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30 novembre 2011

Lettres mortes V

A l'artiste jaloux,

Je vous ai rencontré plus d'une fois au cours de ces dernières années ; j'ai flatté votre création que je trouvais inférieure à la mienne, par politesse, par amitié et par espoir imbécile de profiter de votre réseau. Car de là où je suis, de là où je viens, il faut un peu plus que du talent pour attirer un regard "professionnel" ; je songeais qu'un coup de pouce ne serait pas exagéré, qu'à votre âge, il ne vous en coûterait pas énormément. Et j'ai découvert tout autre chose ; votre obstination à ne pas me considérer comme votre égal pouvait aisément se comprendre dans les timides jaillissements d'une inspiration hésitante, mais le trait s'est figé comme un entêtement volontaire et douteux. Il faut dire que rapidement, j'ai mis de l'ordre, j'ai organisé le spontané, j'ai discipliné ma fiévreuse tachyccardie créatrice, j'ai donné un corps au sens, un esprit à la matière. Vous avez pris peur : même vos lunettes à triple foyer ne pouvaient le dissimuler. A mesure que nos rencontres s'espaçaient, je déchiffrais vos silences comme le soulagement d'une menace éloignée. Ouf, vous disiez-vous, l'incisive, celle qui ne laisse jamais une idée en repos, celle qui ne se laisse pas séduire par mes petits tours de passe-passe avec les mots, celle qui finira tôt ou tard par me démasquer et le faire savoir, celle-là ne mérite pas que moi, vieux fonctionnaire de l'écriture, lui cède si facilement un siège sur lequel elle aura plus fière allure ; car la friponne a aiguisé son style, affûté ses idées, et cette petite emmerdeuse aura la morgue de me regarder de bien haut. Qu'elle piétine donc ! Qu'elle s'embourbe ! Jamais je ne lui ouvrirai les portes de son succès qui fatalement sonnera le glas du mien !

Un instant vous refoulez cette méchante humeur : vous vous rappelez que vous incarnez pour beaucoup de provinciaux et de retraités, la culture du gentil, celle qui n'offusque pas à coups d'excès de sexe et de violence, ou de puissance dévastatrice les fondements imaginaires où chacun croit trouver un "confort" stable. Tout le contraire de moi. Je ne fais que poser les "mauvaises" questions, celles qui mettent nos âmes et nos corps en charpie. Et vous le savez. Vous savez aussi que je suis une force en marche sous mes airs de petite sépharade d'un mètre soixante, fort enjouée. Dans mon cheminement désormais solitaire, il n'y a plus de place pour la flatterie diplomatique ; médiocre vous êtes et je ne vous trouve plus aucune excuse. C'est la faute la plus grave à mon sens. Quand je vous rencontre, je ne me donne même plus la peine d'évoquer vos livres. Et je sais que c'est pourtant, dans cette bourgade reculée, le seul jugement à la ronde qui compterait pour vous. Vous n'aurez plus ce plaisir que je vous accordais volontiers. La modestie a masqué votre fatuité, mais le masque est grossier. Vous auriez pu grandir votre talent bien maigre en m'aidant : ce geste éthique aurait eu quelque élégance esthétique, là où les deux vertus sont rarement réunies. Et je vous l'aurais rendu. De ma gratitude. De ma générosité. Peut-être bien l'épître dédicatoire vous fût-il adressé. Et la reconnaissance d'être à tout jamais l'artisan d'un succès mérité. 

Vous me verrez bientôt sans doute, au hasard d'une rencontre ; vous serez bien sympathique encore. Vous évoquerez les couleurs de l'automne, les menus plaisirs qui constituent votre vie, pas grand chose en somme que ces quelques cartes postales que vous servez à tout le monde ; je vous rendrai un sourire, vous me complimenterez (vous avez toujours pensé qu'il fallait adresser des gentillesses sur le physique des femmes) ; vous aurez ces mêmes petites préventions ridicules qui remplacent le fond par la forme. Mais je saurai, vous saurez que je saurai et, fin de la partie. Pour quelqu'un de passionné (puisque c'est ainsi que vous définissiez), vous vous êtes refusé à la passion que je vous servais sur un plateau. Tant pis, il ne faut jamais qu'un artiste attende trop d'un artiste. Le risque, je l'ai compris, serait de nous entre-dévorer.  

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Commentaires
A
Ça reflète exactement ce que j'ai essayé de conclure.le génie trouve son expression qui se satisfait d'elle même, et si nous avons hérité les étiquettes, ceci ne permet ni retranche à cette expression sa valeur fondée sur son propre système. les étiquettes sont simplement la mâche de la fatuité qui veut à tout prix une raison d'être. et encore vous avez raison, l'art, la littérature, la philosophie ou l'intellectuel sont d'un retard absurde ici, la beauté souvent posthume, et les exemples ne manquent pas. C'est aussi le fonctionnement d'une société qui excelle dans l'art des masques.
R
Sans doute, Autor Barney. Mais le génie, me semble-t-il, n'est pas l'apanage de ceux qui accèdent à une reconnaissance en pleine lumière. On fait souvent confiance à l'Histoire pour réparer les déséquilibres propres à une époque, comme si elle était habitée de cette fameuse ruse, dont on connaît mal les ressorts, finalement. Peut-être verra-t-on un jour que notre pays (je ne peux élargir cette réflexion à d'autres nations) maintient en place ceux qui ont déjà un "nom", même s'il finit par constituer le seul mérite dont ils peuvent se prévaloir. Une vieille habitude aristocratique, en somme. Et la chose peut se vérifier dans bien d'autres domaines que la littérature. Il faudrait y songer.
A
Nous pouvons tous l'être un jour, arrogants dans notre médiocrité. Seulement le génie ne fait part qu'à l’œuvre telle quelle, loin des éléments extérieurs, et l'histoire s'occupe du reste.
R
Qu'on ne m'écrive pas pour savoir de qui il s'agit ; la personne existe peut-être ou peut-être pas. Le sujetici concerne le manque d'entre-aide dommageable entre artistes et disons un thème plus universel : la rivalité "instinctive" entre personnes dont la matière première est l'ego.
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