme un autre que de protéger des Juifs. C’est pas marrant quand même. Dans le fond, ça ou faire traverser les gamins à la sortie de l’école, c’est aussi emmerdant. Mais ils sont bizarres ces Juifs avec leur truc sur la tête, et leurs prières. Ils ont l’air de chiffes molles avec leurs pleurnicheries qui sont des prières. Ils ressemblent un peu à des arabes aussi.

 On nous voit nous rassembler le jour du Yom Kippour dans une petite salle prêtée par la municipalité communiste, entourée de marronniers. Les enfants laissés à l’entrée de la synagogue improvisée, jouent dans cette cour à faire des batailles de marrons. J’aime bien Yom Kippour pour le jeu. Le reste, je m’en moque un peu même si je partage encore la crainte superstitieuse de dieu qui peut nous punir à tout instant et qui aura ses raisons de le faire : ne sommes-nous pas voués génétiquement à recevoir ses foudres ? N’est-ce pas là notre immense privilège ? On est un peu habitués, même si on n’est pas des ashkénazes, à l’image du « pauvre juif ». On n’a pas eu de massacrés dans nos familles, pas de déportés, mais souviens-toi…un jour en Espagne, l’autre en Algérie, et encore un autre en France et qui sait, et qui sait…

L’ignorance au sujet du judaïsme et des Juifs est immense ; personne ou presque n’y connaît rien. C’est pourtant la mère de toutes les religions monothéistes. L’ignorance n’a d’égale que la méfiance. Nous sommes peu connus, peu nombreux mais on nous attribue tant de pouvoir ! La seule célébration connue est le Yom Kippour : les Juifs, ce jour, vont demander pardon. Ils jeûnent, rentrent en contrition, ne se lavent pas et prient tout le jour durant. Les hommes puent. Ils s’adressent à dieu avec une haleine de fauve : voilà l’image que l’on renvoie, moitié putois, moitié peuple élu. Ma mère m’habille comme une petite fille modèle, bien que dépouillement et simplicité soient plus indiqués ce jour-là. Une petite fille, ça ne doit pas puer. Une fille, ça se sait se tenir, surtout devant dieu qui ne supporterait pas le laisser-aller d’une fille. Mes parents, au sujet des filles ont des idées bien arrêtées : ce sont des idées de villageois séfarades qui ont grandi non loin d’Oran, à l’écart de toute pensée émancipatrice. Pour moi, ce n’est pas marrant. Qui dois-je le plus haïr ? La fille en moi ou la juive en moi ? Voilà, les dés sont jetés : juive pour les autres, fille pour ma famille, je suis encagée dans une définition et dans un corps.

Je n’aimerais pas, en me rendant à la synagogue, croiser une camarade de classe qui sortirait de l’école : elle irait répandre le secret. Et moi qui ai une sainte horreur de manquer un jour d’école. Et le mot dans le carnet pour justifier mon unique absence de l’année « fête religieuse juive » ! J’aurais préféré « grippe intestinale ». « Fête religieuse juive » c’est un peu comme avouer qu’on vient d’avoir ses règles quand on est une très jeune fille. « Indisposée »…Je découvre l’usage des mots.

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